Une patiente de 79 ans, sans maladie psychique ou somatique notable, mère de deux enfants avec lesquels elle a de bons contacts et plusieurs fois grand-mère, vivant seule depuis le décès de son mari atteint d’un cancer des os il y a 11 ans, demande à son médecin actuel si les 100 comprimés de Luminal 100 mg en sa possession, dont la date de péremption est dépassée depuis 10 ans, « sont encore valables ».
A la question des raisons d’une telle demande, elle explique au médecin que son mari et elle sont membres d’EXIT depuis 30 ans. Ce dernier, il y a 11 ans, avait réussi à mettre fin à ses jours en utilisant un fascicule d’EXIT expliquant comment prendre un mélange de métoclopramide (Primperan) et de barbituriques écrasés dans de la banane tout en se mettant la tête dans un sac plastique.
Elle arrivera ces prochains mois au même âge que celui atteint par son mari au moment de son décès. Elle désire, dans un futur proche, utiliser pour elle ces médicaments qui lui restent et déclare : « Je suis déterminée à partir, je n’ai aucune angoisse ou tristesse, la vie n’a plus de sens depuis longtemps, je n’ai pas peur de la mort, mes filles sont au courant et me soutiennent dans ce qui est mon choix, je sais qu’EXIT ne voudra pas me donner la potion car je ne suis pas malade, alors je suis déterminée à la prendre moi-même et, s’il le faut, je mettrai aussi le sac en plastique ».
Le médecin lui explique qu’il est là pour l’aider à vivre, mais que sa demande est grave et pose d’importantes questions morales et éthiques, et qu’il désire en discuter avec des confrères et des spécialistes.
1.
Jérôme Sobel (JS) : En préambule, je confirme qu’en 2002, l’association EXIT ADMD Suisse romande a publié un guide d’autodélivrance pour ses membres qui pouvaient l’obtenir sur demande écrite trois mois après leur adhésion. Ce fascicule explicatif contenait plusieurs avertissements et les conseils pour la pratique de l’autodélivrance. Il donnait encore des adresses pour recevoir une prévention et une aide différente. Ce guide, qui n’est plus en usage depuis 10 ans, expliquait les voies possibles pour une assistance au suicide à travers l’intervention d’un accompagnateur de notre association ou d’un médecin traitant qui pourrait légalement agir à titre privé selon sa conscience.
Pour répondre à la question, je pense qu’un médecin qui fait une prescription de phénobarbital doit s’assurer de l’usage adéquat de son ordonnance par une association d’aide au suicide ou, s’il souhaite agir lui-même, être présent au moment de l’autodélivrance. Remettre une ordonnance à un patient et le laisser se débrouiller seul est une fuite des responsabilités.
Samia Hurst (SH) : On ignore dans quelles circonstances cette prescription a eu lieu. Le phénobarbital est en liste B, mais en tant que psychotrope, il est néanmoins soumis à la Loi sur les stupéfiants. Cela implique qu’il ne peut être prescrit que pour une durée limitée sur la même ordonnance (en général pendant un mois, exceptionnellement jusqu’à six mois).1 Il aurait effectivement été prudent de suivre l’utilisation de ce médicament. Cela s’applique en théorie à tout médicament pouvant être dangereux à forte dose, mais ne fait pas l’objet d’une obligation formelle. Il est impossible d’exclure à ce stade que l’ordonnance initiale ait déjà eu pour but une assistance au suicide. Dans ce cas également, il aurait été prudent d’en suivre le devenir. Il n’est par exemple pas exclu qu’une personne capable de discernement cesse de l’être, et laisser en sa possession les moyens de se suicider signifierait alors probablement que l’assistance serait hors du cadre légal au moment du suicide.
2.
JS : Notre association EXIT Suisse romande aide des personnes qui sont atteintes de polypathologies invalidantes, liées à l’âge. Ces personnes qui sont dans l’hiver de leur vie souffrent de dépendances progressives qui leur imposent des limitations physiques et des souffrances psychologiques. Je ne connais pas le dossier médical complet de cette personne et ne peux donc pas me prononcer.
