Les autorités sanitaires américaines viennent d’annoncer le premier cas diagnostiqué aux Etats-Unis d’une patiente atteinte d’une infection qui « résiste à tous les antibiotiques connus ». Cette observation est publiée dans l’Antimicrobial Agents and Chemotherapy.1 La malade est une femme de 49 ans souffrant d’une infection urinaire provoquée par une souche mutante de la bactérie Escherichia coli résistante à tous les antibiotiques, y compris celui considéré comme la dernière ligne de défense. Cette souche mutante sème l’inquiétude outre-Atlantique ; l’affaire y est reprise par de très nombreux médias, dont The New York Times.2 « Nous risquons de vivre dans un monde postantibiotique. C’est la fin des antibiotiques si l’on n’agit pas en urgence » a déclaré le Dr Thomas R. Frieden, directeur des Centres américains de contrôle et de prévention des maladies (CDC). Cette souche mutante est présentée par les CDC comme l’une des plus grandes menaces de santé publique. Cette super-bactérie avait été identifiée récemment en Chine et en Europe chez des humains et des animaux ; c’est la première fois qu’elle est trouvée sur le sol américain.
Déjà à la fin de 2015, en Chine puis peu après au Royaume-Uni, il s’agissait de la première découverte de l’émergence de souches bactériennes devenues résistantes à la classe antibiotique des polymyxines (colistine, polymyxine B) – plus précisément un plasmide porteur d’un gène de résistance aux polymyxines, baptisé mcr-1. La découverte concernait alors un grand nombre d’entérobactéries retrouvées chez des cochons et dans des viandes de porc ainsi que chez des patients admis dans deux hôpitaux du sud de la République populaire de Chine.
45 % des prescriptions ont été réalisées sans que le caractère bactérien de l’infection ne soit avéré par un examen cytobactériologique
Les autorités sanitaires, relayées par les médias, expliquèrent que le fait que ce gène de résistance se trouve sur un plasmide (et non plus à partir de mutations chromosomiques) suggérait fortement qu’il pourrait se répandre géographiquement à travers un grand nombre de souches et d’espèces bactériennes. Les chercheurs chinois se disaient aussi inquiets de la forte prévalence de la résistance dans leur échantillonnage – résistance retrouvée chez Escherichia coli mais aussi chez Klebsiella pneumoniae.
Pour leur part, les spécialistes du Vieux Continent se disaient extrêmement inquiets. Ainsi, le Pr Gunnar Kahlmeter, de la Société européenne de microbiologie et des maladies infectieuses (ESCMID), estimait qu’il s’agissait d’une « très mauvaise nouvelle ». « Nous avons abusé de l’usage des antibiotiques depuis leur découverte et avons continué à les gaspiller pour des raisons économiques dans des secteurs où ils n’avaient rien à faire, expliquait-il. Nous avons cherché à savoir si l’utilisation de 600 tonnes d’antibiotiques par an pour traiter les élevages de porc n’était pas dangereuse au lieu de simplement considérer que ce n’était pas la peine de prendre un tel risque. Avec ce nouveau gène mcr-1 de résistance à la colistine et à la polymyxine, il est désormais clair que l’usage fréquent de la colistine dans l’agriculture en Chine et en Asie du Sud-Est est à l’origine de cette catastrophe. »
La résistance aux antibiotiques menace comme jamais ? Un dossier français éclaire les difficultés rencontrées dans l’usage qui peut être fait de ces médicaments. Il concerne la famille des nitrofuranes et la nitrofurantoïne. Chez la femme adulte, la Furadantine est officiellement indiquée « dans le traitement de certaines infections urinaires dues à des germes sensibles lorsqu’aucun autre antibiotique plus adapté à prendre par voie orale ne peut être utilisé ». La Furadantine « peut également être utilisée chez la petite fille et chez l’adolescente dans le traitement de certaines infections urinaires (infections au niveau de la vessie) dues à des germes sensibles lorsqu’aucun autre antibiotique plus adapté à prendre par voie orale ne peut être utilisé ».
L’Agence nationale du médicament et des produits de santé (ANSM) vient d’apporter une série de données chiffrées éclairant le sujet. Entre 2012 et 2015, elle a mis en évidence un taux de 60 % de mésusage de cet antibactérien urinaire nitrofurantoïne. « Nous avions déjà eu des signalements en 2012, mais c’est la première fois que nous mesurons l’ampleur du mésusage », explique la Dr Caroline Semaille, directrice des médicaments anti-infectieux, en hépato-gastroentérologie et dermatologie et des maladies métaboliques rares.
Menée à partir des données de l’échantillon généraliste des bénéficiaires de l’assurance-maladie (soit sur 7660 patients), cette étude révèle que 15 % des prescriptions ont été faites chez… des hommes. Poursuivons : 45 % des prescriptions ont été réalisées sans que le caractère bactérien de l’infection ne soit avéré par un examen cytobactériologique des urines (ECBU) et 8 % des initiations ont été délivrées pour une durée de traitement supérieure à la limite de sept jours fixée par l’autorisation de mise sur le marché (AMM).
Il importe ici de rappeler que la Furadantine est associée à des effets indésirables graves, telles des fibroses pulmonaires, des pneumopathies interstitielles, des hépatites cytolytiques, des hépatites cholestatiques, des hépatites chroniques et des cirrhoses, dont certaines peuvent conduire à des décès. « Nous avons déjà enregistré trois décès, explique la Dr Semaille. Mais ce chiffre est probablement sous-évalué. » En 2014, il s’est vendu en France 18 millions de cachets de 50 mg. « Les Anglais sont plus gros consommateurs que nous, poursuit Caroline Semaille. Mais nous ne savons pas s’ils ont le même problème de mésusage que nous. Nous allons entamer des discussions au niveau européen sur les problèmes de mésusage de la nitrofurantoïne. »
En attendant l’ouverture des négociations, l’ANSM vient de lancer un nouveau bulletin d’alerte.3 C’est le quatrième sur le même thème. En 2005, une enquête nationale officielle de pharmacovigilance avait révélé une utilisation non conforme à l’AMM et un risque d’effets pulmonaires et hépatiques grave. Cette enquête a été actualisée en 2014, montrant la persistance d’un mésusage de cette spécialité.
Compte tenu du profil de risques, les indications de l’AMM avaient été restreintes en mars 2012. En 2014, l’ANSM écrivait toutefois : « La prescription de ces spécialités peut néanmoins être envisagée en traitement probabiliste, si l’état de la patiente nécessite d’instaurer un traitement en urgence et / ou d’après ses antécédents (en cas de cystites récidivantes dues à des bactéries multirésistantes). »
C’est ainsi : l’ANSM tire régulièrement la sonnette d’alarme sur le mésusage sans parvenir à infléchir les mauvaises habitudes médicales. Tous sont concernés. « Les mauvaises prescriptions ont été faites par tous les types de prescripteurs : médecins généralistes, spécialistes en maladies infectieuses, urologues, en ville comme à l’hôpital », précise Caroline Semaille. Jeter le bébé avec ce qui reste de l’eau de son bain ? « Cet antibiotique reste majeur, en France, rappelle le Dr Dominique Martin, directeur de l’ANSM. On a très peu de nouveaux antibiotiques dans les pipelines et l’infection urinaire est une des pathologies les plus fréquentes pour laquelle on a le plus de résistances. »