L’hyperphosphatémie est une complication tardive de l’insuffisance rénale chronique. Elle représente un facteur de risque cardiovasculaire majeur, spécifique à l’insuffisance rénale. La prise en charge de l’hyperphosphatémie repose sur le régime alimentaire, les chélateurs et enfin la dialyse. Deux grandes catégories de chélateurs du phosphate sont disponibles : les calciques et les non-calciques. Les récentes études engagent à restreindre les doses des chélateurs calciques au vu de la surmortalité qui leur est associée par rapport aux non calciques. De nouvelles perspectives thérapeutiques sont en cours de développement comme les inhibiteurs de l’absorption rénale ou intestinale du phosphate. Ces derniers pourraient améliorer la compliance médicamenteuse des patients.
Le taux de phosphate sérique dépend principalement de la balance entre l’absorption intestinale et l’excrétion rénale de cet ion. L’excrétion rénale dépend de la filtration rénale mais elle est modulée par la réabsorption tubulaire proximale qui, en condition physiologique, réabsorbe 80 % du phosphate filtré. L’hyperphosphatémie dans l’insuffisance rénale chronique (IRC) est la conséquence de la diminution de l’excrétion du phosphate par le rein, en lien essentiellement avec une baisse de la filtration glomérulaire mais possiblement aussi à une réabsorption tubulaire anormale. L’hyperphosphatémie, définie comme un taux sérique de phosphate > 1,45 mmol / l, est une complication tardive de l’IRC : sa prévalence est d’environ 9,3 % lors de clairance rénale entre 30 et 45 ml / min / 1,73 m2 alors qu’elle est de 23 % lorsque la clairance rénale est inférieure à 30 ml / min / 1,73 m2.1 En effet, il existe une réponse humorale dans l’IRC (élévations du Fibroblast growth factor 23 et de la PTH) qui permet de ralentir l’accumulation de phosphate aux phases initiales de la maladie.
L’hyperphosphatémie est considérée comme un facteur de risque cardiovasculaire (CV) majeur dans la maladie rénale chronique. Le phosphate présente en effet une toxicité vasculaire directe.2 Ceci est confirmé épidémiologiquement par de nombreuses études montrant une association forte entre des élévations minimes de la phosphatémie et des augmentations importantes de la mortalité CV, même dans des degrés de phosphatémie considérés comme normaux. Dans une revue systématique et une méta-analyse étudiant le lien entre les taux de phosphate, PTH et calcium avec la mortalité de toutes causes et la mortalité CV, comprenant 372 644 patients, on démontrait une augmentation de 18 % de la mortalité de toutes causes et une augmentation de 10 % de la mortalité CV pour chaque augmentation du phosphate de 1 mg / dl (0,33 mmol / l).3 Des variations minimes de la phosphatémie impliquent donc une augmentation majeure du risque CV et la phosphatémie semble être la mesure courante du métabolisme minéral la plus fortement associée au risque CV en IRC.
Les recommandations KDIGO (Kidney Disease Improval Global Outcomes) de 20131 étaient d’introduire des chélateurs pour maintenir une phosphatémie < 1,45 mmol / l en cas de clairance rénale inférieure à 45 ml / min / 1,73 m2. En 2016, les recommandations (conférence KDIGO de la Société Américaine de Néphrologie(ASN) 2016) sont d’introduire des chélateurs en cas d’hyperphosphatémie confirmée. Nous proposons donc d’introduire des chélateurs en cas d’hyperphosphatémie (phosphate > 1,45 mmol / l) à jeun confirmée par deux fois.
Plusieurs options thérapeutiques existent afin de juguler l’hyperphosphatémie en IRC : limiter les apports alimentaires en phosphate, les chélateurs du phosphate et finalement la dialyse. La prise en charge de l’hyperphosphatémie consiste le plus souvent en la conjonction de ces interventions.
L’alimentation consiste en un apport d’environ 1200 mg de phosphate par jour. Le phosphate alimentaire se trouve soit sous la forme de phosphate inorganique, essentiellement dans les conservateurs alimentaires, soit sous forme organique, principalement dans les aliments à haute teneur en protéines animales et végétales. Le phosphate inorganique est entièrement absorbé au niveau intestinal. Le phosphate organique est absorbé de manière variable (35‑85 %), le phosphate végétal étant moins bien absorbé (< 50 %) que le phosphate animal de par sa liaison aux phytates. Il est très difficile d’estimer la quantité de phosphate alimentaire. On pense qu’une part très importante des apports en phosphate est « cachée » dans les conservateurs (contenance non déclarée) pouvant aller jusqu’à 60 % des apports de phosphates. Le régime alimentaire recommandé pour éviter une prise alimentaire de phosphate trop importante est donc un régime écartant les produits préparés industriellement et riches en conservateurs, les sodas riches en phosphate (de couleur brune) et limitant les protéines animales. En IRC, un régime contenant une quantité restreinte mais suffisante de protéines (afin d’éviter la dénutrition) est recommandé (0,8 g / kg / j). Il est également préconisé de varier les sources d’apport en protéines, en IRC : légumineuses, laitages, poissons et viandes. Nous recommandons une consultation avec une diététicienne aux patients avec IRC stade 3‑5. Le régime reste néanmoins souvent insuffisant dans les stades avancés de l’IRC pour contrôler la phosphatémie en raison de la diminution importante de l’excrétion rénale de phosphate et l’instauration de chélateurs devient nécessaire.
