Le monde compte actuellement environ 28 millions de survivants du cancer. En Suisse, près de 67 % des patients oncologiques survivent plus de cinq ans. Environ 15 % des patients atteints de cancer vont développer des maladies neurologiques qui peuvent diminuer la qualité et leur espérance de vie. Les complications neurologiques peuvent survenir à n’importe quel moment du cours de leur maladie. Certaines complications neurologiques peuvent se produire avant même le diagnostic du cancer, comme par exemple les syndromes paranéoplasiques (cf. article de Zekeridou et coll. dans ce numéro), alors que d’autres, comme les troubles cognitifs suite aux traitements oncologiques, peuvent se développer des mois ou des années plus tard. Avec le développement de nouvelles modalités thérapeutiques oncologiques et l’augmentation des lignes de traitement proposées aux patients atteints de cancer, les complications neurologiques sont en augmentation constante. Il est donc primordial que le neurologue soit capable de reconnaître les complications de manière précoce et de distinguer les symptômes liés au cancer directement (comme par exemple une invasion métastatique) de ceux associés aux traitements oncologiques ou d’autres maladies neurologiques. En effet, un traitement précoce permet souvent de diminuer les symptômes et d’éviter des déficits neurologiques permanents. Cet article se focalisera sur les complications neurologiques induites par les agents cytotoxiques.
La majorité des agents anticancéreux, cytotoxiques et biologiques, utilisés contre le cancer peuvent affecter aussi bien le système nerveux central que périphérique. Le système nerveux périphérique (via les neuropathies périphériques) est plus couramment atteint par les agents de chimiothérapie que le système nerveux central. Les polyneuropathies sont une source fréquente de déficits neurologiques et de douleurs qui diminuent la qualité de vie et limitent l’utilisation des traitements anticancéreux.1 Un tiers des patients avec des neuropathies périphériques décrivent les symptômes neuropathiques comme l’effet secondaire lié à leur cancer le plus handicapant dans la vie de tous les jours.2 Les polyneuropathies liées aux chimiothérapies sont typiquement dépendantes de la dose et du type de chimiothérapie. Les agents de chimiothérapie les plus couramment impliqués sont les taxanes (paclitaxel, docétaxel), les vinca-alcaloïdes (vincristine), les dérivés de platine (cisplatine et carboplatine), les inhibiteurs des protéasomes (bortézomib) et certains antiangiogéniques (thalidomide) (tableau 1). Les symptômes de polyneuropathie peuvent persister longtemps après l’arrêt du médicament incriminé. Par exemple, une étude de patients souffrant de cancers colorectaux, traités par oxaliplatine, a montré la persistance de symptômes de polyneuropathies onze ans après le traitement.3 Ces symptômes peuvent être aggravés par d’autres facteurs tels que l’âge, d’autres comorbidités comme le diabète, la consommation d’alcool, la dose et le nombre de cycles de chimiothérapie.
Les signes et symptômes vont dépendre du type de fibres nerveuses affectées. Les ganglions de la racine dorsale, qui accueillent les corps des neurones sensoriels, n’ont pas de barrière hémato-encéphalique et sont donc plus exposés aux chimiothérapies alors que les motoneurones sont localisés dans la moelle épinière, ils sont donc plus protégés.4 Les neuropathies sensorielles peuvent impliquer les fibres larges seulement (dérivés du platine par exemple) ou les fibres larges et petites (par exemple : taxanes). Les symptômes fréquents incluent des paresthésies douloureuses symétriques dans les mains et les pieds, des allodynies, une perte des réflexes profonds et une diminution de la proprioception avec perte du sens vibratoire (typique pour la perte des fibres larges).
