La communication en médecine est, de toutes parts, l’objet d’une attention soutenue, qu’il s’agisse de la problématiser, de la théoriser, de l’enseigner aux professionnels de la santé actuels et en devenir ou d’en faire l’analyse, voire le procès. Dans ce contexte et parmi les questions qui méritent d’être posées, nous allons ici nous centrer et apporter des éléments de réponse et de réflexion à trois interrogations, à savoir : quelle signification faut-il donner à l’émergence de la question de la communication dans le champ médical ?, de quels enjeux est porteuse la formation à la communication clinique ?, quelles sont les idées novatrices et quelles perspectives se dessinent quant à la formation à la communication clinique ?
La figure du patient a connu une évolution certaine : le patient qui gardait le silence et obéissait, et même parfois qui éprouvait un sentiment de honte à se distinguer des bien-portants, s’est mué en patient informé qui prend sa santé en main et qui voit sa maladie comme un accident de parcours, un défi à relever pour retrouver, dans l’idéal, un statu quo ante. Ce patient est engagé dans une relation contractuelle avec son médecin, laquelle suppose un partage non seulement de savoirs, mais encore de pouvoir.2 Patient et médecin évoluent tous deux dans un contexte marqué tant par le développement d’importants moyens diagnostiques et thérapeutiques que par un souci d’efficacité et d’efficience des processus de soin, d’économicité des moyens et de satisfaction des usagers comme du personnel de l’hôpital.
Le paradigme de la médecine dite centrée sur le patient apparaît, au-delà du slogan, comme l’une des conditions de possibilité de la transformation de la figure du patient. Si l’on peut certes se féliciter des efforts fournis pour placer le patient au centre de l’attention médicale, demeure toutefois la question de la signification et des réelles potentialités de cette évolution. De fait, si l’on y regarde de près, celle-ci coïncide avec la mise en place de protocoles de soins standardisés, la pratique d’une médecine fondée sur les données probantes se rapportant à une ou plusieurs séries pertinentes et non au patient singulier, l’introduction d’une rationalité économique en médecine ou encore avec la technicisation de l’art médical. Par ailleurs, les différents développements que connaît la médecine et la redéfinition du malade et de certaines dimensions de son rôle exigent du médecin – s’il ambitionne de remplir son rôle au mieux, c’est-à-dire de fixer son attention sur un patient contextualisé, pour ainsi dire, attendu que le « centre » où on voudrait placer celui-ci s’inscrit dans un contexte – qu’il prenne dans l’exercice de son métier une posture réflexive et soumette à une appréciation critique la façon dont le médical, d’une part, produit, maintient et fait usage de son autorité dans les « champs sociaux »3 et, d’autre part, se trouve soumis à des injonctions variées relatives au contexte. La « découverte » du patient-sujet semble ainsi apparaître comme un idéal mis à mal par la réalité d’un système de soins tendanciellement désubjectivant.
Communiquer, en particulier dans un domaine relationnel comme celui des soins, suppose, au-delà de l’échange d’informations, la mise en relation de deux sujets et une mise en commun entre ces sujets. Il s’agit d’établir un champ d’intersubjectivité au sein duquel les pensées, les mots, les gestes, la corporéité des interactants et les émotions peuvent circuler ; un tout apparaissant comme une Gestalt, support de la rencontre de deux sujets dans un espace-temps donné.
La communication occupe une place grandissante dans le cadre médico-légal et clinique actuel – par exemple dans le processus de prise de décision partagée ou dans la discussion d’options thérapeutiques toujours plus nombreuses – et impacte sur le patient, le clinicien, leur relation comme, en dernière analyse, sur la qualité des soins dispensés. C’est dans ce contexte que s’inscrivent aux niveaux pré et postgradués le développement et l’implémentation d’enseignements et de formations ayant pour objectif d’enseigner ou de perfectionner les « aptitudes » (skills) à la communication des étudiants en médecine et des professionnels de la santé.
