Les diarrhées sont un effet secondaire fréquent des traitements oncologiques. Les pertes de liquides peuvent engendrer une déshydratation, une insuffisance rénale aiguë, des troubles électrolytiques et nécessitent parfois une hospitalisation. La diarrhée en fonction de sa gravité et de sa durée peut péjorer la qualité de vie, être à l’origine de troubles de l’adhérence thérapeutique et imposer une adaptation des doses, voire un report des traitements avec le risque de diminuer l’effet antitumoral. La prévention repose sur une bonne information du patient, la prescription de traitements de réserve et une prise en charge initiale rapide et adaptée.
La diarrhée est définie comme une diminution de la consistance des selles avec un volume et/ou une fréquence augmentés par rapport à la situation habituelle. Sa gravité est définie par le Common Terminology Criteria for Adverse Events (CTCAE) (tableau 1).1
Avec l’avènement de l’immunothérapie comme pratique standard, il nous apparaît primordial de clarifier la prise en charge des diarrhées en fonction du type de thérapie oncologique. Le risque de complications graves est élevé si cette distinction n’est pas faite. Dans cet article, nous discuterons uniquement des diarrhées d’origine médicamenteuse2 secondaires aux traitements oncologiques systémiques. Nous aborderons les thérapies les plus fréquemment associées aux diarrhées, leurs mécanismes, les facteurs prédictifs et aggravants ainsi que leur prise en charge ambulatoire initiale. Bien que l’immunosuppression et la toxicité muqueuse de ces traitements augmentent les risques de diarrhées infectieuses, nous ne traiterons pas ce sujet. La prise en charge hospitalière est esquissée dans la figure 1.3,4
De nombreuses thérapies peuvent occasionner des diarrhées dont la gravité et la fréquence dépendent du dosage, du mode d’administration et/ou de leur association. Il convient donc de considérer à chaque fois ces paramètres.
L’incidence peut atteindre 50-80 %, dont 30 % de grades 3-4, avec les fluoropyrimidines (5-fluorouracile (5-FU), capécitabine) et plus de 80 %, dont 30 % sévères, avec l’irinotécan. Des décès (2,2 % et 4,8 %) ont été rapportés lors d’études associant ces deux produits.3 La diarrhée est également fréquente lors de traitements par docétaxel ou paclitaxel (grades 3-4 dans 5-8 %).4,5
Les chimiothérapies induisent des lésions de la muqueuse grêle (apoptose, atrophie villeuse, hypoplasie des cryptes) par leur effet cytotoxique et antiprolifératif. Ceci provoque un dysfonctionnement des cellules des cryptes et des cellules caliciformes avec perte de villosités et perturbations enzymatiques. Il en résulte un déséquilibre entre l’absorption et la sécrétion.4,5 Une intolérance au lactose sur diminution de la lactase provoquant des diarrhées osmotiques sur malabsorption des carbohydrates, avec douleurs et flatulences, est retrouvée chez 10 % des patients recevant du 5-FU.4 Des phénomènes inflammatoires sont également décrits faisant l’objet de différentes recherches.6 Sous irinotécan, on retrouve une atteinte de la muqueuse colique avec hypoplasie des cryptes et augmentation de sécrétion de mucus.4 L’activité antiacétylcholinestérase de l’irinotécan est responsable de diarrhées précoces durant les premières 24 heures. Celles-ci peuvent être prévenues par l’atropine.
La toxicité du 5-FU est plus importante chez la femme et augmentée lors de l’administration en bolus et de l’association avec la leucovorine.4,5
Un déficit en dihydropyrimidine déshydrogénase (DPD), enzyme responsable de l’inactivation du 5FU, entraîne une augmentation de la toxicité du 5FU, significativement plus importante chez l’homme que chez la femme.7 La brivudine (Brivex) inhibe de manière irréversible la DPD et peut aboutir au décès du patient. Elle est donc proscrite lors de traitement par fluoropyrimidines.