Le mécanisme d’action des chélateurs du phosphate est de diminuer l’absorption du phosphate ingéré en le transformant en forme insoluble pour qu’il soit excrété dans les selles. Ce mode d’action explique la nécessité que ces chélateurs soient pris en même temps que la prise des aliments contenant du phosphate.
L’efficacité des chélateurs du phosphate pour réduire la phosphatémie est bien démontrée.4 Néanmoins, peu d’études ont étudié l’impact clinique des chélateurs contre placebo sur la survie, et la plupart des études ont été réalisées en dialyse. Ces études contre placebo sont maintenant difficiles à justifier éthiquement étant donné l’accumulation d’évidences sur l’effet délétère de l’hyperphosphatémie en IRC. L’étude de Cannata,5 étude prospective observationnelle multicentrique sur 6797 patients européens dialysés, montrait une diminution du risque de mortalité de toutes causes (29 %) et de maladie CV (22 %) chez les patients sous chélateurs du phosphate par rapport aux patients qui n’en avaient pas. Les quelques études randomisées disponibles n’ont pas pu montrer que les chélateurs diminuent la mortalité par rapport au placebo, mais avaient en général des suivis courts et de petits effectifs.4 Par ailleurs, le type de chélateur employé est maintenant reconnu comme capital, comme discuté plus bas. On accepte donc actuellement que la chélation du phosphate soit indispensable au vu de la toxicité reconnue de l’hyperphosphatémie, même si les études contre placebo font défaut.
Plusieurs types de chélateurs du phosphate sont disponibles sur le marché suisse (tableau 1). Ces derniers peuvent être regroupés en deux grandes catégories : les chélateurs calciques (le carbonate de calcium, l’acétate de calcium et l’acétate de calcium / carbonate de magnésium) et les chélateurs non calciques (le sévélamer, le lanthane et plus récemment les chélateurs à base de fer). Les recommandations KDIGO de 20131 étaient de conserver l’utilisation des chélateurs calciques en l’absence d’hypercalcémie, en raison de leur faible coût chez les patients sans calcifications vasculaires connues. Chez les patients avec calcifications, hypercalcémie ou os adynamique, les chélateurs non calciques étaient recommandés en première ligne. Ces recommandations ont été modifiées cette année (conférence KDIGO ASN 2016).
En effet, plusieurs études prospectives, parues après 2013, ont comparé les différents types de chélateurs en termes de mortalité de toutes causes et de mortalité CV. Une méta-analyse récente de Jamal et coll.6 montrait que, sur 18 études dont 14 randomisées, les chélateurs non calciques (le sévélamer et le lanthane) étaient associés à un risque de mortalité plus faible que les chélateurs calciques (le carbonate et l’acétate de calcium) : la réduction de mortalité chez les patients sous chélateurs non calciques versus calciques était de 22 % dans les études randomisées. Dans une méta-analyse en réseau de 77 études randomisées (dont 62 études chez des patients dialysés) sur les différents chélateurs disponibles, parue en 2016,4 Palmer a montré que tous les chélateurs diminuent le taux sérique de phosphate par rapport au placebo, le chélateur à base de fer étant le plus efficace. Par ailleurs, le sévélamer et le lanthane diminuaient le risque d’hypercalcémie par rapport aux chélateurs calciques. Finalement, en termes de mortalité, les chélateurs non calciques (ici majoritairement le sévélamer) étaient supérieurs aux chélateurs calciques, mais les résultats reposaient principalement sur une étude de grande envergure. D’un point de vue économique, les chélateurs non calciques sont plus coûteux, mais de récentes analyses coût-efficacité leur attribuent un profil plus favorable que les calciques vu la diminution des hospitalisations et complications associées.7
En résumé, il existe un nombre croissant d’évidences montrant un effet plus favorable des chélateurs non calciques par rapport aux chélateurs calciques en termes de mortalité. Ceci est probablement lié au fait que des apports de calcium trop importants tendent à favoriser la progression des calcifications vasculaires en IRC. Par contre, l’effet absolu des chélateurs (calciques ou non calciques) sur la survie versus placebo est, comme discuté plus haut, mal connu. Les dernières recommandations KDIGO (ASN 2016) 8 sont de limiter la dose de chélateurs calciques administrés chez tous les patients, et, dès lors, de privilégier l’emploi de chélateurs non calciques quand ceux-ci sont disponibles et / ou remboursés. Localement, nous privilégions également cette attitude et préconisons l’emploi de chélateurs non calciques en première ligne dès une phosphatémie supérieure à 1,45 mmol / l confirmée, y compris en prédialyse, avec la réserve que leur remboursement puisse parfois poser des problèmes.
