Le Centre international de la recherche sur le cancer (CIRC / IARC) vient de publier des chiffres qui ne pourront pas ne pas troubler. Selon cette institution, émanation de l’OMS, l’augmentation, ces vingt dernières années dans les pays développés, de l’incidence des cancers de la thyroïde est, pour l’essentiel, la conséquence de surdiagnostics massifs.1
Selon les auteurs de ce travail, ce sont plus de 470 000 femmes et 90 000 hommes qui ont été victimes, en l’espace de vingt ans, d’un tel surdiagnostic – et ce dans douze pays développés (Australie, Danemark, Angleterre, Finlande, France, Italie, Japon, Norvège, République de Corée, Ecosse, Suède et Etats-Unis).
« Des pays comme les Etats-Unis, l’Italie et la France ont été les plus touchés par le surdiagnostic du cancer de la thyroïde depuis les années 1980, après l’introduction des échographies, mais l’exemple le plus récent et le plus frappant est la République de Corée », explique le Pr Salvatore Vaccarella, qui a dirigé l’étude de l’IARC.
Dans des pays comme l’Australie, la France, l’Italie ou les Etats-Unis, le surdiagnostic est évalué entre 70 et 80 % par les chercheurs de l’IARC, contre 50 % au Japon et dans les pays nordiques. Toujours selon les auteurs de ce travail, la majorité des cancers surdiagnostiqués ont été traités par des ablations complètes de la thyroïde, souvent associées à d’autres traitements drastiques.
La question du surdiagnostic dans le cas du cancer de la thyroïde n’est certes pas nouvelle mais les chiffres qui sont aujourd’hui avancés confèrent une nouvelle dimension à cette affaire. Ils disent aussi la nécessité et l’urgence qu’il y a à reprendre ce dossier. « La majorité des cancers surdiagnostiqués ont été traités par des ablations complètes de la thyroïde, souvent associées à d’autres traitements nocifs comme l’ablation des ganglions du cou ou la radiothérapie, sans bénéfices prouvés en termes d’amélioration de la survie » observe le Dr Sylvia Franceschi, l’une des auteurs de l’étude.
L’évolution des pratiques diagnostiques ne peut expliquer à elle seule toute l’augmentation constatée
En 2013, une publication du British Medical Journal avait déjà bien posé les termes du problème.2 Elle avait alors été analysée sur le site Medscape France par Aude Lecrubier. « Les nouvelles performances de l’imagerie médicale alimentent une épidémie de diagnostics et de traitements de cancers de la thyroïde qui n’auraient pas progressé jusqu’aux symptômes et au décès, indiquent les auteurs du papier, l’endocrinologue Juan Brito et coll. (Mayo Clinic, Rochester, Etats-Unis), écrivait-elle. L’échographie, le scanner et l’IRM peuvent détecter des nodules thyroïdiens de moins de 2 mm dont la plupart sont des cancers papillaires, fort peu évolutifs et qui ne nécessitent en général pas de traitement intensif, note le BMJ. »
« Le risque est, en effet, de retirer tous les microcarcinomes, alors qu’ils sont très nombreux et qu’ils ne vont pas forcément évoluer, précisait alors le Pr Danièle Dehesdin (CHU de Rouen). Quand on met en parallèle les risques d’une chirurgie thyroïdienne, il faut rester prudent. Lorsqu’il n’y a pas de facteurs de risque qui requièrent d’enlever le nodule immédiatement, il faut réaliser, tous les six mois, une ponction échoguidée à visée cytologique. S’il y a le moindre doute, que le nodule grossit, qu’il a des microcalcifications, ou une vascularisation particulière, il faut l’enlever. »
Pour les auteurs du BMJ, la décision de traiter ce type de cancer devrait être prise en concertation avec le patient après qu’il ait reçu une information éclairée. Pour aider les patients à choisir le plus sereinement possible entre une surveillance active et un traitement immédiat et intensif, certains spécialistes suggèrent d’éviter le terme de « cancer thyroïdien » pour les formes papillaires de diamètre inférieur à 20 millimètres et de les nommer « lésions micropapillaires peu évolutives ».
Information éclairée, modification du vocabulaire… On retrouve là les termes habituels de la problématique montante du « surdiagnostic ».3 On sait que ce dernier peut être une conséquence des politiques ou des pratiques de dépistage. On sait aussi qu’il remet en question, sur le fond, la validité de la définition de la maladie cancéreuse fondée sur un examen histologique ponctuel dans un contexte de dépistage. Régulièrement évoquée dans le cas du sein et de la prostate, la question prend donc aujourd’hui une nouvelle ampleur avec le dossier thyroïde. Les données chiffrées de l’IARC ne sauraient pour autant épuiser une autre question de taille quant à l’origine de ce qui est parfois désigné comme une « épidémie de cancers de la thyroïde », épidémie observée ces vingt dernières années dans les pays développés.
L’incidence du cancer de la thyroïde, relativement rare il y a 25-30 ans, a beaucoup augmenté partout dans le monde, avec cependant d’importantes variations géographiques, y compris en France. Si de nombreuses observations convergent pour dire que cette augmentation s’explique en grande partie par le diagnostic de cancers de petite taille, de stade précoce, dont la plupart n’évoluent pas vers une expression clinique, certains spécialistes font valoir que d’autres causes existent et doivent être recherchées. C’est le cas de François Bourdillon et Jacques Repussard, pour qui l’évolution des pratiques diagnostiques ne peut expliquer à elle seule toute l’augmentation constatée. François Bourdillon est directeur général de l’Institut français de veille sanitaire et Jacques Repussard, directeur général de l’Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire.
Selon eux, bien d’autres facteurs de risque doivent être suspectés. Celui dont la causalité est la mieux établie réside dans l’exposition aux rayonnements ionisants pendant l’enfance (exposition externe aux rayons X ou gamma et exposition interne suite à l’inhalation ou l’ingestion d’iode-131). Ils s’en expliquaient récemment dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire de la Direction générale française de la santé.4 Ces deux spécialistes soulignent l’impact d’autres facteurs de risque. « L’exposition croissante aux rayonnements ionisants liée aux examens d’imagerie médicale et dentaire est donc un sujet à traiter du point de vue de la santé publique » soulignent-ils. Ils ne disent toutefois pas comment.
Concernant le rôle des retombées radioactives (en France) de l’accident de Tchernobyl (survenu il y a trente ans), les deux spécialistes sont plus que dubitatifs. Ils concluent en écrivant que les surdiagnostics « constituent en eux-mêmes une préoccupation de santé publique, car ils débouchent le plus souvent sur une intervention chirurgicale potentiellement dommageable ainsi que sur la mise en route d’un traitement dont la personne sera dépendante à vie, avec des surcoûts qui apparaissent non justifiés puisque nombre de ces cancers diagnostiqués seraient restés sans expression clinique en l’absence de traitement ».
Agir ? Ils évoquent un dispositif qui, « associé à des mesures de prévention et de communication sur le risque radiologique », permettrait « de minimiser les incertitudes sur l’exposition de la population et contribuerait à réduire l’anxiété ». « Ne pas prévoir c’est déjà gémir » écrivait Léonard de Vinci. C’était il y a cinq siècles.
Ce génie avait tout prévu, ou presque.