Le positionnement des patients en situation d’urgence constitue l’un des éléments de base de la plupart des formations en soins d’urgence. De multiples déclinaisons existent, en fonction de l’état du patient : décubitus latéral (droit ou gauche !), position semi-assise, jambes surélevées, tête en bas (ou en haut), décubitus ventral, etc. Ces diverses positions participent ainsi au socle commun des connaissances et compétences des soignants et disposent d’une assise solide dans la représentation collective des premiers secours au sein de la population. Paradoxalement, l’origine de ces positions, leur objectif initial, leur réelle efficacité préventive ou thérapeutique, ainsi que les éventuels risques inhérents sont largement méconnus ou négligés. Au travers d’une sélection de quelques positions, cet article propose une relecture épistémologique de ces méthodes en les replaçant dans leurs contextes historique et thérapeutique. A vous de juger ensuite si elles restent pertinentes dans votre pratique clinique !
La position latérale de sécurité (PLS) a été expérimentée pour la première fois en 1860 par le Dr Robert Bowles qui avait évoqué l’hypothèse que la mise en décubitus latéral d’un patient inconscient, avec une respiration spontanée, permettait le maintien de la perméabilité des voies aériennes tout en assurant l’évacuation des sécrétions buccales ou du reflux gastrique.1 A ce jour, la PLS est largement enseignée et pratiquée, tant pour l’adulte que pour l’enfant,2 et ce, bien que très peu d’études aient validé sa pertinence.3
Dans l’une des rares études disponibles, la mise en PLS de patients comateux (n = 205) ne présentait pas de bénéfice par rapport à la position en décubitus dorsal pour la prévention des pneumonies d’aspiration.4 Le niveau d’évidence reste ainsi très faible et les avis d’experts sur le sujet sont parfois contradictoires.5,6 La PLS a par ailleurs été régulièrement remise en question, avec des doutes sur son utilité et sur l’absence réelle d’effets néfastes. Stricto sensu, la PLS implique le positionnement du patient en décubitus latéral par un seul intervenant. Plusieurs méthodes ont été proposées, avec de nombreuses variations dans la manière d’installer les patients, tenant compte du contexte médical (traumatisme ou non) et du côté de la rotation (controlatérale en cas de traumatisme d’un membre, côté gauche chez la femme enceinte ou le patient obèse pour éviter la compression de la veine cave inférieure) (figure 1).
Diverses complications de la PLS ont été décrites, telles que rhabdomyolyse, compressions nerveuses, lésions cutanées, œdème des membres par limitation du retour veineux, sans oublier les douleurs et inconforts liés à une PLS prolongée.7 De récentes études ont par ailleurs montré que l’évaluation clinique du patient pouvait être compliquée par ce positionnement, limitant dès lors la capacité à identifier la survenue d’un arrêt respiratoire ou cardiaque.5 De manière intéressante, les différentes méthodes proposées ne présentent pas les mêmes risques. Ainsi, en 1996, il a été montré que la méthode de l’American Heart Association causait moins de troubles circulatoires au niveau des membres supérieurs que celle de l’European Resuscitation Council.7 Enfin, lorsqu’il existe un traumatisme du rachis, notamment cervical, l’installation du patient en PLS par un seul intervenant pourrait théoriquement provoquer des lésions médullaires. Le déplacement du patient nécessite alors la coordination de plusieurs personnes. Des adaptations de la PLS permettant de mieux protéger le rachis après un traumatisme ont ainsi été proposées, avec un niveau d’évidence qui reste également très faible.8 Il s’agit par exemple de la « lateral trauma position » en Norvège2 et de la « Haimes recovery position » décrite aux Etats-Unis.9,10
En conclusion, il n’existe pas de consensus sur le positionnement en PLS et de nombreuses méthodes ont été décrites dans la littérature. Si l’utilisation de la PLS reste recommandée – pour une durée limitée – par la plupart des sociétés de médecine d’urgence, en particulier pour les patients présentant un trouble de l’état de conscience, elle reste néanmoins controversée, du fait du manque d’évidences et des risques potentiels de complications.
La position de Trendelenburg, encore communément utilisée actuellement chez les patients hypotendus,11,12 doit son nom au prolifique chirurgien allemand Friedrich Trendelenburg, créateur par ailleurs d’une canule laryngée, et à l’origine de plusieurs opérations, signes cliniques et tests éponymes.13 En 1873, Trendelenburg décrit l’installation déclive du corps à 45°, « tête en bas et hanches vers le haut », afin de faciliter l’exposition du site opératoire lors de chirurgie abdominale basse ou pelvienne. D’un usage initialement chirurgical, cette position s’est généralisée dans le traitement du choc hémorragique durant la Première Guerre mondiale, sous l’impulsion du physiologiste américain Walter Cannon.14 Le postulat était alors que l’effet de la gravité favorisait la redistribution d’un volume intravasculaire des membres inférieurs et de l’abdomen vers la partie supérieure du thorax, améliorant ainsi la précharge, le volume d’éjection, le débit cardiaque et de ce fait la perfusion systémique.15 Il nuancera par la suite ses propos, en constatant un effet limité de la manœuvre.14
Son apparente simplicité physiologique et pratique explique la popularité de cette manœuvre qui est encore fréquemment réalisée en cas d’hypotension soudaine. La position de Trendelenburg a néanmoins suscité de nombreuses interrogations, pointant du doigt ses effets délétères sur la mécanique respiratoire, la pression intracrânienne ou la pression intraoculaire.16 A ce jour, plus d’une vingtaine d’études se sont intéressées aux effets hémodynamiques de la position de Trendelenburg.17 En dépit du fait que les méthodes, les collectifs et les protocoles d’étude divergent, l’ensemble des données disponibles tend à confirmer une augmentation réelle de la précharge et du débit cardiaque, mais à un niveau très modeste (mobilisation estimée de seulement 2 % du volume sanguin total).18 Cet effet n’est par ailleurs que transitoire (1 à 3 minutes), tant chez les sujets sains que chez les patients hémodynamiquement instables. Sur le plan de la mécanique ventilatoire, la ptose du contenu abdominal dès 20° d’inclinaison provoque une diminution de la mobilité diaphragmatique, entraînant une diminution de la capacité vitale et une majoration du travail respiratoire, qui peuvent à leur tour conduire à une altération des rapports ventilation-perfusion,19 voire à une hypoxémie et une hypercapnie si la position est maintenue.20 L’augmentation de la pression intrathoracique et la position déclive contribuent par ailleurs à une stase veineuse au niveau céphalique qui pourrait, selon certains auteurs, causer une hypertension intracrânienne et un œdème cérébral, en particulier chez les patients ayant une autorégulation vasculaire cérébrale altérée (traumatisme crânien, accident vasculaire cérébral).21
Considérant le faible niveau d’évidence, la disparité des études, l’absence d’effet favorable durable et les effets secondaires potentiels, l’utilisation classique de la position de Trendelenburg dans le cadre d’une hypotension devrait être limitée, a fortiori chez les patients critiques.22 Nous devrions lui préférer dans la mesure du possible un lever de jambe passif (cf. ci-après),23 couplé à une expansion volémique et / ou l’administration d’une amine vasopressive.