Par exemple, les polyneuropathies induites par la cisplatine sont caractérisées par le développement subaigu d’engourdissement et de sensations anormales des extrémités et parfois de douleurs qui vont commencer aux extrémités et s’étendre de manière proximale. Le signe clinique le plus précoce est une diminution du sens vibratoire dans les doigts de pied et une perte du réflexe achilléen.5 Une polyneuropathie distale sensorimotrice avec des paresthésies initiales, suivies de faiblesse motrice, est assez typique pour la vincristine.6 La suramine peut induire une polyneuropathie aiguë et sévère ressemblant un syndrome de Guillain-Barré.7 Le bortézomib bloque l’activité du réticulum endoplasmique et des mitochondries des cellules de Schwann et peut induire une neuropathie douloureuse en affectant les fibres sensorielles de petit calibre.8 La thalidomide réduit la circulation sanguine aux nerfs et peut induire une dégénérescence wallérienne.9 Les neuropathies autonomes, où les patients présentent des inconforts abdominaux, de la constipation et, plus rarement, des hypotensions orthostatiques et syncopes, se voient typiquement avec les vinca-alcaloïdes.10
Les neuropathies focales liées à la vincristine ou aux dérivés de platine sont rares et concernent principalement les nerfs crâniens et seulement rarement les nerfs périphériques. Elles peuvent se montrer sous forme de dysfonction du nerf oculomoteur (avec ptose ou diplopie), faiblesse faciale ou paralysie des cordes vocales. La cisplatine peut induire un signe de Lhermitte (décharge électrique lors de flexion de la nuque, indiquant une démyélinisation transitoire des colonnes postérieures.11 La cisplatine peut également être ototoxique (avec des pertes d’audition dose-dépendantes dans les hautes fréquences) et provoquer des troubles de l’équilibre.12
De plus, certains cancers, tels que les cancers pulmonaires à petites cellules, myélome multiple, thymome et macroglobulinémie de Waldenström, sont eux-mêmes associés à un risque accru de développer des neuropathies.13
L’évaluation clinique et la relation temporelle avec un agent connu pour induire des polyneuropathies sont en général suffisantes pour poser le diagnostic. L’électroneuromyographie (ENMG) reste le standard pour mesurer l’atteinte d’une polyneuropathie chimio-induite et va typiquement montrer une réduction de l’amplitude du potentiel d’action des nerfs sensitifs et un ralentissement de la vitesse de conduction, et peut aussi renseigner sur l’étendue de perte axonale. Cependant, ces changements peuvent être tardifs et ne se révéler que bien après l’apparition de lésions extensives. La sévérité des dysfonctions des conductions nerveuses peut cependant prédire une récupération clinique subséquente et indiquer la présence d’une pathophysiologie démyélinisante ou axonale.
Récemment, certains polymorphismes génétiques ont été identifiés, qui permettent de prédire la neurotoxicité à certaines chimiothérapies, notamment pour la thalidomide, le paclitaxel, la vincristine, l’oxaliplatine et le bortézomib.14–16
De nombreux essais ont évalué des mesures prophylactiques contre le développement des polyneuropathies, y compris le gluthation, l’association de calcium et de magnésium, la vitamine E et l’acétyl-L-carnitine, cependant sans qu’aucun de ces agents ne démontre une efficacité significative.17–19 L’élément-clé reste la détection précoce et la diminution de dose dès le développement de polyneuropathie ≥ grade 2. L’avantage d’une réduction de dose doit bien sûr être estimé par rapport au bénéfice attendu de la poursuite du traitement sur le plan oncologique.
Un traitement de duloxétine a démontré une diminution des douleurs neuropathiques, cependant, avec le développement de sécheresse buccale, constipation et vertiges.20,21 Les patients qui ne répondent pas peuvent être traités par des antiépileptiques (gabapentine) et des antidépresseurs (tricycliques), cependant, sans grande évidence scientifique d’efficacité.
Bien que le système nerveux central soit protégé par la barrière hémato-encéphalique (BHE) et présente un taux de division cellulaire très faible, il est néanmoins à risque de développer des toxicités suite à l’administration de chimiothérapies. Le risque élevé de nausées et vomissements est notamment expliqué par l’absence de cette BHE au niveau de l’area postrema.22
Au niveau cérébral, la toxicité va dépendre non seulement de la dose, de la méthode d’administration et d’une irradiation antérieure ou concomitante, mais aussi de l’âge du patient et de comorbidités (telles que dysfonctions rénales ou hépatiques).23 La toxicité peut résulter de dégâts directs au tissu cérébral par des lésions induites aux vaisseaux sanguins, à la matière blanche ou par l’intermédiaire de métabolites qui induisent une encéphalopathie ou des crises épileptiques. Alternativement, des lésions cérébrales peuvent aussi résulter de lésions secondaires, par exemple par une myélosuppression prédisposant au développement de méningites ou d’infections opportunistes, des coagulopathies associées aux hormonothérapies induisant des AVC et des hypertensions malignes résultant de nouveaux agents ciblés tels que les inhibiteurs des tyrosines kinases ou des anticorps monoclonaux induisant un syndrome de PRES (Posterior reversible encephalopathy syndrome). Les agents chimiothérapeutiques vont créer un nombre limité de tableaux cliniques plus ou moins spécifiques. Le tableau 2 décrit les syndromes cliniques et signes de neurotoxicité les plus courants.
