Les nombreux foyers de crise et de conflits qui continuent de sévir au Proche-Orient et en Afrique ont conduit, notamment durant l’année 2015, à une explosion des demandes d’asile en Europe, qui ont atteint près de 1,3 million en 2015 comme en 2016,1 même si la fermeture partielle, en mars 2016, de la route migratoire des Balkans transitant par la Turquie a considérablement ralenti cette tendance. Ainsi, fin 2016, on relève en Suisse une baisse de 31,2 % de nouvelles demandes sur l’année, relativement à 2015. Néanmoins, la considérable intensification des flux migratoires des années précédentes résulte en un chiffre global de 67 224 personnes dans le processus d’asile en février 2017 (procédure en cours, admission provisoire, personne en exécution de renvoi). En comparaison, ce chiffre s’élevait à 44 863 fin 2012.2
Conjointement, on assiste à de profondes variations de la provenance de cette population. En 2016, l’Erythrée avec 5178 demandes restait le principal pays dont étaient issues les personnes requérantes d’asile en Suisse, même si les demandes de ce pays ont diminué de moitié durant l’année. L’Afghanistan (3229), la Syrie (2144) et la Somalie (1581) venaient ensuite, suivis du Sri Lanka (1373) et de l’Irak (1312).
Sans surprise, en tant que centre communautaire de référence prodiguant des soins psychiatriques pour cette population dans le Service de psychiatrie adulte des HUG, nous avons observé au CAPPI Servette (Centre ambulatoire de psychiatrie et de psychothérapie intégré), ces dernières années, une nette recrudescence de la demande de soins en santé mentale de cette population dont certaines caractéristiques se sont modifiées. Ainsi, entre fin 2012 et fin 2016, la cohorte des patients requérants d’asile a plus que doublé (tableau 1) et est de plus en plus constituée de jeunes hommes migrants seuls, provenant majoritairement du Moyen-Orient et d’Asie du Sud avec une forte représentation de l’Afghanistan, même si les ressortissants d’Afrique subsaharienne demeurent très présents. On remarque parallèlement une augmentation du pourcentage de patients ayant nécessité une hospitalisation en milieu psychiatrique au moins une fois au cours de leur prise en charge entre 2012 et 2016, laissant penser à une fragilisation de cette population.
Par ailleurs, la saturation des structures d’accueil du canton a eu pour résultante l’aménagement de plusieurs abris de Protection Civile (PC), qui n’a pas été sans conséquence dans certaines configurations cliniques. On pense aux tableaux de syndrome de stress post-traumatique (PTSD), résultant notamment de détention liée à des actes de torture, dont on connaît la résistance au traitement et le risque de réactivation lorsque le sujet est amené à vivre en milieu souterrain, comme c’est le cas lorsqu’il est logé dans les abris PC.3 Parmi les patients suivis au CAPPI, on relève finalement un faible pourcentage de personnes séjournant dans ces lieux d’hébergement. Nos patients étant probablement les plus vulnérables en raison de leurs troubles psychiques, ils sont souvent rapidement transférés vers les foyers communautaires.
L’augmentation de la demande de soins psychiques a impliqué des adaptations successives de notre dispositif de soins sur ces dernières années :
Création d’un poste infirmier spécialisé mobile, intervenant dans les différents lieux de vie des personnes requérantes d’asile (foyers, abris PC ou autres) et assurant un accompagnement lors de la sortie de l’hôpital psychiatrique. Ainsi, au cours de l’année 2014, 47 interventions en moyenne par mois ont été réalisées dans 9 foyers du canton, auprès d’un sous-groupe de 30 patients présentant différents facteurs de risque concernant leur santé mentale (tableau 2), puisqu’il s’agissait en grande majorité de jeunes hommes vivant seuls, dont la demande d’asile avait été rejetée (NEM : non-entrée en matière ou débouté), et souffrant de manière prédominante de troubles psychotiques. Deux tiers avaient par ailleurs déjà été hospitalisés au moins une fois en milieu psychiatrique, d’où s’était parfois déployée l’intervention mobile.
