C’est, au carrefour de la médecine, du droit et de l’éthique, une bien étrange première française. L’une de ces impasses absurdes qui voit un entrelacs de lois, de réglementations et de pratiques déboucher, au final, sur des interdits difficilement justifiables. Cette étrange première a pour cadre le tribunal administratif de Montreuil (Seine-Saint-Denis) dont les juges viennent de condamner l’Agence française de biomédecine pour avoir interdit à des hommes de pouvoir devenir père – et ce au motif qu’ils ont 69 et 70 ans.1 De quel droit une autorité administrative peut-elle prononcer une telle interdiction ? Comment peut-on en arriver à cette extrémité ?
En France, l’Agence de biomédecine est une institution puissante, respectable et parfois redoutée. Créée en 2005, elle a notamment pour mission d’encadrer et de surveiller l’ensemble des activités qui, directement ou non, ont à voir avec la loi et les réglementations de bioéthique. Parmi ces activités, on trouve notamment celles réunie sous le nom de « procréation médicalement assistée ». La justice administrative avait ici été saisie par deux couples hétérosexuels souhaitant pouvoir utiliser les dépôts de sperme conservés par congélation ; dépôts effectués par l’homme avant l’administration d’un traitement aux effets stérilisants. On sait que c’est là, depuis des années, une pratique fréquemment mise en œuvre (en France comme dans de nombreux pays) qui permet aux hommes de conserver leurs possibilités de devenir père après leur guérison.
Le Parisien / Aujourd’hui en France a rapporté le cas de l’un des deux couples.2 Soit Luigi, journaliste italien, âgé de 69 ans qui vit en France avec son épouse de 33 ans. Luigi (qui a deux enfants d’un premier lit) et sa femme souhaitaient avoir un enfant, un projet contrecarré par une « faible réserve ovarienne ». Ils entreprennent alors un parcours de procréation médicalement assistée dans une clinique parisienne avant qu’on ne diagnostique, chez Luigi, une affection – un cancer de la vessie – dont le traitement conduira vraisemblablement à une stérilité définitive. Il effectue alors un dépôt de sperme dans un laboratoire agréé pour cette activité.
Après la guérison, on explique à Luigi que le programme de procréation médicalement assistée ne peut être poursuivi. Le couple prend alors contact avec une équipe belge qui accepte la prise en charge. « On a vu une gynécologue et une psychologue et elles ont compris que c’était une histoire d’amour, elles étaient d’accord pour poursuivre » expliquent-ils au Parisien. Mais il faut pour cela obtenir l’autorisation d’exporter le dépôt de sperme depuis Paris jusqu’en Belgique. Et durant l’été 2015, l’Agence française de biomédecine refuse cette fois de donner son autorisation à cette exportation de gamètes. La seconde affaire jugée par le tribunal administratif de Montreuil est similaire et concerne l’exportation vers une clinique privée espagnole.
Il faut ici, pour comprendre, revenir au texte de la loi française de bioéthique et plus précisément à l’article L. 2141-2 du code de la santé publique. Cet article dispose :
« L’assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l’infertilité d’un couple ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité. Le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué.
« L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer et consentir préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple, le dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l’homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en œuvre l’assistance médicale à la procréation. ».
Les professionnels sur le terrain ont besoin de savoir comment doit être interprétée en pratique la loi de bioéthique
Corollaire : il faut aussi compter avec l’article L. 2141-11-1 qui, lui, dispose que l’exportation en dehors de France de cellules sexuelles à des fins de procréation médicalement assistée ne peut être autorisée que si les principes posés par l’article précédent ne sont pas respectés.
Voilà pour le cadre, et force est bien de constater que ce cadre est notoirement incomplet. En usant de la formule « l’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer », le législateur pressentait-il qu’il serait attaqué en justice ? Il interdisait l’utilisation des techniques de procréation médicalement assistée en dehors des couples composés d’un homme et d’une femme, de même que les inséminations artificielles post mortem. Mais qu’est-ce qu’un « couple en âge de procréer » ? Seule certitude : la Sécurité sociale française n’assure plus de prise en charge après le 43e anniversaire de la femme. Mais aucune mesure équivalente n’existe pour l’homme.
Ainsi, sans surprise, le tribunal administratif observe « qu’aucune disposition légale ou réglementaire ne fixe un âge au-delà duquel un homme n’est plus apte à procréer ». Dès lors il appartient, selon lui, à l’autorité administrative, lorsqu’elle examine une demande d’exportation de gamètes, « de prendre en considération l’ensemble des éléments propres à la situation personnelle du bénéficiaire potentiel de l’autorisation, sans limiter son appréciation à son année de naissance ». Il ajoute que si l’autorité administrative estime devoir rejeter la demande qui lui est présentée, « elle ne peut se borner à faire état de considérations générales dépourvues de valeur normative et sans lien direct avec la situation personnelle de l’intéressé ».
On peut le dire autrement : l’Agence de biomédecine n’a pas respecté les dispositions de la loi de bioéthique transposée dans le code de la santé publique. Or cette même Agence a choisi de faire appel de cette décision. Pourquoi ? « Compte tenu de la portée générale de l’interprétation faite par le tribunal administratif de Montreuil, l’Agence et les professionnels sur le terrain ont besoin d’une clarification des règles applicables en matière d’assistance médicale à la procréation et de savoir de façon incontestable comment doit être interprétée en pratique la loi de bioéthique » a-t-on expliqué à Slate.fr.
Ainsi une loi promulguée il y a plus de vingt ans aurait-elle, sur un point essentiel, besoin d’être « clarifiée ». « La loi impose comme condition d’être en âge de procréer et renvoie, pour apprécier cette condition, aux équipes médicales pour l’assistance médicale à la procréation puis à l’Agence de la biomédecine pour les importations et exportations de gamètes, explique encore l’Agence française de biomédecine. Ces acteurs prennent en compte le contexte médical et personnel de chaque situation. Dans la pratique, depuis de nombreuses années, un nombre important de professionnels de santé, s’appuyant sur des enquêtes comme le confirme celle du GEFF (Groupe d’étude de la fertilité en France) se fixent une limite de prise en charge à 60 ans pour l’homme ». On ne fait donc plus appel, ici, à la loi mais bien à l’usage.
« Les responsables des Centres d’étude et de conservation du sperme (Cecos) et les centres de fécondation in vitro ont établi la règle de ne pas prendre en charge les femmes après 43 ans et les hommes après 60 ans afin de se conformer à la loi et de définir le «en âge de procréer », confirme à Slate.fr le Pr Jacques Lansac, ancien président de la Fédération nationale des Cecos. C’était assez consensuel et les femmes voulaient qu’il y ait aussi un âge limite pour les hommes dans un souci d’égalité homme-femme. »
Pour autant, si l’Agence de la biomédecine mentionne l’âge des deux hommes (69 et 70 ans) pour leur refuser la possibilité d’être père, elle n’expose pas les raisons précises et documentées pour lesquelles ils ne seraient plus « en âge de procréer ». Elle observe simplement « que les hommes connaissent en vieillissant une diminution de la fertilité et une augmentation des risques génétiques liés à leur âge ». Est-ce vraiment là un argument qui justifie une interdiction administrative de devenir père après 60 ans ?