Cet article aborde la médecine comme un éthos, c’est-à-dire un ensemble d’habitudes, de dispositions à agir, de façons de juger de ce qui est bon, juste, valable ou véridique.1 On peut penser l’éthos au niveau de l’individu, c’est son acception classique, mais il a aussi été envisagé comme caractéristique d’un peuple, d’une culture, d’une profession. L’éthos est habitude : il ne procède pas d’une réflexion, d’une délibération, il est bien plutôt le résultat, chez l’individu, d’un processus, une éducation, l’appropriation d’une « façon de faire », le développement d’une « manière d’être ». Il apparaît ainsi comme le résultat d’une histoire, une trajectoire individuelle marquée par le collectif, une « socialisation ». De même, au niveau du groupe, l’éthos n’est pas le résultat d’une concertation délibérée, d’un décret du monarque ou d’une loi de l’assemblée. Il se constitue plutôt dans l’histoire même du groupe. Le groupe se fait groupe en élaborant son éthos, ce que ses membres partagent et ce en quoi ils diffèrent des non-membres. Considérer la médecine comme un éthos, c’est alors chercher, dans son histoire, les racines de forces qui la structurent aujourd’hui encore.
Il ne s’agit pas de dénoncer ou de célébrer ici les vertus ou les vices de l’éthos médical, mais d’en discuter trois aspects : a) le pragmatisme ; b) la rationalité scientifique et c) l’incarnation individuelle de la clinique dans la personne du médecin. Ces trois aspects de l’éthos médical nous sont apparus comme significatifs sur la base d’expériences diverses : comme enseignants ou superviseurs auprès d’étudiants en médecine et de collègues, au contact de la littérature médicale (notamment portant sur les médecins eux-mêmes), dans le matériel issu d’une étude en cours auprès de cliniciens expérimentés. Selon nous, l’éthos médical joue un rôle majeur tant dans l’adoption de la médecine par les médecins (lorsqu’ils choisissent les études de médecine et en construisant leur identité professionnelle) que dans l’adoption des médecins par la médecine (lorsqu’elle transmet ses valeurs aux médecins) et il illustre ainsi la façon dont l’histoire reste agissante au présent.
Dans une seconde partie, nous pointerons trois développements récents de la médecine contemporaine que nous identifions comme autant de points potentiels d’achoppement.
On fait volontiers remonter la naissance de la médecine moderne à l’avènement du modèle anatomo-clinique développé par l’« Ecole de Paris » au tournant du XIXe siècle. Michel Foucault2 en a parlé comme d’une révolution épistémologique, mais on peut aussi l’envisager comme une réforme en profondeur de l’éthos prévalant jusqu’alors. Pour notre propos, il suffit de s’intéresser à la façon dont la nouvelle médecine parle de l’ancienne, parce que c’est précisément dans cet effort de démarcation que se révèle l’éthos en cours d’élaboration. A Paris, la nouvelle médecine se veut silencieuse et non plus bavarde : « Toute théorie se tait ou s’évanouit toujours au lit du malade ».3 Le clinicien dissèque, observe en silence, et la vérité de la clinique doit parler d’elle-même. Elle est à l’opposé des « théories », du bavardage stérile de la médecine galénique, qu’illustre le médecin de Molière obsédé par ses « systèmes » : « Hippocrate ne s’est attaché qu’à l’observation et a méprisé tous les systèmes. Ce n’est qu’en marchant sur ses traces que la médecine peut être perfectionnée. »4 Le système, c’est une cosmologie, une métaphysique articulant microcosme et macrocosme. Le nouveau clinicien n’est pas métaphysicien : il agit pour obtenir des faits (en ouvrant « quelques cadavres », comme disait Bichat), et bientôt il voudra des faits pour agir, car cette nouvelle médecine vise à dépasser la pratique « expectante » pour intervenir, brutalement s’il le faut, sur le cours de la maladie.
Cette orientation fortement pragmatique nous semble caractériser aujourd’hui encore la médecine et les médecins. Choisir des études de médecine, c’est choisir d’apprendre pour agir, plutôt que pour acquérir une intelligence, une culture, une capacité à théoriser. En témoignent l’avidité des étudiants pour une formation « pratique » et leur légère impatience envers les principes dont les applications ne sont pas immédiatement perceptibles. Le médecin, lorsqu’il intervient dans un colloque, se présente volontiers comme un « modeste praticien », peu à l’aise avec les « grands mots », une posture d’ambiguïté envers les disciplines plus théoriques, entre modestie embarrassée et ironie méprisante. Ce qui de la recherche est resté proprement médical est aussi marqué par le pragmatisme. L’épidémiologie clinique à l’origine de la médecine factuelle (evidence-based medicine) répond surtout à des questions pratiques : aspirine ou anticoagulant ? Statine ou exercice ? Colonoscopie ou recherche de sang occulte ? De fait, la médecine factuelle est née d’une méfiance envers la théorie, notamment physiopathologique. On peut aussi retrouver ce pragmatisme dans l’accent mis sur la possibilité de résumer une étude dans les 200 mots d’un abstract, qui devraient suffire à indiquer ce qu’il faut retenir, le take home message.