Une deuxième adaptation de notre système d’accueil a consisté en des modifications des modalités d’adressage des personnes requérantes d’asile vers notre programme de soins. Ainsi nous avons mis en place un binôme infirmier spécialisé en première ligne pouvant être directement sollicité par un soignant (infirmier ou médecin) du Programme Santé Migrants (PSM)a pour une demande d’évaluation et de prise en soins. Il s’agissait là de faciliter au maximum l’accès aux soins psychiatriques. En effet, certains patients peuvent se montrer réticents à consulter en psychiatrie par crainte d’être stigmatisés ou en raison de la trop grande complexité du système de soins.4,5 Le délai de prise en charge moyen a pu ainsi être passablement diminué, avec un nombre total de demandes de prise en soins traitées de l’ordre de 300 par an. Après une première évaluation infirmière psychiatrique, le patient est adressé en fonction de la gravité de son tableau clinique vers l’un des programmes de soins du CAPPI ou, quand le patient ne relève pas d’une prise en charge multidisciplinaire, vers des psychiatres ou des associations privées de Genève, telles que Pluriels et Appartenances, spécialisées dans la santé psychique des populations migrantes. A cette voie d’adressage s’est ajoutée récemment la possibilité de pouvoir également faire directement appel à un médecin du programme transculturel.
La croissance rapide de cette population vulnérable et son besoin de dispositifs de soins en santé mentale rapidement accessibles et réactifs nous ont également portés vers une relecture du travail en réseau, en mettant l’accent sur différents partenariats. Le travail en réseau constitue un des fondements-clés de la psychiatrie communautaire dont se revendique notre structure de soins, qui consiste à replacer l’individu dans son environnement. Ce travail est essentiel avec une population qui ne sait pas nécessairement naviguer dans le système de soins en limitant la tendance à l’éclatement de la prise en charge.6 Il se déploie avec nos collègues internistes et pédiatres ou pédopsychiatres en cas de situations complexes impliquant plusieurs membres d’une famille en souffrance. Il se décline également avec différents intervenants sociaux, administratifs et juridiques pour préciser l’actualité de la situation socio-administrative du patient, évaluer dans quelle mesure elle peut participer à sa symptomatologie ou encore construire un projet de formation ou d’activité souvent pointé comme un besoin essentiel pour cette population.7 Une collaboration étroite avec l’équipe de l’Hospice Général, en charge de la gestion des logements collectifs pour les requérants d’asile, s’est notamment mise en place ces dernières années, permettant en particulier de signaler aux responsables les patients dont l’état clinique est jugé incompatible avec le maintien en abri PC, de manière à permettre leur relogement dans les plus brefs délais dans des foyers hors sol.
L’introduction d’espace de supervision est une autre adaptation des soins nouvellement mise en place, qui est proposée pour les soignants et vise plus particulièrement à réduire le risque d’épuisement parmi les professionnels de la santé. Dans la prise en charge des patients requérants d’asile en souffrance psychique, le soignant se retrouve fréquemment confronté à un sentiment d’impuissance, et oscille entre idéalisation et rejet de ces patients.8 En effet, le pronostic psychique du patient semble en grande partie déterminé par les antécédents traumatiques, le manque d’opportunité économique et la reconnaissance ou non du droit d’asile.9 Les situations de ces patients exposent ainsi les soignants à un risque plus important de burn-out compte tenu du conflit de valeurs qu’elles peuvent générer,10 de leur surcharge de travail à laquelle s’ajoute un risque de traumatisme vicariant, au vu de l’exposition importante aux récits traumatiques très éprouvants que déposent ces sujets. Afin de soutenir ceux qui accompagnent les requérants d’asile, des supervisions de psychiatrie transculturelle, ouvertes à tous les soignants, ont lieu régulièrement et constituent des espaces d’expression et de réflexion leur permettant de s’appuyer sur l’approche transculturelle pour travailler sur les aspects contre-transférentiels en jeu dans la relation thérapeutique.
Une fois évoqués tous les aménagements qui ont été nécessaires pour répondre à la rapide augmentation de la demande de soins en santé mentale de cette population (amélioration du travail en réseau, réactivité et spécificité des intervenants de soins, mise en place des supervisions spécifiques), il faut préciser que nombre de situations que nous accueillons dépassent largement le cadre habituel des soins psychiques et pointent les limites de la psychiatrie.