Des voix s’élèvent actuellement faisant la critique de différents aspects des formations à la communication qui ont commencé d’« essaimer » en médecine depuis une quinzaine d’années. La critique porte d’abord sur la standardisation des approches communicationnelles – les frameworks, models et autres aide-mémoire se basant sur des méthodes mnémotechniques – qui va à l’encontre de la rencontre avec le patient et de la perception de sa singularité.4 Ensuite, le concept même d’aptitude est soumis à la critique dans la mesure où il apparaît inadéquat, voire absurde, s’agissant de communication clinique.5 Dans le domaine de la formation médicale, une aptitude réfère généralement à une habileté pouvant être précisément définie et évaluée. Si cette définition s’applique bien à certains gestes et procédures de soins, comme palper le foie ou suturer, il en va différemment quand il est question de la communication clinicien-patient. Enfin, on relèvera encore ici le problème des recommandations d’experts qui, à l’examen, concernent une communication largement décontextualisée : 4,5 ainsi, par exemple, la règle du « the more the better » n’est de loin pas toujours valable pour ce qui est de l’empathie et la structuration d’une consultation peut traduire le fait que le clinicien s’adapte à un patient anxieux (ou ayant des déficits cognitifs, etc.) ou une manœuvre défensive de la part du clinicien pour se protéger d’affects pénibles. Dans le même temps, on assiste à un phénomène de spécialisation, et même d’hyperspécialisation des formations à la communication : par exemple, formation pour promouvoir le coping des patients, pour mieux communiquer avec les patients présentant des symptômes physiques médicalement inexpliqués, pour formuler une demande d’autopsie et accompagner les proches ou pour inclure les patients dans des essais cliniques.6
Le développement des premières formations à la communication a fait suite au constat que beaucoup de médecins, en particulier ceux débutant leur carrière, manquaient de repères pour mener des entretiens avec les patients et leurs proches.7 Ce besoin de repères et les angoisses qui s’y attachent expliquent en partie l’accent mis sur les aspects techniques de la communication clinique. La situation a cependant changé depuis que les étudiants en médecine sont sensibilisés à la question de la communication et formés de façon aussi bien théorique qu’expérientielle à la rencontre avec le patient (voir l’article de Berney et coll. dans ce numéro). Il semble dès lors possible et nécessaire d’envisager une formation postgraduée centrée davantage sur les éléments qui participent à la construction de la relation interpersonnelle avec le patient et au renforcement de l’alliance thérapeutique que sur l’acquisition d’ « aptitudes » techniques et ce, afin que la singularité du patient ne se trouve pas évacuée de la communication clinique.
La question se pose donc de savoir comment penser autrement la formation postgraduée. Trois aspects nous paraissent de première importance.
En premier lieu, certaines approches permettent mieux de rencontrer le patient qui reste encore trop souvent perçu dans une perspective diagnostique, par exemple à travers ses symptômes ou en tant qu’il présente telle psychopathologie ou appartient à tel groupe sociodémographique. A ces égards, l’approche phénoménologique, utilisée en recherche comme en clinique, mérite attention puisqu’elle aborde tout phénomène sans ou, du moins, avec le moins possible d’a priori ; pour le dire autrement, il y a tentative de suspendre les a priori.8 En ne se trouvant pas d’emblée contaminée par un savoir « non fondé sur les faits et l’expérience », qui peut facilement s’apparenter à une opinion préconçue, l’approche phénoménologique rend possible la particularisation des situations observées / rencontrées, un dépassement des aspects partiels du patient pour accéder aux dimensions existentielles – sa manière « d’être au monde » et d’être atteint par la maladie – ainsi qu’une exploration du vécu du patient par rapport à l’espace, au temps, à son corps, au contexte, etc.
