Sil y a un reproche qu’on ne peut pas faire à la Migros, c’est celui de se désintéresser d’un quelconque secteur de consommation. Elle comble les moindres besoins de la population suisse. Après la vente de produits alimentaires et d’articles de toutes sortes, y compris d’alcool (via Denner), après le bricolage, la banque et les stations-service, après l’enseignement (Ecole-club), les golfs (Golfparc) et les parcs de loisirs, après surtout les Fitness et les Welness Parcs Migros, voici la médecine proprement dite. Peu de pays au monde, sinon aucun, ne connaît un pareil phénomène commercial : une entreprise à l’activité parfaitement panoramique, s’occupant du matin au soir, et même la nuit, et même dans leurs têtes, de l’existence des citoyens. En toute modestie, Migros appelle l’ensemble de ses produits et prestations « l’univers Migros ». Seulement voilà : à cet univers, il manquait jusqu’à récemment le plus important, le marché qui ne cesse de croître et d’étendre ses possibilités : la médecine-santé. Lacune désormais comblée. C’est même une galaxie déjà en expansion qui vient d’apparaître, donnant une nouvelle courbure à l’espace-temps Migros.
Investir le marché médical, et vite : voilà donc la nouvelle priorité de la Migros. Depuis des années, elle développait ses centres Medbase, spécialisés en médecine du sport. En septembre 2015, elle a racheté à Swica la majorité des parts des centres Santémed. D’un coup, grâce à sa puissance financière, elle a donné naissance au plus grand réseau suisse de médecine de premier recours : 35 centres employant plus de 870 collaborateurs dont 217 médecins. Et ce n’est qu’un début. Un développement en Suisse romande (jusque-là complètement absente des projets des décideurs zurichois) est à l’ordre du jour. Avec de gros moyens. Sous-entendu : on va voir ce qu’on va voir.
Petites questions, cependant : la santé est-elle un marché comme un autre ? Peut-elle se gérer comme le reste du bonheur consommateur, avec les mêmes règles, la même démarche, les mêmes points Cumulus ? La Migros semble penser que oui.
Ce qui nous est présenté comme programme s’avère d’une grande pauvreté. Prenez le communiqué de presse : « Objectif (de la fusion Medbase-Santémed) : apporter une contribution efficace et responsable à la prévention et aux soins de premier recours en Suisse ». Difficile de percevoir là le plus léger souffle philosophique. Ou encore, un peu plus loin, ce magnifique lieu commun à l’arrière-pensée commerciale : la collaboration entre les Fitness Parcs Migros et Medbase permettra de « favoriser une complémentarité entre les interventions et soins médicaux proprement dits et les mesures préventives telles que le fitness ou le bien-être ».
Seulement, il y a du risque, de la résistance, de l’imprévu dans la médecine de premier recours. Cette médecine n’est pas que du bien-être sur papier glacé, c’est aussi la souffrance sans remède, les maladies chroniques, les gens qui n’obéissent pas aux conseils et ceux dont l’état se dégrade. Tout cela suppose de dégager une anthropologie et une conception large du soin. La Migros va-t-elle s’en donner les moyens, au risque de mettre en vibration le reste de ses activités ?
Parce que, oui, des conflits d’intérêts attendent en embuscade. Par exemple : le patron de la Migros vient de se prononcer dans les médias pour la libéralisation totale des horaires de travail. Mais le travail de nuit est mauvais pour la santé (et le bien-être). Ou encore : Migros vend de la nourriture. Toute la nourriture : la meilleure et la pire pour la santé. Et fait de la publicité pour tout cela, y compris dans son propre magazine. Est-ce admissible ? Va-t-elle harmoniser son marketing et ses messages de prévention ? Ou continuer à vendre du tabac et de l’alcool dans ses magasins Denner, des pesticides dans ses Do-it, ou à faire des rabais pour les gros emballages de Nutella et à assommer la population de publicités pour les grillades ? Pas facile de promouvoir sans critique le rêve commercial et d’agir en véritable vecteur de prévention et de bien-être.
Soyons clairs : dans l’ADN (pour employer une métaphore biologique dont elles raffolent) des organisations qui sont en train d’envahir le domaine des soins ambulatoires - que ce soit la Migros ou ses concurrents – ne se trouve ni philosophie ni éthique à la hauteur des questions posées par la médecine. C’est donc aux médecins de leur imposer cela. Encore faut-il qu’ils le puissent, donc qu’ils participent activement à l’organisation des soins. Que ce soit eux, et non les managers, qui décident des manières de soigner, selon le savoir médical et l’éthique professionnelle. Ce qui est en jeu, c’est la liberté thérapeutique en ce qu’elle garantit la possibilité que les patients soient considérés comme des personnes et non comme des consommateurs sans autonomie, définis par leurs seules données.
Les données : voilà l’autre grande interrogation. Depuis de nombreuses années, la Migros a compris à quel point elles représentent la matière première de la richesse future. Avec son programme Cumulus, elle en capte sur tout le monde et avec tous les prétextes. Ses systèmes de stockage et d’algorithmes doivent déjà être au sommet de ce qui se fait en Suisse, permettant une gestion de l’offre et un marketing d’une rare efficacité.
Que fait la Migros des données qu’elle possède déjà ? A lire ses documents, par exemple sur le programme Cumulus, on ne trouve rien sur ce sujet. Mais une chose est certaine : il est temps de poser des questions. D’exiger d’en savoir plus sur le croisement des données, le type de data mining pratiqué et avec quels buts. Il faut s’assurer que le firewall qui sépare les données issues de l’activité de Medbase du reste de l’univers Migros soit d’une étanchéité parfaite. Mais cela ne suffit pas. On le voit bien avec les assureurs-maladie : nul ne contrôle à la fin ce qui se passe au sein d’une entreprise, qui peut toujours argumenter en disant qu’elle ne veut pas développer deux systèmes indépendants, que ce serait trop cher, et que les collaborateurs ont forcément besoin, pour leur travail, d’accéder à l’ensemble. La loi suisse est d’une désarmante faiblesse à ce propos. Bref, voilà la Migros qui entre dans le monde des Big Data. Non pas, pour le moment à un niveau mondial, comme les Google ou Facebook. Mais à l’échelle de la Suisse, avec la possibilité d’obtenir une transparence panoptique des citoyens-consommateurs. Avec, à la clé, des produits « individualisés » et un marketing à l’efficacité décuplée.
Migros cultive l’illusion – ou veut faire croire – qu’il est possible de devenir un acteur total, ayant créé un « univers » de consommation portant jusqu’au plus intime des humains, et cela sur la seule foi en son image (excellente, au demeurant), en se passant de projet, de théorie, d’affirmation de valeurs.
Mais son entrée en médecine l’oblige à sortir de cette ambiguïté. La médecine pose d’autres questions que celle du bien-être et produit d’autres types d’effets que ceux prévus par un univers de consommation, fut-elle bonne et saine. La médecine est aussi une contre-culture, dont le but n’est pas de normaliser, mais de prendre soin. Elle est une pratique d’attention envers ceux qui souffrent, qu’ils soient sportifs en quête de bien-être ou anormaux, tordus, rebelles, indisciplinés. La médecine renverse la logique du commerce. Ce sont les besoins des patients qui doivent déterminer leur prise en charge, non leurs moyens ou leurs capacités. Les patients ne sont pas des cibles de consommation à influencer. Ce sont des sujets à respecter et à aider.