Voilà donc, selon nous, un premier aspect de l’éthos médical : un pragmatisme orienté vers l’action, suspicieux des beaux parleurs.
Alors que la nouvelle médecine se dote du modèle épistémologique de l’anatomo-clinique, bientôt complété par la physiopathologie de Claude Bernard, elle se constitue aussi en profession.5 Qui a droit au titre de médecin ? Les chirurgiens sont-ils médecins ? Qu’est-ce qui distingue les médecins de leurs concurrents, les surveillants, les infirmiers, tous les autres praticiens des arts du soin ? C’est sur la rationalité scientifique que la médecine va fonder sa légitimité et gagner le statut de profession, au sens anglo-saxon du terme : un corps de métier caractérisé par un statut et un revenu élevés, le droit de réguler les pratiques de ses membres et l’accès à la profession elle-même, et surtout une position de monopole. La médecine va déployer des efforts considérables pour contrôler l’accès au marché du soin, notamment au nom de la santé publique. L’argument principal est bien que les pratiques non scientifiques sont inutiles sinon dangereuses. Dans cette perspective, si les rebouteux, guérisseurs et charlatans obtiennent parfois quelques succès, c’est par chance, sur la base d’une expérience accumulée au hasard (ce que la médecine du XIXe siècle appelait dédaigneusement « l’empirisme ») ou enfin en abusant de l’inclination du malade à se convaincre d’une guérison nécessairement illusoire. La médecine, pour sa part, célèbre l’art clinique, le coup d’œil et la sagesse de l’expérience, mais toujours à la condition de les subordonner à la vérité de la science. C’est à cette alliance avec la science et la raison que la médecine moderne attribue les triomphes de ses deux petits siècles d’existence.
Cet aspect de l’éthos médical se révèle aujourd’hui dans l’usage que fait la médecine de l’effet placebo, qu’il s’agit toujours de soustraire de l’effet total pour isoler l’effet propre du médicament. Ce qui s’efface dans l’opération de soustraction, c’est un résidu que la médecine partage encore malgré elle avec les pratiques illusoires dont elle a voulu se distinguer. Ce que le médecin, justement, ne veut pas être, c’est l’illusionniste qui séduit la foule : c’est en surpassant le placebo qu’il devient médecin. Bien sûr, certains médecins revendiquent les séductions du placebo, ainsi qu’une pratique moins fidèle aux raisons de la science, mais ce sont des francs-tireurs, en marge de l’orthodoxie médicale. Au cœur de l’éthos médical, on trouve un attachement profond à la raison, accompagné d’une méfiance à la limite du dégoût pour les charmes douteux de la suggestion.
Au cours d’un entretien de recherche, un chirurgien enthousiaste raconte qu’en Allemagne ses collègues utilisent un appareil échographique portatif. Il évoque aussi sa fierté d’avoir été formé dans une tradition « clinique ». La contradiction éventuelle entre l’art clinique et la technique échographique disparaît dès lors que le chirurgien fait lui-même l’échographie. S’il envoie le patient en radiologie, c’est un examen complémentaire, « paraclinique ». S’il le fait lui-même, c’est du même registre que l’auscultation cardiaque, « clinique ». Il passe certes par un instrument, mais il le manipule lui-même, et son usage nécessite une expertise. La clinique apparaît alors comme ce que le clinicien fait lui-même. Parler avec le malade, l’inspecter, le palper, le percuter, l’ausculter et pourquoi pas l’échographier. Le bon clinicien ne fait appel au laboratoire ou au consultant que pour confirmer une hypothèse qu’il aura pu formuler seul. De cette importance d’une clinique incarnée dans la personne même du clinicien témoigne la persistance, malgré les progrès techniques, du stéthoscope, du marteau, et de la blouse blanche, ainsi que l’agitation inquiète et heureuse que ces objets progressivement internalisés suscitent chez les étudiants. La personnalisation de la clinique renvoie aussi à la responsabilité individuelle du clinicien envers son patient. Ainsi que le dit un second chirurgien interrogé : « je ne laisserai pas quelqu’un d’autre s’occuper d’un patient que j’ai opéré […] être un bon clinicien implique d’être présent et personnellement responsable de ses patients. » La clinique s’incarne dans la personne du médecin et se déploie à partir de là comme un engagement personnel.
