La diététique, cet art du bien manger adopté sur le tard par la médecine moderne, reste, en ce début de 21e siècle, un bricolage peu sérieux. Pour reprendre un euphé-misme de Steven Nissen, dans les Annals,1 les guidelines diététiques, malgré leurs airs sages et leur tendance moralisatrice, se déploient dans une « evidence-free zone ». Pourquoi ? Recherche particulièrement difficile à mener, domaine trop complexe ? Certes, mais l’excuse est faible, au regard de l’importance de la science nutritionnelle pour la santé. Serait-ce alors le peu d’exigence scientifique des médecins pour se construire un avis (et ne plus en changer) ? Probablement aussi. Mais le cœur du problème, pour être franc, ce sont les multiples influences des lobbies. La nourriture représente un gigantesque enjeu industriel, bien trop important pour être laissé aux médecins et à la science, estime depuis longtemps le secteur agro-alimentaire. Tout y est donc manipulé, parasité, on y finance des études petites et grandes, mais bancales, aux résultats souvent prédéterminés, en utilisant l’arsenal classique de la production de fake science.
Les choses commencent à changer. Du gros temps se lève sur les anciens dogmes. Même si, pour le moment, le système – humains et concepts – résiste. Ainsi, en janvier 2016, le département américain de la santé a édité ses guidelines nutritionnelles 2015-2020. Dans leur version préliminaire, ces guidelines prenaient à rebours le catéchisme diététique, en affirmant : « le cholestérol n’est pas un nutriment dont la surconsommation est préoccupante ». Mais cette affirmation a disparu de la version finale, qui continue donc d’affirmer le contraire. Pour des raisons scientifiques ou pour défendre le dogme ? Demander à toute la population de « limiter drastiquement la consommation de cholestérol et de graisses saturées » a représenté un immense coup de force. Mais il est temps de se demander : sur quoi repose-t-il ? Sur un mélange peu clair d’études observationnelles, de critères de substitution et surtout sur un choix sélectif, écartant des études qui ne supportent pas ses conclusions. Comme l’observe Nissen, c’est à partir de la « Seven Countries Study », une étude publiée en 1970, que s’est construite la théorie du lien entre l’ingestion de graisse (de cholestérol en particulier) et le risque coronarien. Volontairement biaisée, l’étude n’a pas pris en compte les résultats des pays qui, comme la France, ne corroboraient pas son hypothèse. De cette manipulation de la science ont découlé quantité de régimes, parfois extrêmes, ainsi qu’un discours sur le Bien et le Mal nutritionnel. La margarine « saine pour le cœur » est devenue l’alternative au beurre, les œufs ont été diabo-lisés et le régime « low fat » a été massivement promu, y compris pour les produits lactés. La devise « sans-graisse-donc-bon-pour-la-santé» est devenue l’obsession d’une génération.
La conséquence de cela ne fut pas seulement une restriction de la consommation de graisse par la population. Parce qu’il fallait bien que les gens se nourrissent, la réduction des graisses a été compensée par une surconsommation en hydrates de carbone, aux effets beaucoup moins rassasiants et aux propriété addictives (pour les sucres raffinés au moins), qui a amené une manière de manger beaucoup plus compulsive. Sans compter que, surfant sur les recommandations officielles, les lobbies du sucre, du glucose-fructose, des céréales, des boissons sucrées et autres mets préparés ont développé un marketing omniprésent et ultra-efficace. D’où une explosion de l’obésité dans les populations ayant été soumis à ce discours. D’où aussi une croissance du diabète de type 2. Les deux conjugués ayant entraîné la fin des progrès dans la diminution de l’incidence des maladies cardiovasculaires.
Un peu de clarté commence, malgré tout, à se dégager. Et le savoir qu’elle dessine se trouve à l’opposé des anciennes directives : il plaide pour la première version de guidelines du département d’Etat américain. Il y a quelques jours, en effet, a été publiée dans le Lancet l’étude PURE (Urban Rural Epidemiology).2 Impliquant plus de 200 investigateurs, 135 000 individus de 18 pays des 5 continents pendant une durée moyenne de plus de 7 ans, PURE représente la plus grande étude observationnelle liant la nutrition (estimée par questionnaires) aux maladies cardiovasculaires et à la mortalité. Et ce qu’elle montre, cette étude, c’est qu’une con-som-mation élevée de graisses (y compris saturées) et de protéines animales est associée à une mortalité moindre, alors que celle d’hydrates de carbone est, elle, liée à une mortalité supérieure.
Rien n’est évidemment simple dans l’interprétation de ces résultats. Comme le remarque Christopher Ramsden, dans un commentaire publié par le Lancet,3 il faudrait d’autres études pour, par exemple, mieux comprendre quel type de viande est lié aux effets bénéfiques, et si l’effet est vraiment propre à la viande. Ramsden avance l’hypothèse que les populations plutôt défavorisées impliquées dans PURE souffrent de malnutrition en micronutriments. Composée d’hydrates de carbone avant tout, leur nourriture est très pauvre en aliments bruts, non transformés. Alors que les produits animaux, eux, sont riches en zinc, en fer biodisponible, en vitamine B12, par exemple. Il est donc possible, estime Ramsden, que, chez les individus qui se nourrissent d’aliments avant tout industriels, la viande permette de corriger des carences en micronutriments.
Reste cette autre question : certains hydrates de carbone sont-ils plus que d’autres impliqués dans une hausse de la mortalité ? Selon PURE, c’est la quantité totale ingérée qui est associée à une surmortalité. Mais une autre étude, publiée par le même numéro du Lancet, montre que la prise de fruits et légumes, s’ils sont consommés à l’état brut, non transformés, est associée à une plus faible mortalité. La confrontation des deux études suggère, rapporte Ramsden, que ce sont les hydrates de carbone raffinés qui détermi-nent la surmortalité.
Et puis, maintenant que le vent tourne et que la graisse et la viande semblent se réinstaller dans le paysage du « manger sain », il ne faudrait pas que d’autres lobbies, en particulier celui de la viande et du lait, viennent exagérer les savoirs et durcir les recommandations. De nombreuses études bien construites montrent les effets délétères de la viande transformée (charcuteries, saucisses, kebab, etc.). Sans compter les problèmes éthiques : celui de la maltraitance animale dans les élevages industriels et celui d’une impossibilité de nourrir de manière durable la population mondiale avec une alimentation riche en viande.
Enfin, il faut se demander : la recherche pose-t-elle correctement la question diététique ? Tient-elle suffisamment compte de la complexité individuelle, du rôle du microbiote, par exemple ? La nutrition personnalisée est-elle une piste d’avenir ? Elle progresse, en tout cas. A l’origine très axée sur les gènes, elle tâche désormais d’incorporer les données phénotypiques et génotypiques. On s’intéresse de plus en plus au métabolome. Mais là aussi, tout reste à explorer.
En résumé, nous ignorons ce qu’il faut manger pour rester en bonne santé et vivre longtemps. Le comprendre demanderait de lancer de multiples études contrôlées, novatrices et surtout indépendantes. Pour le moment, seule une attitude s’avère scientifique : celle d’avouer qu’au-delà de quelques savoirs éparpillés s’étend un vaste monde inconnu. Mais il apparaît de plus en plus clairement que nos dogmes ont fait leur temps.