En Suisse, le nombre de personnes dépendantes à l’alcool est estimé à 250 0001 et celui des personnes dépendantes à des drogues illégales à 30 000.2 Ces estimations dépassent largement le chiffre de 50 000 individus bénéficiant d’un traitement pour un problème de dépendance.3 Elles démontrent qu’une majorité des personnes dépendantes à l’alcool et/ou à d’autres substances n’accèdent pas à des soins.
Les consommations peuvent conduire certains individus à mobiliser d’importantes ressources parmi les médecins de premier recours, aux urgences somatiques et dans les services psychiatriques, sans qu’un suivi adapté à leurs besoins ne puisse être mis en place. A titre d’exemple, parmi les patients ayant consulté plus de douze fois les urgences du CHUV au cours de l’année 2009, 35 % avaient un diagnostic d’abus ou de dépendance à l’alcool et près de 22 % consommaient des drogues.4
En raison d’une dégradation de leur situation médico-psychosociale ou des risques potentiels pour autrui, certains de ces consommateurs sont placés contre leur gré en hôpital psychiatrique. Les séjours se prolongent souvent plus que nécessaire, car passé la phase aiguë, la faible adhérence thérapeutique, la poursuite des consommations, les troubles du comportement, le double diagnostic ou la situation sociale précaire du patient compliquent l’élaboration et la mise en œuvre d’un projet thérapeutique et limitent l’accès aux structures d’hébergement.5 En outre, ces situations impliquent de nombreux professionnels tels que soignants, travailleurs sociaux et autorités judiciaires et requièrent une importante coordination du réseau.
Afin de répondre à ces problèmes et de favoriser l’engagement dans les soins des patients consommateurs difficilement accessibles ou en refus de traitement, un projet de case management, dénommé « Suivi intensif dans le milieu pour les problèmes d’addiction » (SIMA), a été mis en place à Lausanne par le Service de psychiatrie communautaire en collaboration avec la Santé publique et les Services d’alcoologie et de psychiatrie générale, au printemps 2014. L’équipe multidisciplinaire, constituée d’un psychiatre, d’un infirmier et d’un intervenant socio-éducatif, est rattachée au « Suivi intensif dans le milieu » (SIM) pour les troubles psychiques sévères et fonctionne selon le même modèle que celui-ci.6
Professionnels et proches peuvent faire appel au SIMA. L’intervention est construite sur la base de deux modèles ayant démontré leur efficacité s’agissant d’engager dans les soins les personnes avec des troubles psychiques sévères et en situation sociale précaire : le critical time intervention (CTI)7 et l’assertive community treatment (ACT).8 Le CTI cherche à renforcer les liens entre le patient et son réseau et à lui offrir un soutien psychologique et pratique durant les périodes de crise ou de transition. L’ACT vise à favoriser l’engagement dans les soins par une équipe multidisciplinaire mobile. La majorité des interventions se font dans la communauté, là où le patient accepte de rencontrer les soignants. Le nombre de situations par intervenant est limité à quinze, afin d’assurer une grande disponibilité pour le patient et son réseau psychosocial, et d’offrir un soutien intensif si nécessaire. L’intervention ne se limite pas à un suivi médical. Elle vise à répondre plus largement aux attentes et besoins du patient. Les horaires sont flexibles mais, contrairement au modèle ACT, le SIMA s’appuie sur les urgences psychiatriques durant les nuits et les jours fériés. En outre, la collaboration des partenaires du réseau est encouragée dès le début de l’intervention, afin de favoriser l’adhésion et la transmission ultérieure aux soins classiques. Ces adaptations du modèle ACT ont pour but d’assurer la continuité du suivi durant les périodes critiques tout en permettant au SIMA de répondre rapidement aux nouvelles demandes.
Les expériences internationales similaires étant rares9 et l’efficacité de ce type d’intervention restant à démontrer pour les problèmes d’addiction,10 le projet fait l’objet d’une évaluation scientifique. Cet article présente le profil des individus suivis par le SIMA au cours de la première année du projet. Deux vignettes cliniques illustrent les modalités de l’intervention.
Des données cliniques, sociales et légales ont été systématiquement récoltées pour chacun des patients inclus durant la première année du projet, au début de la prise en charge, puis après six et douze mois, à l’aide de questionnaires remplis par les intervenants. Le protocole de recherche a été approuvé par la Commission cantonale (VD) d’éthique de la recherche sur l’être humain.