La médecine moderne apparaît ainsi comme a) pragmatique, impatiente d’agir, peu préoccupée des grandes questions théoriques ; b) ancrée dans une rationalité scientifique qu’elle considère comme la garante de l’honnêteté de sa démarche et qui la protège de la tentation de l’escroquerie suggestive et c) incarnée dans ceux qui la pratiquent, à savoir les cliniciens portant blouse blanche, stéthoscope et marteau (et bientôt échographe). Trois évolutions récentes, internes à la médecine, nous apparaissent comme autant de points d’achoppement.
Le corps humain que décrit la biologie contemporaine est d’une complexité vertigineuse. Du cadavre de la salle de dissection, l’anatomopathologiste pouvait rendre raison. Claude Bernard appliquait des courants de diverses amplitudes aux muscles de ses grenouilles, mesurait la réponse et en déduisait une loi des corps qui restait simple et cohérente avec les principes généraux de la physique. Par l’anatomie et la physiologie, la médecine accédait à une maîtrise intellectuelle du corps humain. Les choses semblent infiniment plus complexes aujourd’hui. Pour tenter de simuler le cerveau, il faut un ordinateur surpuissant programmé par des mathématiciens dont aucun médecin n’est capable de suivre le raisonnement. Les approches écosystémiques et fractales qui dominent en biologie contemporaine ne sont pas moins complexes et rappellent d’ailleurs les « systèmes » du Moyen Age, la cosmologie d’un microcosme et d’un macrocosme en relation intime. Le problème est d’agir face à tant de complexité, d’orienter une action dans une situation radicalement imprévisible. Bien entendu, les médecins espèrent toujours de la science, aussi incompréhensible soit-elle, des solutions diagnostiques et thérapeutiques qu’ils pourront appliquer, après les avoir évaluées sur un plan pratique. Mais, même dans ce modeste domaine évaluatif, les stratégies statistiques de l’épidémiologie clinique se sont complexifiées à la mesure de la puissance des ordinateurs, et leur sont désormais tout aussi impénétrables. Comme le déplorait Alvan Feinstein, une des figures majeures de la recherche clinique au XXe siècle, « il semblerait que la médecine clinique ait perdu tout contenu intellectuel propre ».6 Ainsi soumis à l’intelligence d’autrui qui leur impose ses « recommandations » aux origines obscures, les cliniciens semblent avoir perdu l’intelligence pratique qui leur était propre et faisait leur fierté pragmatique.
L’ancrage de la médecine dans la rationalité scientifique est mis en difficulté par les discours prônant la décision partagée et le travail en réseau, qui impliquent de faire une place à autre chose que la seule raison médicale. On peut douter que la médecine puisse, sans perdre son âme, accorder aux opinions de collègues moins « scientifiques » et aux « représentations » du patient une légitimité égale à la sienne. Les étudiants en médecine envisagent ainsi la communication avec le patient surtout comme une pédagogie. Le paternalisme, c’est fini, disent-ils : il faut bien expliquer les choses au patient et si on les explique bien, il est assez inconcevable que le patient n’accepte pas de se ranger aux arguments du médecin. De tels cas relèvent d’une altérité radicale, irrationnelle : ce sont les « croyances » de qui vient de loin, ou la « perte de discernement » du malade mental. Mais le patient d’ici, raisonnable, il est difficile d’admettre qu’il pourrait ne pas reconnaître la supériorité ontologique du discours de la science sur celui des croyances.
Les nouveaux dispositifs de soins répondent à la complexité croissante des situations prises en charge, notamment l’importance des maladies chroniques. Ils impliquent de multiples intervenants, médecins et non-médecins. On en appelle à « l’interprofessionnalité », alors que l’autorité exclusive des médecins sur certains secteurs de leur pratique est contestée au nom de l’efficacité. Emerge enfin l’idée d’un patient responsable de son équipe de soins, qu’il gère lui-même grâce aux compétences qui lui sont désormais reconnues. Tout ceci paraît difficilement compatible avec la figure du clinicien autosuffisant et individuellement responsable.
Nous avons esquissé ici le médecin tel qu’il émerge quand il a adopté la médecine et que la médecine l’a adopté en retour : un acteur pragmatique, adossé à une rationalité scientifique, autosuffisant et personnellement engagé, qui incarne ainsi l’éthos médical. Mais la médecine, en pleine transformation, change peut-être au point de devenir méconnaissable. On peut envisager sa situation actuelle comme une crise identitaire, qui expliquerait la préoccupation récente des écoles de médecine pour l’identité professionnelle de leurs étudiants, et peut-être également le désamour pour la médecine que décrivent certains médecins. Expliciter ces points de tension ne suffit évidemment pas à les résoudre, mais il y a sans doute quelque intérêt, pour les médecins, à prendre la mesure des transformations en cours.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.