Le tabagisme n’est pas qu’un fléau : c’est aussi la principale cause évitable de mortalité prématurée. Tout est connu de ce dossier majeur de santé publique. C’est un large éventail qui va de la réalité (toxicité massive inhérente à cette addiction) jusqu’aux schizophrénies étatiques qui voient cette même addiction dénoncée par les ministres de la Santé mais adoubées par leurs collègues des finances. Où sont les marges de manœuvre, quels sont les leviers de l’antitabagisme, qui peut les mettre en œuvre ?
L’une des actions principales a consisté, ces dernières décennies, à interdire dans les pays développés les incitations publicitaires à la consommation de tabac. Du moins s’agissait-il des incitations directes associant les marques à des valorisations de leur objet. On sait qu’il est des incitations plus pernicieuses à entrer dans le monde de l’esclavage du tabac. C’est ce que vient de rappeler l’OMS qui entend, pour sa part, inciter au combat contre le cinéma.1
L’OMS demande ainsi à l’ensemble des gouvernements de la planète d’appliquer une « classification aux films dans lesquels on consomme du tabac ». Objectif : « empêcher les enfants et les adolescents de commencer à fumer des cigarettes ou à consommer d’autres formes de tabac ». Cette initiative se fonde sur la publication de la troisième édition d’un rapport réalisé sur ce thème.2
« Alors que la publicité pour le tabac est de plus en plus strictement réglementée, le cinéma est l’un des derniers canaux par lesquels des millions d’adolescents sont exposés sans restriction à des images de consommation de tabac », déclare le Dr Douglas Bettcher, directeur du département « OMS Prévention des maladies non transmissibles ». « La consommation de tabac dans les films peut constituer une forme efficace de promotion des produits du tabac, explique-t-il. Or, le droit international impose d’interdire la publicité en faveur du tabac, la promotion et le parrainage. »
Des millions d’adolescents sont exposés sans restriction à des images de consommation de tabac
Les Centers for Disease Control and Prevention américains estiment qu’en 2014, la seule vision de la consommation de tabac dans les films aurait incité plus de six millions d’enfants de ce pays à devenir fumeurs. Ils précisent qu’en 2014, la consommation de tabac apparaissait dans 44 % de l’ensemble des films produits à Hollywood, et dans 36 % des films destinés à la jeunesse. Entre 2002 et 2014, de telles images figuraient dans près des deux tiers des plus gros succès du cinéma. Toujours en 2014, le Surgeon General des Etats-Unis a déclaré que la classification « pour adultes » des films comportant des scènes de tabagisme permettrait de réduire de près d’un cinquième les taux de tabagisme des jeunes.
Et l’OMS d’insister : de nombreux films produits ailleurs qu’aux Etats-Unis comportent aussi des scènes de tabagisme. Des enquêtes ont montré que de telles images apparaissent dans les plus gros succès du box-office de six pays européens (Allemagne, Islande, Italie, Pays-Bas, Pologne et Royaume-Uni) et de deux pays d’Amérique latine (Argentine et Mexique).
Qui oserait critiquer cette initiative onusienne ? On ne peut pourtant manquer de la rapprocher de cette demande de Tartuffe. Tartuffe qui réclamait qu’on lui cache certaines poitrines féminines puisqu’il lui était interdit de les contempler. S’interroger sur le lien fait non pas entre la vision et l’imitation mais bien sur l’efficacité d’une mesure qui consiste, finalement, à parier sur le seul fait de cacher.
Et puisqu’on parle de l’OMS et des dégâts du tabac comment ne pas rappeler la position de l’institution onusienne vis-à-vis de la cigarette électronique ? Elle date de 2014 et ne laisse que peu de place à cette nouvelle méthode de sevrage de la consommation de tabac.3 L’OMS estime en substance que les données scientifiques sont actuellement insuffisantes pour pouvoir dire si les cigarettes électroniques « aident ou non les fumeurs à arrêter de fumer ». Par conséquent, elle recommande « d’inciter tout d’abord les fumeurs à renoncer au tabac et à se libérer de la dépendance nicotinique en ayant recours à une panoplie de traitements déjà ap-prouvés ». Des traitements dont les limites de l’efficacité sont aujourd’hui parfaitement établies.
Pour l’OMS, les « données existantes » établissent que l’aérosol produit par les cigarettes électroniques n’est pas simplement de la « vapeur d’eau » comme le prétendent souvent les stratégies de marketing de ces produits. « Même si elles sont probablement moins toxiques que les cigarettes classiques, les cigarettes électroniques présentent un danger pour les adolescents et pour les fœtus dont la mère utilise ces produits, souligne l’institution onusienne. Par ailleurs les cigarettes électroniques accroissent l’exposition des non-fumeurs et des tiers à la nicotine et à plusieurs substances toxiques. »
L’OMS envisage-t-elle de demander aux gouvernements du monde entier d’interdire aux mineurs les films montrant des adultes s’adonnant au vapotage pour faire une croix sur le tabac ?
L’action publique peut, dans le domaine de la sécurité, confiner à l’absurdité. Un exemple vient d’en être donné en France, pays actuellement en état d’urgence. Le secrétaire général adjoint du Syndicat national des personnels de direction de l’Education nationale vient de demander au gouvernement d’autoriser la cigarette à l’intérieur des lycées. Et ce pour prévenir les risques d’attentat. « En tant que responsable de la sécurité des élèves, un certain nombre de proviseurs a été saisi d’effroi en voyant les attroupements de fumeurs à la sortie des établissements » a-t-il ainsi expliqué au Monde.
On savait que la consommation de tabac était proscrite au sein des établissements scolaires français. Mais Le Monde nous apprend que les lycées tolèrent que les élèves fumeurs – majeurs comme mineurs – sortent durant les pauses pour fumer leur cigarette. Il nous apprend aussi que depuis les attentats de novembre et « afin d’assurer la sécurité de ces élèves » de nombreux proviseurs ont choisi de les autoriser à fumer dans l’enceinte de l’établissement. Il fallait, pour le syndicat, s’assurer de manière rétroactive de la légalité de cette décision, prise dans des circonstances exceptionnelles. Aussi avait-il demandé que soit « officiellement levée » l’interdiction de fumer à l’intérieur des établissements. Or ce syndicat s’est heurté à la rigueur de la Direction générale de la santé qui a refusé. Motif : « l’état d’urgence ne modifie en rien les textes sur l’interdiction de fumer ».
Pour les syndicalistes, c’était là une « réponse stupéfiante » ; d’autant plus stupéfiante qu’elle était associée à une menace d’amende si la loi n’était pas respectée ». Et les responsables de ce syndicat d’en appeler au Premier ministre. Manuel Valls devra ainsi répondre à cette question de mathématiques : « entre rester dans la rue et être la cible potentielle d’un terroriste, ou fumer une cigarette, quel est le risque le plus élevé ? » On pourrait aussi, à cette occasion, rappeler au Premier ministre (comme aux syndicalistes de l’Education nationale ainsi qu’aux puissants buralistes) que la loi française dispose que la vente de tabac est interdite aux moins de 18 ans. Une loi que nul n’est censé ignorer. Une loi que l’exécutif est chargé de faire appliquer et respecter.
Où l’on voit, une nouvelle fois, que l’absurdité a ses charmes. Et qu’elle atteint parfois au sublime.