Sur le plan clinique tout d’abord. La nosographie psychiatrique classique, et notamment les classifications diagnostiques internationales (DSM V et CIM 10), peinent à rendre compte de tableaux cliniques souvent complexes et déroutants, expression de parcours de vie chaotique et de traumatismes nombreux. Des notions cliniques spécifiques, hors classification, paraissent indispensables, telles que « La clinique de la survivance » décrite par R. Roussillon11 ou les notions de « traumatismes complexes ».12 Cette clinique spécifique, associée à l’intégration d’aspects ethniques et culturels, est nécessaire pour rendre compte de la problématique de ces patients et donner des points d’appui aux équipes soignantes.
La grande majorité des hospitalisations se font dans un contexte de passage à l’acte ou de menace de passage à l’acte. Les facteurs de crise sont fréquemment associés à une évolution négative sur le plan administratif, décisions souvent peu compréhensibles eu égard au sacrifice, aux risques encourus, à l’espoir que portait l’exil pour ces patients (décision de renvoi, non-entrée en matière, cas Dublin). Ces imbroglios administratifs, conjugués à des conditions de vie difficiles (foyers, abris PC, absence de travail, réseau familial éclaté…), renvoient en miroir, sur le plan symbolique, une identité sociale extrêmement précaire et nous placent au carrefour d’interrogations éthiques, sociétales et politiques.
Si la première étape d’un séjour à l’hôpital est de redonner un semblant de cadre sécurisant, la prise en charge psychiatrique classique, centrée sur les symptômes, montre une efficacité relative sur l’évolution à moyen terme. Qu’attendre de la réponse de la médecine quand la question posée est celle de trouver un lieu où se construire une place dans le monde ? Rapidement stabilisés sur le plan de leurs symptômes, nombre de patients « re-décompensent » dès la sortie, parfois même dès l’anticipation de celle-ci, les mêmes causes engendrant les mêmes effets. Le passage à l’acte, notamment suicidaire, est souvent l’ultime solution du sujet face à sa situation d’impasse et son sentiment de perte totale de contrôle sur son existence. Un espace de soins ne peut parfois s’envisager qu’à l’intérieur des murs de l’hôpital, ultime « lieu d’asile », où peut s’initier un long travail pour aider le patient à renouer le fil de son histoire.
Voici quatre ans, nous publiions dans cette même revue un premier bulletin de santé de la population des personnes requérantes d’asile soignées au CAPPI Servette qui ne laissait en rien présager des bouleversements survenus peu après. Depuis lors, de nouveaux conflits ont entraîné de nouveaux exodes et de nouveaux drames, et ont passablement modifié les caractéristiques de cette population, comme nous avons voulu l’illustrer. En découle à nos yeux l’impérieuse nécessité d’adapter constamment notre système de soins aux besoins de la population à qui il s’adresse en le rendant le plus souple et le plus réactif possible. De nouveaux bouleversements sont toujours possibles, comme en témoignent les événements survenus ces dernières années, et seule une réflexion commune et processuelle entre tous les acteurs concernés, qu’ils soient du monde des institutions, des associations ou de la pratique privée, nous permettra de proposer une réponse à la hauteur de nos ambitions sociétales à cette population de plus en plus en souffrance.
Les auteurs ne déclarent aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ On a pu observer en 2015 et 2016 une forte intensification des flux migratoires qui a conduit à une recrudescence des besoins en termes de santé mentale des personnes requérantes d’asile
▪ La mise en place d’équipes de soins psychiatriques mobiles a concerné particulièrement un sous-groupe d’hommes plus jeunes que la population générale, vivant seuls, majoritairement déboutés ou nem et souffrant plus fréquemment de troubles psychotiques
▪ Le manque d’accessibilité et la complexité de nos dispositifs de soins accentuent les barrières au traitement
▪ Les problèmes de logement et les décisions de refus d’octroi d’asile comptent parmi les facteurs causaux les plus fréquents d’hospitalisation en psychiatrie