Le métabolite actif de l’irinotécan, le SN-38, est glucuroconjugué dans le foie en SN-38G inactif et par la suite éliminé par voie biliaire. Au niveau intestinal, il peut être hydrolysé en SN-38 actif par la bêta-glucuronidase de la flore digestive, entraînant ainsi un dommage direct de la muqueuse. Une fonction hépatique perturbée, les syndromes de Crigler-Najjar de type 1 et de Gilbert (déficience en UDP-glucuronyltransférase) augmentent la toxicité de l’irinotécan.4,5
Les diarrhées de grades 1-2 non compliquées peuvent être gérées en ambulatoire par lopéramide et régime alimentaire. Les diarrhées de grades 3-4 ou de grades 1-2 avec signes de gravité (douleurs abdominales, état fébrile, nausées, vomissements, saignements, baisse de l’état général, neutropénie) nécessitent une prise en charge plus agressive souvent hospitalière, détaillée dans le tableau 2 et la figure 1.3,4,5
L’utilisation prophylactique d’antibiotiques, de budésonide, d’octréotide LAR,8 de probiotiques9 ou de charbon actif n’a pas démontré de bénéfice clair.4,5
Deux types de thérapies ciblées sont surtout utilisées en clinique : les anticorps monoclonaux (suffixe –ab) et les petites molécules (suffixe –ib). Les anticorps ciblent des antigènes de surface ou des récepteurs transmembranaires. Les petites molécules agissent sur les voies de signalisation intracellulaires, par exemple les molécules tyrosine-kinase inhibitrices (TKI) qui inhibent la transduction du signal au niveau des récepteurs des facteurs de croissance et des protéines cytoplasmiques. Les cibles fréquemment visées sont la voie des récepteurs de croissance épidermique EGFR (erlotinib, gefitinib, cétuximab et panitumumab) et Her2/EGFR (lapatinib, afatinib, trastuzumab, pertuzumab et T-DM1) et celle du récepteur de croissance endothéliale vasculaire VEGFR (pazopanib, sunitinib, sorafénib, axitinib, régorafénib, bévacizumab, aflibercept, ramucirumab). Il faut signaler que les TKI inhibent souvent d’autres cibles sur les voies de signalisation intracellulaire (KIT, PDGFR, MEK, ALK, etc.). Cette énumération n’est pas exhaustive, de nouvelles substances étant régulièrement enregistrées.
Lors de traitement par TKI, les diarrhées sont un effet secondaire dose-dépendant, affectant près de 50 % des patients traités par les TKI anti-VEGFR et jusqu’à 95 % des patients (5 à 25 % de grades 3-4) sous anti-EGFR. D’autres TKI peuvent également provoquer des diarrhées (par exemple imatinib anti-KIT 50 %). La diarrhée apparaît précocement et persiste souvent au long cours. Les diarrhées sont plus fréquentes en association avec une chimiothérapie (par exemple lapatinib avec capécitabine (65 %) ou paclitaxel (48 %)). Les anticorps peuvent aussi provoquer des diarrhées, celles-ci sont nettement moins fréquentes que sous TKI ciblant la même voie.4,5,10–12
L’effet antiprolifératif des TKI expliquerait leur toxicité sur la muqueuse digestive saine, d’autant plus que ceux-ci sont administrés par voie orale.10–12 Toutefois, le mécanisme actuellement privilégié pour les TKI anti-EGFR est l’inhibition de ces récepteurs présents au niveau du côlon. Cela entraîne une dérégulation des transporteurs transmembranaires actifs du chlore avec diarrhées sécrétoires par excès de chlore dans la lumière intestinale.13 Le mécanisme de la diarrhée secondaire à l’inhibition de VEGFR reste encore inexpliqué.5
La prise en charge est la même que pour les diarrhées chimio-induites (tableau 2, figure 1).4,5,11,12 Un traitement oral inhibant la sécrétion de chlore au niveau colique est admis pour les diarrhées sous traitement antirétroviral aux Etats-Unis (crofélémer extrait du latex de l’arbre Croton Lechleri) mais n’a pas encore été testé, à notre connaissance, pour les diarrhées sous TKI.13
Le principe de l’immunothérapie repose sur des anticorps dirigés contre des molécules, appelées « immune checkpoint ». Les cibles les plus fréquemment décrites sont le CTLA-4 (human cytotoxic T lymphocyte-associated antigen 4), le PD-1 (programmed death 1) et le PD-L1 son ligand. Le CTLA-4 est présent à la surface des lymphocytes T et agit comme un frein de la réponse immunitaire. Le PD-1 est également à la surface du lymphocyte T. En se fixant à son ligand (PD-L1) sur la cellule tumorale, le PD1 bloque la reconnaissance de la cellule tumorale par le système immunitaire. Ces traitements visent à restaurer une activité immunologique contre les cellules tumorales.
