Des facteurs anthropologiques et socio-culturels sont sources de différences entre l’homme et la femme dans l’expression de la dépression. Il existe également des facteurs neurobiologiques qui confirment aujourd’hui la spécificité d’une dépression masculine.1 L’objet de cet article est de fournir des outils de dépistage de la maladie chez l’homme. En fin d’article, quelques particularités masculines de la prise en charge seront abordées.
La dépression est une maladie mentale stricto sensu et non l’exagération d’états d’âme passagers connus de tous. Elle figure sur le plan mondial en première position avant le VIH et les cardiopathies coronariennes comme l’affection la plus souvent responsable de handicaps significatifs et de coûts élevés pour la société.3 La plupart des études épidémiologiques donnent un ratio de prévalence de deux femmes pour un homme.4 Mais ces études sont-elles le reflet fidèle de la réalité ? De multiples barrières à ce diagnostic et l’utilisation d’outils de dépistage non spécifiques à l’homme laissent supposer une sous-estimation de la réelle prévalence de cette maladie chez eux.4 Ce sous-diagnostic peut également être illustré par le fait que les hommes ont un taux de décès par suicide 3 à 5 fois supérieur à celui des femmes. Le suicide est même devenu la cause de décès la plus fréquente chez les hommes de 15 à 44 ans.
Chez les adolescents/jeunes adultes, ainsi que chez les personnes de plus de 75 ans, le ratio de genre pour les suicides monte à 3,5–4 hommes pour 1 femme. Pour certains auteurs, ce ratio est même de 7 : 1 chez la personne âgée.5
La formation multidisciplinaire des soignants et le développement d’outils de dépistage spécifiques aux hommes ont donc un rôle central. Des réponses interdisciplinaires et sociétales (par exemple dans l’entrave aux moyens de suicide) sont souhaitables pour faire face à cet enjeu de santé publique. Plusieurs pays se sont dotés de programmes nationaux de prévention, comme l’Australie, qui a édité un guide à cet effet, accessible sur internet, et tenant compte des spécificités masculines.6
La stigmatisation sociale dont souffrent toutes les maladies psychiatriques encore de nos jours n’épargne pas la dépression. Si les sociétés occidentales ont évolué avec le développement d’un certain degré de tolérance envers les femmes déprimées, il ne semble pas en être de même pour les hommes. Anthropologiquement, l’homme devait garantir la survie du groupe par ses attitudes dites viriles de guerrier-chasseur et, de nos jours, même si les mœurs changent, certains de ces stéréotypes de genre restent ancrés. Ils expliquent un certain nombre de barrières auxquelles l’homme déprimé peut se heurter. Certaines sont répertoriées dans le tableau 1. Ainsi l’homme malade, s’il fait face à une mise en question de sa virilité, telle que définie par les valeurs dites traditionnelles, doit en plus faire face à des pressions sociales (professionnelles, familiales) avec trop souvent, une incompréhension de l’entourage.
Quant aux soignants, ils ne sont pas à l’abri de biais et sont parfois sources de retard, voire d’erreurs de diagnostic.1,4,7 L’aspect transculturel croissant de nos consultations apporte à ce point de vue une complexité supplémentaire importante à prendre en compte.6,8 Le diagnostic d’un épisode dépressif selon la classification internationale des maladies, 10e version (CIM-10) repose sur trois symptômes majeurs qui ne manquent jamais, et l’homme déprimé n’y fait pas exception, auxquels s’ajoutent sept symptômes mineurs.9 Le tableau 2 les résume. Ces symptômes sont fréquemment accompagnés d’un syndrome somatique (perte pondérale, réveils précoces, symptomatologie dépressive plus marquée le matin, ralentissement ou agitation, baisse de la libido). Chez la femme, les symptômes dépressifs tendent à être plus typiques et plus manifestes sur les plans affectifs et somatiques. Chez l’homme, le tableau clinique diffère fréquemment et est plus de l’ordre du comportemental, avec une tendance, entre autres choses, à l’irritabilité et à l’impulsivité.1,3,5 Ces particularités sont essentielles à connaître pour pouvoir détecter cette maladie chez l’homme. Elles sont résumées dans le tableau 3.