Sur les 42 demandes adressées au SIMA entre le 1er avril 2014 et le 30 avril 2015, l’équipe est intervenue dans 31 situations. Quinze ont été réorientées vers des services spécialisés, soit parce qu’un réseau à même de répondre aux besoins de la personne existait déjà, soit parce que le patient n’était pas réfractaire au suivi. Pour les situations dans lesquelles le SIMA est intervenu, les principaux demandeurs étaient : l’hôpital psychiatrique (23 %), les services psychiatriques ambulatoires (23 %), le service d’alcoologie ambulatoire (16 %), l’unité hospitalière d’alcoologie (10 %), les proches (6 %) et l’Office des curatelles et tutelles (6 %). Dans 42 % des cas, l’objectif principal du suivi était la réduction des risques socio-sanitaires, 39 % des demandes visaient à améliorer l’adhésion au suivi et 13 % avaient pour but de mettre en place un réseau.
Les caractéristiques sociodémographiques des patients et leur profil clinique au début de l’intervention sont détaillés dans le tableau 1.
Les scores de l’Health of the Nation Outcomes Scales (HoNOS),11 qui évaluent la sévérité des problèmes selon quatre axes (comportements, handicaps, symptômes et aspects sociaux) et ceux du Crisis Triage Rating Scale (CTRS),12 qui s’intéressent à la dangerosité et à la capacité du patient à coopérer ainsi qu’au soutien de son réseau, sont présentés dans la figure 1.
Au début de l’intervention, le score moyen de l’échelle d’évaluation globale du fonctionnement social du patient (EGF)13 était de 28,16 (écart type = 11,02). L’état du réseau au début des prises en charge était évalué comme adéquat et disponible dans 9,7 % des situations, épuisé, dépassé, inactif, instable ou inadéquat dans 64,5 % des cas et inexistant dans 25,8 % des suivis.
Les graves consommations des personnes suivies par le SIMA sont accompagnées par une importante désinsertion sociale qui rend tout suivi médico-social adéquat difficile. Les souffrances de l’individu et le sens qu’il donne à la situation sont souvent mal compris par les professionnels. L’aide prodiguée ne parvient que tardivement, parfois sous la contrainte, au moment où la personne a renoncé à tout espoir.14 Le but de l’intervention SIMA est de briser ce cercle vicieux en répondant d’abord aux besoins essentiels aux yeux du patient, généralement différents de ceux identifiés par les soignants, afin d’obtenir, dans un second temps, l’adhésion à un suivi optimal. Le processus d’intervention se déroule en cinq étapes : 1) identifier une demande ; 2) agir immédiatement selon l’agenda du patient ; 3) développer l’alliance et la motivation au traitement ; 4) élaborer un plan thérapeutique et 5) transmettre au réseau de soins habituel.
Monsieur T. est profondément déprimé, avec des idées suicidaires et une consommation importante d’alcool. Il est sans domicile fixe, vient de perdre son emploi et a rompu les liens avec ses enfants et sa femme. M. T. est adressé au SIMA par le Service d’alcoologie, car il ne se rend pas aux consultations et refuse une évaluation psychiatrique. La première rencontre entre M. T. et l’intervenant SIMA est organisée chez l’assistante sociale où le patient se rend pour toucher son revenu d’insertion. M. T. refuse d’aborder ses problèmes psychiques et d’addiction. Il désespère toutefois de ne pouvoir accueillir ses enfants faute de domicile et culpabilise de ne pas avoir les moyens de leur verser une pension alimentaire. Patient et intervenant SIMA s’accordent pour tenter de résoudre ensemble ces deux problèmes. Le SIMA accompagne M. T. dans des démarches pour retrouver un logement et obtenir le versement de la pension alimentaire par le service social, malgré les rendez-vous manqués et les périodes d’alcoolisation. Au cours de ce processus, un lien de confiance se crée. M. T. reconnaît la nécessité de réduire ses consommations d’alcool pour résoudre ses problèmes sociaux. Le sentiment de reprendre progressivement le contrôle sur sa vie est source d’espoir pour M. T. Il ne ressent plus le besoin de s’alcooliser pour supporter ses tourments. Il se sent finalement digne de renouer avec sa famille. Après neuf mois de suivi, la situation paraît suffisamment stable pour que le médecin généraliste et l’assistante sociale de la ville poursuivent seuls le suivi.
