Le hall de mon hôpital, j’y passe plusieurs fois par jour du lundi au vendredi et régulièrement le week-end également. Je traverse cet espace en arrivant le matin et en quittant mon travail le soir. Je traverse aussi fréquemment ce lieu pour me rendre aux réunions se tenant dans une autre aile du bâtiment ou à des rendez-vous fixés au bar, juste à côté de la grande porte vitrée qui marque l’entrée principale. A chaque fois que l’occasion se présente, je cherche à me concentrer sur tous les individus que je croise et pas seulement sur les soignants que je reconnais.
La principale raison pour laquelle je suis si friand de mes observations repose sur le fait qu’il se dégage de cet endroit-là une atmosphère très différente de celle des unités de soins que les blouses blanches connaissent bien (je n’évoque pas ici les secteurs médico-administratifs qui possèdent eux aussi leurs propres conditions barométriques !). En particulier, je crois que je suis devenu particulièrement sensible à l’infinie déclinaison des émotions émises par les individus qui y transitent aux différents horaires. Ainsi, pour rentabiliser mes passages répétés dans ce lieu charnière, je me force à fréquenter rigoureusement le même chemin tout en me concentrant sur ce qui change pourtant à chaque fois.
Même en ces temps où les virus qui circulent justifient le port de masques nuisant à la variété de mes analyses, je ne rate jamais l’occasion de considérer à la volée ceux qui croisent mon chemin. Il y a des jeunes, des vieux, des bien habillés, des mal fagotés, des maigres et des gros. Il y a ceux qui cherchent leur route. Ceux qui marchent sans hésitation et sans dévier le regard. Ceux qui déambulent plus lentement le long des murs avec ou sans appareil de marche. Il y a les individus qui se déplacent avec des fleurs à la main. Il y a ceux qui transportent plutôt ce que j’imagine être un livre ou une boîte de chocolats. Il y a ceux dont on voit facilement les larmes ou les yeux rougis. Il y a également ceux qui renversent la tête en arrière pour saluer un collègue tout en esquissant un bref sourire ou un petit signe de la main.
Evidemment, l’émotion se devine surtout sur le visage. Toutefois, la disposition des corps entre eux et leur emplacement font aussi apparaître leurs lots de sensations. Je repère les individus qui se déplacent en se tenant la main, en s’appuyant l’un sur l’autre ou en s’entrelaçant. Et parmi ceux qui se quittent ou se rassemblent devant la grande porte, je reconnais les enfants qui abandonnent leurs parents et réciproquement. J’identifie les amis ou les conjoints qui se séparent. Je discerne l’hôtesse d’accueil qui prend en charge ce nouvel arrivant électif. J’aperçois aussi un aide-soignant qui raccompagne un malade en chaise roulante. Je vois un monsieur avec un grand manteau d’hiver qui salue dignement cette femme vêtue de la robe de chambre de l’hôpital. J’observe ces gens qui arrivent ou qui s’en vont on ne sait pas d’où, ni pourquoi, ni pour combien de temps.
Quand j’ai de la chance, je peux saisir davantage encore. J’entends des bribes de discussions. Je vois des au revoir à travers une vitre : des bras qui se lèvent haut, des individus qui s’évertuent à parler fort alors qu’on ne les entend pas. Je vois des yeux qui se cherchent. Je peux comprendre alors que la séparation risque de durer longtemps ou qu’elle génère une plus grande densité émotionnelle. Parfois, malgré l’effervescence du lieu, les gens semblent oublier l’absence d’intimité. Les corps de ceux qui arrivent ou qui repartent étreignent de façon prolongée les corps de ceux qui restent. L’émotion peut alors être très vive et c’est comme si l’air s’épaississait.