Une autre particularité de l’état dépressif chez l’homme est sa propension à chercher seul des solutions, voire à fuir l’aide. Lorsqu’il la recherche, il le fera plus dans des centres d’urgences plutôt qu’en cabinet de médecine générale.5
Les recommandations internationales concernant le dépistage de la dépression font l’objet de controverses, changent avec le temps et leur niveau de preuve n’est pas optimal. La Société suisse de psychiatrie a émis des recommandations sur le traitement de la maladie dépressive mais pas sur son dépistage.
Aux Etats-Unis, l’US Preventive Services Task Force (USPSTF) recommande son dépistage pour la population de plus de 18 ans. Elle le fait sans distinction de gravité et, en matière de genre, étend cette recommandation aux femmes enceintes et en post-partum sans autre mention sur l’homme. Le groupe recommande ce dépistage une fois chez toute personne n’ayant jamais été dépistée et chez ceux qui ont des facteurs de risque (antécédent de dépression, événements de vie, maladie chronique, anamnèse familiale positive, etc.). S’il insiste par ailleurs sur l’adéquation des moyens de diagnostic utilisés et mentionne des échelles de dépistage, il ne fait pas mention de spécificités masculines dans la version de 2016.10 En ce qui concerne les adolescents entre 12 et 18 ans, l’USPSTF recommande uniquement le dépistage des épisodes de dépression classés majeurs. Ces deux recommandations sont faites sur une évidence de preuve de grade B (haute évidence de bénéfice modéré ou évidence modérée d’un bénéfice modéré ou substantiel).10
La Canadian Task Force on Preventive Health, elle, ne recommande pas de dépistage systématique pour la population adulte, avec une évidence de preuve faible (recommandation faible, données probantes de très faible qualité).
Ceci étant, si l’on tient compte du fait que beaucoup d’hommes ne demanderont pas d’aide directement, que des outils de dépistage efficaces, peu coûteux et sans effet secondaire négatif existent ainsi que de nombreux traitements efficaces (et plus efficaces s’ils sont mis en place tôt), le bon sens semble préconiser une recommandation de dépistage fréquent et/ou régulier.
De nombreuses échelles de dépistage ont été publiées. Certaines ont été développées pour des populations spécifiques (post-partum, personnes âgées). Ces échelles ne prennent pas (ou trop peu) en considération les spécificités masculines citées plus haut et dans le tableau 3. Même si certains auteurs adaptent parfois le cut-off du diagnostic pour les hommes.7 Parmi les outils validés se trouve une échelle de dépistage de la dépression spécifiquement masculine, dite de Gotland (utilisable en auto-évaluation).4,11,12 Une version traduite en français est présentée dans le tableau 4.
Pour la population âgée, il n’existe actuellement pas d’échelle de dépistage spécifique au genre. La Geriatric Depression Scale (GDS), classiquement utilisée, a l’avantage, par rapport à d’autres échelles gériatriques, d’être ciblée sur la dépression. La complexité du diagnostic de dépression est ici augmentée par la forte prévalence (indépendamment d’une dépression) de troubles cognitifs, d’insomnies de fin de nuit, de dysfonctions sexuelles, de constipation, de douleurs, etc. Il ne semble pas que cette maladie ait des manifestations cliniquement très différentes chez l’homme âgé et chez l’homme jeune.13 C’est donc probablement dans l’utilisation conjointe des critères de diagnostic, la connaissance des spécificités masculines, de ses facteurs de risque et l’utilisation de l’échelle de Gotland associée à la GDS que l’on améliorera la valeur prédictive positive du dépistage chez l’homme âgé.
L’éducation de la population générale a aussi un rôle important dans l’avenir pour cette maladie.1,6 Classiquement, l’entourage de l’homme déprimé, s’il méconnaît la maladie, passe d’une phase initialement empathique, à une phase de lassitude, de pressions et de rejet, qui va envenimer la situation du malade.1 Des témoignages d’hommes déprimés sont accessibles. Ils peuvent être utiles aux patients, à leur entourage, ainsi qu’aux soignants. Le tableau 5 en donne quelques exemples.