En second lieu, une même attention doit être portée au patient et au clinicien. De fait, rencontrer l’autre réclame du clinicien non seulement une curiosité saine, une motivation prosociale et des compétences interactionnelles, mais encore que celui-ci ne soit pas encombré ou trop préoccupé par lui-même. Un encombrement qui pourrait être mis en lien avec le fait que le clinicien se trouve submergé par son monde interne, c’est-à-dire ses émotions, phantasmes et représentations quant aux attentes des patients ou les siennes propres. Or, malgré son rôle essentiel dans les soins, ce que vit et ressent le clinicien reste peu pris en considération dans la recherche et la formation.9 Il s’agit donc de faire du clinicien un sujet de réflexion et d’étude à part entière : par exemple, les enjeux auxquels il doit faire face, ses angoisses, son « idéal de soi », les difficultés rencontrées avec les patients et leurs proches ou avec ses pairs et ses supérieurs. L’expérience montre que la capacité d’introspection des cliniciens augmente quand ils bénéficient d’une supervision individuelle, ce qui leur permet de s’ouvrir au monde interne du patient, de mieux le contenir et, en dernière analyse, de le rencontrer en tant que sujet. Par ailleurs, il est possible de recourir à des techniques plus « anciennes » comme le psychodrame, les approches corporelles ou encore les groupes Balint, en leur donnant ou non une forme autre.10
En dernier lieu, le clinicien évolue dans un contexte, son monde externe, qui a une influence sur son vécu comme sur sa manière de penser et de pratiquer son métier. Prennent place dans ce contexte aussi bien ceux qui exercent la même fonction que lui et qui contribuent à sa socialisation – le corporatisme, les stratégies de défense collectives et le conformisme, en particulier, constituent autant de manifestations du processus de socialisation – que l’institution dont il dépend avec ses recommandations et directives, ses objectifs d’efficience, ses programmes de qualité, son organisation des processus de soins, ses règles de conduite, etc. Pour ne rien dire ici du contexte plus large : le système de santé, l’encadrement juridique de la relation thérapeutique, l’économicisation de la médecine, les discours dominants sur tout ce qui est relatif au médical / à la maladie et le reste. S’il n’est certes pas possible d’extraire le clinicien de son contexte, une conscientisation des mécanismes qui y opèrent et de leurs effets permet d’en limiter l’influence.11 A cet égard, il a été observé que les médecins jugés excellents par leurs pairs se caractérisent par une certaine indépendance, dans le sens d’une prise de liberté, par rapport aux règles de l’institution et par leur capacité à se mobiliser et à s’engager pour chaque patient en dépassant justement ce qui est habituellement prévu par le dispositif institutionnel.12 Sous l’angle de la formation, il est possible (et souhaitable) de considérer d’une manière nouvelle certains types d’approches utilisés dans le champ de la communication clinique et d’introduire des dimensions autres que purement psychologiques en prenant appui en particulier sur les sciences humaines et sociales : par exemple, des « stimulateurs de la narration » (press-book, récit photographique, etc.) peuvent être développés sur la base de manières de procéder, issues de la sociologie / anthropologie visuelle et des méthodes dites projectives.13
Une réponse légitime à ce qui précède serait de baisser les bras en soupirant « (trop) vaste projet » et ce particulièrement à un moment où l’offre de formations explose littéralement, où les attentes en termes de performance sont spécialement pesantes pour les cliniciens et où la pression pour limiter les absences sur le lieu de travail se trouve renforcée. La prise en compte de l’ensemble de ces considérations rend de fait indispensable de repenser non seulement le « format » des formations à la communication, mais encore les approches pédagogiques qui permettent d’atteindre les objectifs de formation définis.
Il importe d’arriver à mobiliser dans un temps limité les cliniciens participant à ces formations en vue d’initier un processus d’accès et par là même de prise de conscience de leur monde interne et externe. L’idée n’est pas de créer un espace de formation dont le but serait la transmission de « plus de connaissances » ou le partage d’idées sur un mode interactif, mais bien plutôt d’engager une mise en mouvement sur le plan réflexif amenant le clinicien à mieux percevoir ce qui l’habite et le contexte dans lequel il se trouve immergé pour qu’il puisse se situer de manière plus satisfaisante et, par la suite, se positionner. Les approches dont il a été fait mention (supervision individuelle, groupes Balint et « stimulateurs de la narration », etc.), qu’elles soient novatrices ou des réinterprétations de techniques déjà existantes, se révèlent intéressantes pour rapidement bousculer les certitudes des cliniciens, favoriser l’ouverture à des dimensions nouvelles et l’introspection ainsi que pour les aider à être davantage conscients du contexte dans lequel ils « font » leur métier.
Le clinicien ne peut s’extraire du champ des forces qui agissent sur sa pratique – que celles-ci soient socioculturelles, politiques, économiques, juridiques, institutionnelles, administratives, techniques ou encore scientifiques – et il ne peut pas non plus les maîtriser toutes.14 Par contre, le clinicien de demain devra connaître les facteurs régissant la médecine et être à même de penser son métier. En conséquence, les formations à la communication devraient avoir pour but, outre de développer la curiosité, d’accompagner le processus de réflexivité du clinicien qui s’engage dans ces directions nouvelles.
Cette réflexion s’inscrit dans la suite des travaux menés dans le cadre du Programme national de recherche (PNR) 67 du Fonds national suisse de la recherche scientifique, subsides n° 139248 et 139248 / 2.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.