Au-delà de la septantaine, les nouvelles qui parviennent de contemporains font souvent état de maladie, de perte de compétence physique ou cognitive, de décès. Ainsi lors des échanges au moment des Fêtes. Lettre d’un confrère américain : « Pas de grands voyages cette année. On a diagnostiqué chez Tom une leucémie myéloïde aiguë (LMA). Comme il est trop âgé pour envisager une greffe de moelle, des semaines de chimio. Il est en rémission mais, au plan des chiffres, la LMA raccourcit l’espérance de vie ». Tom lui-même : « Au reste, cette maladie m’a ouvert des possibilités nouvelles. J’ai mis sur informatique 2400 dias d’enseignement, j’ai aussi bien avancé dans l’écriture de l’histoire de ma vie. Dans les interventions que je fais encore devant des étudiants, j’utilise ma nouvelle expertise quant aux préoccupations de fin de vie ».
J’ai perdu il y a trois mois un très bon ami, depuis notre jeunesse. Après un arrêt cardiaque dont il réchappe il y a quatre ans,il a développé une myélofibrose qui tourne en leucémie. Il a toujours gardé un vrai tonus, une bonne voix au téléphone. Alors qu’un épuisement multisystémique annonçait la fin (pour un médecin, lui ne l’était pas), de l’hôpital il a envoyé sa famille à leur semaine de montagne automnale habituelle et est mort quelques heures plus tard. Famille très unie. De nos conversations (avant et après), il me paraît que le malade comme ses proches n’ont guère parlé de la séparation – si ce n’est en formulant l’espoir de faire encore un bout de chemin ensemble. En ce moment, les proches tiennent le coup. Plus lointain : mort vers 1980 d’un parent emporté par la maladie de Charcot (SLA). « A la française » (pourrait-on dire, en toute courtoisie), chape de silence vis-à-vis du malade jusqu’à la fin, ce qui nous a perturbés ma femme et moi – mais nous étions loin et incertains quant à notre légitimité à tenter de convaincre l’entourage qu’il faudrait qu’il sache, entre autres pour prendre congé de son épouse et d’enfants ados. Après le décès, on trouve des notes indiquant qu’il avait conscience du pronostic et de l’« omerta ».
Je crois au caractère très souhaitable de prendre congé et de créer toutes conditions qui le permettent dans la sérénité et des circonstances adéquates (autant que faisable). Chance de renouer des dialogues interrompus, faire un bilan, susciter une réconciliation. Je ne suis pas membre d’Exit et encore moins intervenant Exit, et il ne s’agit en rien ici d’en faire la promotion, mais je note que des témoignages lus et entendus font penser que de tels échanges peuvent dans ce cas être induits par le fait qu’un délai ultime est fixé.
J’ai beaucoup participé à des débats traitant de secret médical. Par exemple : que faire dans la situation du jeune chef d’entreprise et père de famille, porteur d’un cancer de mauvais pronostic et qui ne veut pas qu’on inquiète ses proches. C’est son droit strict, le médecin / l’équipe ne saurait « mieux savoir ». Reste que la question se pose des conversations qu’on peut souhaiter avec lui. On aurait envie que, à la catastrophe humaine, ne s’ajoute pas une catastrophe matérielle (qui sera aussi familiale) si des délais, des incertitudes ou l’inaction faisaient que l’entreprise disparaisse dans les pires conditions (réflexion utilitariste, mais n’est-elle pas pertinente ?). Mais le message alors est qu‘il est condamné… Même difficulté si, pour amoindrir le choc d’une séparation « sans qu’on se soit parlé », on parle explicitement de prendre congé. Difficile. Les situations vécues montrent à mon sens que, dans ces questions comme toujours (ou presque toujours) en médecine, il n’y a pas une seule bonne manière de faire. Aux soignants d’évaluer en partenariat avec les patients, et leurs proches chaque fois que c’est possible, les voies qu’on peut suivre.