Les hommes commettent 90 % des suicides liés à l’alcool. Dans la majorité des situations, même en présence d’idées suicidaires, ils ne vont pas en parler spontanément au soignant.4,5 The SAD PERSON scale14 est un outil mnémotechnique simple d’utilisation pour l’évaluation du risque suicidaire. Il est repris dans le tableau 6.
La demande d’aide et l’accès aux soins est donc difficile pour l’homme déprimé. L’aspect des traitements n’y fait pas exception et il lui est d’autant plus difficile de faire appel à un psychiatre. Le rôle du médecin de premier recours est donc important non seulement dans le dépistage mais également dans la prise en charge de la maladie.3
Une fois la possibilité du diagnostic évoqué, le diagnostic différentiel est à prendre en compte tant sur le plan psychiatrique que sur le plan somatique. Sans nous étendre ici sur ce point, il peut être utile de rappeler que certaines pathologies somatiques (dysthyroïdie, traitements médicamenteux dépressogènes, maladie cœliaque, hypogonadisme, etc.) méritent d’être raisonnablement exclues et/ou d’avoir un traitement spécifique.
D’une façon générale, les traitements médicamenteux semblent être plus efficaces dans les dépressions moyennes à sévères. De plus en plus d’arguments parlent en faveur d’une différence en termes de réponse au traitement entre les hommes et les femmes, selon la catégorie d’antidépresseur utilisée (même s’il reste parfois une controverse à ce sujet).1,15–17 Quelques-unes de ces différences sont résumées dans le tableau 7.
Les troubles sexuels, à la fois symptomatiques de la maladie et effet secondaire médicamenteux (en principe sur la durée du traitement), sont l’un des facteurs fréquents d’interruption thérapeutique.16 Leur évaluation par une anamnèse ciblée avant l’introduction d’un médicament, ainsi que leur suivi, est primordiale. Des stratégies pour tenter de pallier cet effet secondaire existent, par exemple changer de classe de médicament, ou diminuer la posologie pour obtenir la dose minimale efficace.5,16 Le choix de la molécule tient donc compte de ce qui précède en plus des précautions habituelles, comme la vérification des interactions médicamenteuses (particulièrement fréquentes avec les psychotropes), ou l’évaluation de l’intervalle QT mesuré à l’électrocardiogramme.
Les hommes ont moins recours aux psychothérapies que les femmes, mais ici leur réponse au traitement semble comparable. Plusieurs approches sont reconnues comme efficaces, par exemple la psychothérapie cognitivo-comportementale ou la psychothérapie interpersonnelle.1,3 L’Université nationale australienne a par exemple développé un programme d’auto-prise en charge (approche cognitivo-comportementale) accessible online et traduit dans plusieurs langues : http://moodgym.anu.edu.au/welcome
Ces thérapies gagnent à être complétées par d’autres approches, telles que l’activité physique d’intensité modérée à raison de 30 minutes par jour tous les jours (efficacité démontrée dans le traitement de la dépression) et la gestion du stress (par exemple mindfullness).3 Ce d’autant plus que ces approches ont également leur place dans la prévention des récidives.
Que la dépression soit sous-diagnostiquée n’est pas une fatalité. La connaissance des spécificités masculines de la maladie et sa diffusion offrent un potentiel puissant d’amélioration de son dépistage et de sa prise en charge.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Les critères de diagnostic principaux (CIM-10) de la dépression restent les mêmes quel que soit le genre, mais la symptomatologie chez l’homme diffère fréquemment de celle de la femme. En particulier la tristesse peut être masquée par une autre forme de baisse de l’humeur à savoir l’irritabilité
▪ Connaître les spécificités masculines de la dépression permet de mieux poser le diagnostic chez l’homme qui aura tendance à chercher peu d’aide et à accomplir davantage de suicides
▪ Chez les hommes, la réponse thérapeutique à certains antidépresseurs diffère de celle des femmes