L’encéphalopathie aiguë est une manifestation fréquente, observée avec de nombreux agents, tels que le méthotrexate, la cisplatine, la vincristine l’asparaginase, la procarbazine, le 5-fluoro-uracile, la cytarabine, le tamoxifène, l’étoposide, l’ifosfamide et d’autres. Les patients présentent généralement des insomnies, suivies d’un état confusionnel. Des crises épileptiques ou des myoclonies peuvent survenir. L’ifosfamide peut induire des leucoencéphalopathies aiguës qui peuvent provoquer le coma, voire la mort.24 Le bleu de méthylène peut potentiellement corriger une encéphalopathie induite par l’ifosfamide.25 Le diagnostic différentiel inclut des causes métaboliques, telles que excès d’hydratation prétraitement, insuffisance rénale, hypomagnésémie, hypocalcémie, et le syndrome de sécrétion inappropriée d’hormone antidiurétique.
L’encéphalopathie chronique est caractérisée par une « démence sous-corticale » de sévérité variable qui se développe progressivement sur des mois. Elle est en général le résultat d’une combinaison de radiothérapie et de chimiothérapie. Les patients sont apathiques et présentent un déclin cognitif, un syndrome frontal, un trouble du sommeil, une incontinence et des troubles de la marche.
Un syndrome cérébelleux caractérisé par une ataxie à la marche isolée jusqu’à un syndrome pancérébelleux a été décrit chez des patients traités par 5-fluoro-uracile, capécitabine et cytarabine à haute dose.26,27
Beaucoup de survivants de cancer se plaignent de difficultés de concentration, sans que des lésions soient directement visualisables au niveau du cerveau.28 Ils se plaignent de troubles de la mémoire à court terme, de la concentration et d’être incapables de reprendre certaines activités intellectuelles qu’ils étaient capables de faire avant le diagnostic et la chimiothérapie. Les médias anglais ont appelé ceci le chemobrain. La description initiale a été faite chez des patientes souffrant de cancer du sein.29 La plupart des études ont décrit des troubles de la mémoire minimes mais significatifs, un ralentissement des fonctions de processing et des fonctions exécutives par rapport aux contrôles. Le niveau de détérioration ne semble pas corréler avec les niveaux d’angoisse, de dépression, de fatigue ou de ménopause. Il y a par contre une corrélation avec l’intensité de la chimiothérapie. Un quotient intellectuel bas, le niveau d’éducation, un âge plus avancé sont également des facteurs favorisants. La plupart du temps, ces symptômes sont limités dans le temps et s’atténuent à la fin du traitement. Ces déficits peuvent cependant persister plus de vingt ans après le traitement, surtout pour le méthotrexate, le cyclophosphamide ou le fluoro-uracile.30 Ces troubles ont pu être liés avec des modifications structurelles au niveau des fibres de la substance blanche sur l’IRM31 et une diminution de l’activation cérébrale.32–34 Ces effets pourraient être liés à une diminution de la neurogenèse au niveau de l’hippocampe.35
La vulnérabilité du système nerveux est souvent dépendante de prédispositions individuelles et des conditions prémorbides, telles que la présence de diabète par exemple. L’identification de ces facteurs peut permettre de discerner les patients les plus à risque de développer des complications neurologiques des traitements oncologiques. Une prise en charge adéquate de ces conditions peut permettre de réduire le risque individuel et d’augmenter les chances d’une compliance maximale au traitement chimiothérapeutique, et ainsi d’améliorer la probabilité de réponse aux traitements oncologiques et la qualité de vie des patients.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Une neuropathie sensorielle pure est la polyneuropathie la plus fréquente induite par les agents de chimiothérapie. Les neuropathies motrices, autonomes ou crâniennes sont beaucoup plus rares
▪ Pour minimiser le risque de développement de polyneuropathies, il est important d’identifier et d’optimiser le traitement d’autres facteurs favorisants potentiels (tels que le diabète par exemple)
▪ Chez un patient souffrant de cancer, il est important d’effectuer une évaluation complète pour déterminer l’étiologie la plus probable d’un syndrome neurologique