L’ipilimumab, un anticorps anti-CTLA-4, est le premier traitement d’immunothérapie enregistré et admis en première et deuxième lignes pour le mélanome métastatique. Il est associé à des diarrhées chez près de 30 % des patients, dont un tiers de grades 3-4. Elles apparaissent en moyenne 6-7 semaines après la première administration, mais peuvent survenir plus tôt ou tardivement, voire même plusieurs semaines après l’arrêt du traitement. La diarrhée est moins fréquente avec les inhibiteurs PD-1 comme le pembrolizumab (admis pour le mélanome métastatique) et le nivolumab (mélanome métastatique, cancer pulmonaire non à petites cellules métastatiques). Leur association augmente l’efficacité mais également la toxicité.14,15
Les effets secondaires des immunothérapies sont liés à une activation du système immunitaire, non pas contre la tumeur mais contre des composants du soi. Cette auto-immunité est, pour des raisons inconnues, fréquemment dirigée contre le système digestif (intestin, foie, pancréas). Cependant, tout autre organe peut être touché dont la peau, les glandes endocrines (thyroïde, surrénale, hypophyse) et le poumon.14,15
Il est très important de reconnaître ce type d’effet secondaire, appelé dans la littérature « immune related adverse event » car il nécessite une prise en charge spécifique. Ces thérapies ayant démontré des résultats très prometteurs pour d’autres types de cancer, leur utilisation va augmenter.
D’autres étiologies pouvant aggraver les diarrhées doivent être recherchées de manière systématique. Ces traitements sont contre-indiqués chez les patients avec une maladie auto-immune en raison du risque élevé de réactivation de ces dernières.
Traités précocement, la majorité des effets secondaires sont rapidement réversibles. Il est donc important que tout patient présentant des diarrhées sous immunothérapie en informe rapidement son médecin. Les diarrhées de grades 1-2 sont traitées symptomatiquement par du lopéramide. Lors de diarrhées de grades 3-4, de grade 2 persistantes et/ou associées à des symptômes de gravité, il est préférable d’hospitaliser le patient. La confirmation du diagnostic se fait par CT-scan abdominal et endoscopie digestive avec biopsie permettant d’identifier l’atteinte immunologique et d’exclure une autre origine infectieuse (colite à cytomégalovirus par exemple). Le traitement est basé sur des corticostéroïdes à haute dose. Des recommandations ont été élaborées pour gérer cet effet secondaire et prévenir l’évolution vers une colite immune toxique avec risque d’issue fatale (figure 2).14,15
Les conséquences des diarrhées liées aux traitements antitumoraux sont multiples et potentiellement graves. Le médecin prenant en charge ces patients doit en différencier l’étiologie et reconnaître les signes d’alerte et de gravité. Une prise en charge précoce permet de préserver la qualité de vie du patient et d’en réduire la morbidité et la mortalité.
Il est important de responsabiliser les patients, en les informant des risques encourus et en leur donnant les outils nécessaires en cas de survenue (instructions écrites, comédication, numéro d’appel d’urgence). Une meilleure compréhension des mécanismes de toxicité de ces traitements permettra de proposer des traitements plus efficaces. Avec l’avènement de l’immunothérapie, il est primordial que le caractère autoimmun de ces diarrhées soit identifié car leur traitement diffère des diarrhées secondaires aux chimiothérapies classiques.
les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Anticiper les effets secondaires en informant les patients des risques et en leur donnant les outils à disposition en cas de survenue (comédication, numéro d’appel d’urgence)
▪ Reconnaître les thérapies pouvant être à l’origine des diarrhées et instaurer un traitement selon les recommandations établies
▪ Les patients sous immunothérapie doivent faire l’objet d’une attention particulière. Des mécanismes immunologiques nécessitent une prise en charge spécifique par corticothérapie
▪ Une bonne gestion des effets secondaires permet d’optimiser l’administration et l’efficacité des traitements en maintenant la qualité de vie