Monsieur R. est en placement à des fins d’assistance (PLAFA) à l’hôpital psychiatrique depuis plusieurs années en raison d’une grave dépendance à l’alcool, d’un trouble de la personnalité et d’une intelligence limite. Plusieurs tentatives de placement dans un établissement psychosocial ont échoué. M. R. continue à s’alcooliser massivement durant l’hospitalisation et doit être adressé régulièrement aux urgences pour des traumatismes consécutifs à des chutes ou pour des crises d’épilepsie. M. R. désire ardemment quitter l’hôpital et nie toute difficulté. Son curateur et la Justice de Paix s’opposent à une levée de la mesure de contrainte. Lors d’une réunion de réseau, le patient, son curateur et l’équipe hospitalière font le constat de l’échec des mesures institutionnelles et proposent une alternative sous la forme d’un suivi de type SIMA. Malgré les risques encourus et après discussion avec le médecin du SIMA, la Justice de Paix accepte de lever le PLAFA au profit d’un suivi intensif volontaire à domicile. M. R. quitte aussitôt l’hôpital. Il séjourne d’abord de manière illégale dans un logement vacant et s’alcoolise massivement. Cette situation précaire renforce le lien avec l’infirmier et le médecin SIMA qui voient M. R. quotidiennement. Une nouvelle hospitalisation est évitée. Après un mois, M. R. emménage enfin dans son propre appartement. Désireux de montrer ses capacités à vivre de manière autonome, M. R. diminue nettement sa consommation d’alcool. Les visites à domicile régulières confirment que M. R. est en mesure de gérer son quotidien. Les entretiens médico-infirmiers valident ses efforts et permettent de discuter ses difficultés. M. R. renoue avec sa famille. Il trouve seul un médecin généraliste qui accepte de reprendre le suivi et une pharmacie où aller chercher son traitement.
Les résultats préliminaires de nos travaux démontrent que le SIMA atteint la population souhaitée : les patients suivis sont des consommateurs de substances en situation de grande précarité. Malgré un long parcours dans les soins, le suivi est souvent chaotique en raison de l’accumulation de problèmes physiques, psychiques, sociaux et juridiques. Le réseau n’est pas ou plus en mesure de répondre aux besoins du patient dans la grande majorité des situations.
Le cas de M. T. démontre qu’une approche focalisée sur les attentes du patient plutôt que sur ses consommations favorise la création d’un lien de confiance en répondant à des besoins immédiats. Une évaluation fine des ressources et limitations de la personne est rendue possible par l’accompagnement dans les démarches concrètes. Ces observations peuvent être utilisées au moment d’aborder les questions diagnostiques, leurs conséquences et l’élaboration du projet de soins. Comme l’illustre la situation de M. R., le travail collaboratif des intervenants SIMA avec les différents membres du réseau permet de sortir de certaines impasses et d’envisager de nouvelles pistes thérapeutiques. Répondre aux demandes du patient peut parfois représenter un risque pour ce dernier. Néanmoins, le travail proactif et intensif permet de mettre en place un cadre de soins qui limite les mises en danger tout en permettant au patient de démontrer de nouvelles compétences. Le travail de coordination auprès du réseau et la collaboration de celui-ci sont indispensables pour que les différents intervenants soient parties prenantes dans le projet et s’engagent pour le succès de celui-ci.
Pour fonctionner, le SIMA doit impérativement pouvoir s’appuyer sur les autres membres du réseau. Il ne représente donc pas une alternative aux soins de premier recours et aux services spécialisés en addictologie, mais accompagne certains consommateurs en situation d’impasse dans leur parcours de soins. Compte tenu de l’importante mobilité de la population visée, les interventions SIMA pourraient être étendues à d’autres régions lorsque l’évaluation de la phase pilote sera complétée.
Ces premières expériences montrent que vouloir à tout prix protéger et réduire les prises de substances de certains consommateurs peut aboutir à des impasses thérapeutiques. Certaines personnes souffrant d’addiction sévère peuvent bénéficier d’un accompagnement dans la communauté qui, malgré le fait que celui-ci leur fasse courir un certain risque, peut aussi leur permettre de reprendre le contrôle de leur vie et favoriser leur engagement dans les soins.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Certains grands consommateurs de substances présentent d’importantes comorbidités psychiatriques et surutilisent les soins d’urgence sans adhérer à un suivi médico-social adapté à leurs besoins
▪ Une intervention de suivi intensif dans le milieu favorise l’engagement et l’adhésion aux soins ambulatoires de personnes vulnérables et présentant de graves problèmes d’addiction
▪ Suivre l’agenda du patient et intervenir sur les domaines psychosociaux qui le préoccupent permet parfois d’influencer rapidement et favorablement les habitudes de consommation
▪ Une équipe de suivi intensif dans le milieu ne remplace pas les services spécialisés en addictologie, mais permet à certains patients d’y accéder ou d’y poursuivre leur suivi