Est-ce un vide d’un nouveau genre, le manque d’on ne sait quoi qui badigeonne la vie d’une torpeur visqueuse ? En tout cas, dans les existences de nombreux contemporains, l’ennui joue un rôle majeur. Sur ses causes, notre ignorance est vaste. La médecine ne l’a pas considéré comme l’une de ses catégories, le DSM l’ignore. Peut-être parce que se pencher sur l’ennui ennuie. Même les scientifiques semblent se méfier de lui. Comme si quelque chose de sa force de stagnation pouvait contaminer le sujet qui le prend comme objet.
Ce qu’est l’ennui n’est d’ailleurs pas clair. Ni dépression ni apathie, il traduit un état mental déplaisant, un manque de stimulation, une absence de volonté. Rien de précis, donc. Signe, cependant, que cette terra incognita des sentiments commence à attirer des explorateurs, deux réunions de spécialistes de l’ennui ont eu lieu l’année passée, rapporte un article de la revue Nature.1 En voici quelques échos.
En médecine, l’ennui, s’il n’est pas une entité nosologique, se rencontre au détour de nombreuses pathologies. Dans les suites de traumatisme cérébral, par exemple. Mais aussi, très fréquemment, associé aux troubles alimentaires compulsifs. Ou encore à la conduite rapide et dangereuse de véhicules. De même, les enquêtes montrent que les adolescents qui déclarent s’ennuyer souvent fument et boivent davantage, consomment plus de drogues et réussissent moins bien leurs études que les autres. Comme si l’ennui traduisait une forme de déficience de l’autocontrôle.
Il existe par ailleurs une corrélation entre l’ennui et les comportements de recherche obsessionnelle de sensations, même si ces comportements sont désagréables ou risqués. Dans une expérience où des participants devaient rester assis dans une chambre sans rien faire, certains préféraient s’auto-administrer des chocs électriques « plutôt que de rester seuls avec leurs pensées ».
Rien, par ailleurs, n’est plus dommageable à l’enseignement que l’ennui. Au cours d’une étude menée avec un logiciel d’enseignement, des chercheurs ont programmé le système pour qu’il insulte les élèves qui posent de mauvaises questions et flatte exagérément ceux qui en posent de bonnes. Résultat : un apprentissage plus efficace et des étudiants qui acceptent de passer plus de temps à étudier qu’avec un logiciel classique.
Mais il y a plus étonnant. Ce monde paradoxal et irrationnel de l’ennui individuel semble avoir une exacte contrepartie au sein des groupes. Le phénomène de l’ennui, aux yeux de certains penseurs, se trouve au coeur de l’histoire. Il serait la clé de l’immense interrogation qui résume deux siècles de progrès et d’utopies occidentales : pourquoi, à mesure que croissent le confort, la technologie, la culture, croît aussi le danger du pire, voire le besoin d’inhumanité ? Réponse : parce que, semble-t-il, l’ennui nous est insupportable.
L’époque moderne, écrit Peter Sloterdijk,2 est une métaphore du Palais de Cristal, ce bâtiment de verre onstruit à Londres en 1850 pour faire coexister, dans une atmosphère climatisée (on venait d’inventer le chauffage à vapeur) les cultures et techniques du monde entier (ou plutôt, à l’époque, de l’ensemble des colonies anglaises). Il était le prototype d’une structure confortable, où ni les intempéries ni le monde réel ne pouvaient venir troubler la fête marchande et la fierté coloniale. Mais, au-delà du système technique, Sloterdijk y voit un dispositif symbolique qui héberge une vision commune et engendre « un éternel printemps du consensus». Qui permet même de faire miroiter une forme de « paix éternelle », pour employer le mot critique de Dostoïevski à son encontre. Cette paix repose sur une dangereuse anesthésie des instincts, bien sûr. Lorsqu’on se contente de donner une solution architecturale, climatique et technique aux relations humaines, ce qui arrive, c’est l’ennui. Et l’ennui est capable de tout.
Georges Steiner va plus loin encore.3 Pour lui, le mot typique et prophétique de l’époque qu’a ouvert le Palais de Cristal, c’est celui de Théophile Gautier : « Plutôt la barbarie que l’ennui ! » Du train-train d’une société à ses pires tendances inhumaines, un peu de laisser-aller aurait suffi. S’y ajoute une volonté de salut.
Steiner décrit la manière qu’a eu l’ennui de s’installer en Occident comme une « léthargie fébrile », une « nausée molle ». Cela, en gros à ce moment de civilisation avancée, où Baudelaire emploie le mot de « spleen », qui évoque « une attente sans objet » en même temps qu’une « lassitude cotonneuse ». Y flotte, chez les élites, un esprit trouble et suicidaire. Le spleen s’introduit dans la culture du 19e siècle, dans l’après-Révolution, l’après-Waterloo. Autrement dit à une époque où plus rien de grand ne semble à accomplir. Le monde est pacifié, calmé, contrôlé. Porté par le dynamisme économique et les progrès techniques s’organise un ordre bourgeois. En même temps, certes, émerge une ébauche de libération, qui prend les habits culturels du romantisme. Tentant de sauver quelques utopies, le romantisme valorise l’exotisme, la nature, l’amour fou. Mais sa lumière reste aux marges. A la fin du 19e siècle, résume Steiner, ce qui domine la société, c’est un « enchevêtrement d’exaspérations », une « sédimentation de désoeuvrements ». Le monde s’ennuie. Et cet ennui généralisé se montre incapable de lutter contre les tendances à l’instabilité et à l’éclatement. Les vieux démons ressortent, plus puissants que jamais. En 1930, Freud, inquiet, écrit « Malaise dans la civilisation » : les rapports humains sont gouvernés non par la raison, ni par la philosophie, mais par la soif de s’imposer à tout prix, y compris par la guerre et l’horreur.
Et notre époque, où en est-elle de son rapport à l’ennui ? Sans doute, le Palais de Cristal a pris la forme d’un centre commercial. Malgré les mondes virtuels, les smartphones pour tous, les réseaux sociaux, l’ennui occupe plus que jamais les cerveaux. Progressant sous la surface lisse du consumérisme, porté par la croissance des tâches standardisées et répétitives, il organise un futur d’acquiescement. On pense aux mots de Steiner sur l’arrivée du nazisme dans l’Allemagne du début de 20e siècle : « Minés par l’ennui…, une partie importante de l’intelligentsia européenne et nombre d’institutions de culture telles que les lettres, les arts, l’université, firent à l’inhumain un accueil non dépourvu de chaleur ».
L’écoeurement du présent semble nous mener à la même bienveillance. Bercés par un populisme qui flatte la vie dans la serre, nous avons désappris les méthodes pour penser le réel. Nous avons peur. Nous sommes prêts à soumettre nos vies libres à la plus grossière des promesses autoritaires.
Le but n’est pas de survivre à tout prix, dans le meilleur confort possible, avec comme utopie le progrès technique : cela mène au suicide. Car nous ne maîtrisons pas les forces qui sortent de l’humain qui s’ennuie. Le but est de continuer à faire de l’existence et des sociétés des aventures de l’esprit et de la diversité, des expérimentations qui ne laissent pas le confort et le train-train recouvrir le sens. Nous avons besoin de destins. Pas de parodies de bonheur, pas de mensonges, car tout cela sécrète l’enfermement existentiel, le poison de l’ennui. Il n’y aura pas de futur en dehors d’une continuelle confrontation avec le réel. Tout, même l’angoisse, même le tragique, même le désespoir, vaut mieux que l’ennui.