A l’instar de la position de Trendelenburg, la simple surélévation des membres inférieurs (passive leg raising) a été décrite de longue date dans les manuels de premier secours, en particulier lors de malaise à caractère hypotensif ou vagal. Si l’impact thérapeutique réel de cette mesure n’a jamais fait l’objet d’études détaillées, certains auteurs ont pointé son intérêt potentiel pour accroître le retour veineux sanguin par effet gravitationnel et dès lors améliorer la précharge et le débit cardiaque.24,25
Au cours de ces dernières années, plusieurs études ont relevé également l’intérêt diagnostique de cette manœuvre lors d’instabilité hémodynamique (état de choc), en particulier aux soins intensifs. Dans ces situations, seuls environ 50 % des patients répondent favorablement à un remplissage liquidien en améliorant leur débit cardiaque. L’identification des patients dits « répondeurs » nécessitait jusqu’à récemment la perfusion de liquides intraveineux. Le passive leg raising permet d’effectuer un test de remplissage (équivalent à 300 ml) et d’identifier les patients « répondeurs ». Il a l’avantage de ne pas nécessiter l’administration réelle de volume et donc d’être réversible, réduisant ainsi le risque de surcharge. Les performances du test sont excellentes, avec un rapport de vraisemblance de 11 (intervalle de confiance (IC) 95 % : 7,6–17) et une spécificité de 92 % pour reconnaître les patients « répondeurs » (c’est-à-dire une augmentation du débit cardiaque de 10 %).26 Inversement, le test permet d’identifier les patients « non répondeurs », limitant dès lors le risque d’hypervolémie associée à un remplissage intempestif.27
Les conditions de réalisation du test limitent son utilisation aux urgences. La réponse sur le débit cardiaque est rapide et transitoire (dans les 90 secondes), nécessitant un monitoring tensionnel continu. La procédure est par ailleurs bien standardisée, avec une élévation des membres inférieurs à 45° pendant 3 minutes, et la mobilisation simultanée du patient d’une position semi-assise à une position en décubitus dorsal.28 Durant la procédure, il convient enfin d’éviter la survenue de douleur, toux ou anxiété, afin de prévenir toute augmentation du débit cardiaque liée au stress.
A la lecture de ces brèves descriptions, force est de constater la faiblesse intrinsèque de la PLS ou de la position de Trendelenburg quant à leurs niveaux d’évidence. La présence potentielle d’effets secondaires, certes relativement limités, devrait inciter le clinicien à bien évaluer leurs bénéfices. Des études complémentaires seraient par ailleurs bienvenues, notamment au sujet de la PLS qui vise historiquement à réduire un risque de complication potentiellement létale (obstruction des voies aériennes). L’expérience des récentes études portant sur le passive leg raising confirme par ailleurs que le développement de stratégies de recherche prospectives dans le domaine est possible. Dans l’intervalle, un certain pragmatisme, que d’aucuns pourraient qualifier de bon sens clinique reste d’actualité !
Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts lié au présent article.
▪ La position latérale de sécurité (PLS) a pour but de faciliter le maintien des voies aériennes perméables et d’éviter la broncho-aspiration chez le patient inconscient qui respire. Cependant, la mise en PLS par des profanes pourrait retarder le diagnostic d’arrêt respiratoire et causer des lésions nerveuses périphériques si elle est prolongée
▪ La mise en position de Trendelenburg entraîne une augmentation du retour veineux, de la précharge et du débit cardiaque. Toutefois, cette amélioration est seulement transitoire et contrebalancée par les effets indésirables que sont la restriction de la mécanique respiratoire par le déplacement du contenu abdominal et l’augmentation de la pression intracrânienne
▪ Les études solides sur ces positions courantes en soins d’urgence sont rares et les avis d’experts contradictoires. Le niveau d’évidence est donc faible ce qui ouvre un large champ d’investigation
▪ La surélévation des jambes (passive leg raising) est mieux étudiée et semble une solution alternative intéressante en cas d’hypotension. Elle permet l’augmentation transitoire du débit cardiaque – par exemple avant le relais par une amine vasopressive – et l’évaluation de la réponse attendue à une expansion volémique. Elle nécessite toutefois un monitorage étroit de la tension et n’est pas toujours réalisable, par exemple chez les patients polytraumatisés