Il n’existe pas actuellement suffisamment de données pour déterminer si des différences importantes existent entre les différents chélateurs non calciques. En Suisse, seul le carbonate de sévélamer (Renvela), chélateur non calcique, est remboursé en IRC prédialyse. Malheureusement, sa prescription est actuellement encore limitée aux phosphatémies > 1,78 mmol / l et sous réserve d’une contre-indication des calciques selon le Compendium, ce qui peut, dans certains cas, poser un problème de remboursement. En dialyse, une combinaison de chélateurs est le plus souvent nécessaire pour maintenir une phosphatémie normale, mais il est certain que la dose totale de calcium doit être surveillée et modérée au possible. A noter que les chélateurs à base de fer, dont l’oxyhydroxyde de fer (Velphoro) sur le marché suisse, présentent une très bonne efficacité par rapport aux autres chélateurs.9 En termes d’effets secondaires, qui sont principalement digestifs, on ne note pas de différences entre les produits, mais, individuellement, ces effets secondaires peuvent être limitants (constipation ou diarrhées, flatulence, nausées).
Pour mémoire, il existe encore sur le marché des chélateurs à base d’hydroxyde d’aluminium. En raison de l’absorption concomitante d’aluminium, ceux-ci ne sont plus recommandés et très rarement utilisés pour de courtes périodes.
Quel que soit leur type, le problème majeur des chélateurs du phosphate reste l’adhérence médicamenteuse. Ceci est à mettre en lien avec le très grand nombre de comprimés nécessaires, leur taille, leur consistance, leur goût et les effets digestifs. Un patient peut en effet avoir à ingérer jusqu’à 12 comprimés par jour pour pouvoir chélater efficacement le phosphate ingéré (3‑4 comprimés par repas). Il n’est donc pas surprenant que, dans une revue systématique10 chez des patients en insuffisance rénale terminale comprenant 13 études, la prévalence de non-adhérence aux chélateurs du phosphate était estimée à 51 % en moyenne, cette dernière augmentant à 58 % si la non-adhérence était établie sur la base du contrôle des taux de phosphate sanguin. Il existe donc un besoin important de solutions alternatives aux chélateurs afin de lutter contre l’hyperphosphatémie en IRC.
Le tenapanor, non encore disponible sur le marché, est un inhibiteur de l’échangeur sodium / hydrogène NHE3, exprimé sur la membrane apicale des entérocytes. Ce médicament permet de diminuer l’absorption intestinale du sodium mais les études précliniques sur les animaux et les humains ont permis de montrer également une diminution de l’absorption du phosphate.11 Au vu de son mécanisme pharmacologique, le médicament serait administré une fois par jour (un petit comprimé) ce qui serait un avantage. Si ces études se confirment et que des effets secondaires ne limitent pas l’emploi de cette molécule, ceci pourrait être une avancée intéressante dans la prise en charge de l’hyperphosphatémie. D’autres médicaments visant à inhiber la réabsorption tubulaire rénale du phosphate sont également à l’étude.
Des élévations modestes de la phosphatémie s’associent à une augmentation importante du risque de mortalité CV. Le phosphate est un facteur de risque non traditionnel majeur en IRC. Le contrôle de la phosphatémie repose sur des adaptations diététiques, un traitement de chélateurs et finalement la dialyse. Les chélateurs devraient être introduits en cas d’hyperphosphatémie confirmée (phosphate > 1,45 mmol / l). Parmi les chélateurs, les évidences montrent que les chélateurs calciques ont un profil de risque moins favorable que les chélateurs non calciques avec une surmortalité dans de nombreuses études. Nous préconisons en accord avec les recommandations KDIGO de limiter leur administration quand cela est possible chez tous les patients en IRC, et de privilégier les non calciques. Les obstacles sont le nombre de pilules nécessaires à l’obtention d’une bonne efficacité et le remboursement chez les patients avec IRC non dialysés. Finalement, le développement d’inhibiteurs de l’absorption rénale ou intestinale du phosphate est attendu, afin de pouvoir améliorer l’adhérence des patients, un problème majeur actuellement.
▪ Il existe plusieurs options thérapeutiques pour traiter l’hyperphosphatémie : le régime alimentaire, les chélateurs du phosphate et la dialyse
▪ Les chélateurs calciques sont associés à une surmortalité par rapport aux chélateurs non calciques dans plusieurs études en dialyse et prédialyse
▪ Les dernières recommandations KDIGO proposent de restreindre l’utilisation des chélateurs calciques
▪ Le problème majeur des chélateurs demeure l’observance médicamenteuse
L’hyperphosphatémie est une complication tardive de l’insuffisance rénale chronique. Elle représente un facteur de risque cardiovasculaire majeur, spécifique à l’insuffisance rénale. La prise en charge de l’hyperphosphatémie repose sur le régime alimentaire, les chélateurs et enfin la dialyse. Deux grandes catégories de chélateurs du phosphate sont disponibles : les calciques et les non-calciques. Les récentes études engagent à restreindre les doses des chélateurs calciques au vu de la surmortalité qui leur est associée par rapport aux non calciques. De nouvelles perspectives thérapeutiques sont en cours de développement comme les inhibiteurs de l’absorption rénale ou intestinale du phosphate. Ces derniers pourraient améliorer la compliance médicamenteuse des patients.