3.
JS : Un médecin est responsable de son ordonnance pour obtenir une potion mortelle et peut devoir en répondre à la justice. Cependant, le Tribunal Fédéral a confirmé en 2006 que chaque être humain, capable de discernement, a le droit de décider de la manière et du moment de sa propre mort. Ce droit de décision appartient au droit à l’autodétermination au sens de l’art. 8 chiffre 1 de la Convention européenne des droits de l’homme et ceci aussi longtemps que la personne concernée est en situation de faire librement son choix et d’agir conformément à sa volonté.
SH : Cette situation est – malheureusement pour le médecin et pour sa patiente – une excellente illustration des situations les plus difficiles en Suisse.
Sur le plan légal, un médecin a le droit d’assister un suicide dès lors qu’il respecte les conditions prévues par le Code pénal (art 115 CPS).a Il faut que la personne qui souhaite mourir soit capable de discernement, qu’elle mette elle-même fin à ses jours, et que la personne qui l’assiste soit dépourvue de mobile égoïste. Aucune condition particulière liée à l’état de santé du suicidant n’est requise.
La déontologie professionnelle exige également que le médecin respecte les conditions de l’Académie suisse des sciences médicales : 2
La maladie dont souffre le patient permet de considérer que la fin de la vie est proche.
Des alternatives de traitements ont été proposées et, si souhaitées par le patient, mises en œuvre.
Le patient est capable de discernement. Son désir de mourir est mûrement réfléchi, il ne résulte pas d’une pression extérieure et il est persistant. Cela doit avoir été vérifié par une tierce personne, qui ne doit pas nécessairement être médecin.
Ces directives sont incluses par la FMH dans les annexes de son code de déontologie. Elles sont donc contraignantes pour les médecins.
Assister le suicide de cette patiente, décrite comme « sans maladie notable » serait légal au sens de l’article 115 du Code pénal, si le médecin estime qu’elle est capable de discernement et si lui-même est dépourvu de mobile égoïste. Il faut souligner ici qu’une simple note d’honoraire peut déjà être considérée comme un mobile égoïste. C’est d’ailleurs la raison d’être des bénévoles d’EXIT. Assister le suicide de cette patiente contreviendrait cependant aux directives de l’ASSM (Académie suisse des sciences médicales), puisque cette patiente n’est pas atteinte d’une « maladie…(qui) permet de considérer que la fin de la vie est proche ». Les directives de l’ASSM n’ont pas valeur de loi, mais elles sont intégrées au code de déontologie de la FMH et le médecin pourrait risquer des sanctions professionnelles. Dans les faits, il est difficile d’évaluer ce risque. Les conditions médicales à l’assistance au suicide font partie des points faisant l’objet de désaccords importants en Suisse.3 Il existe des cas où des médecins ont contrevenu aux directives de l’ASSM sans être inquiétés, mais cette issue ne peut en aucun cas être garantie.
Il faut également rappeler que tout suicide est à considérer comme une mort non naturelle et qu’à ce titre, le médecin est tenu d’établir un constat et non un certificat de décès.
A l’inverse, le médecin qui ne souhaite pas assister le suicide d’un patient peut simplement refuser de le faire sans avoir à donner de raisons particulières. L’assistance au suicide est un droit-liberté, un droit de non-ingérence : lorsque les conditions sont remplies et que deux personnes se mettent d’accord, l’état ne s’en mêle pas. Il n’existe jamais de droit à obtenir une assistance au suicide. Même lorsque quelqu’un en remplit les conditions, personne n’a le devoir de lui fournir cette assistance.
4.
JS : Notre association est une première barrière contre un suicide émotionnel pour de mauvaises raisons. Nous aidons des personnes malades qui ont leur discernement et qui réussissent à nous convaincre du bien-fondé de leurs demandes au cours de longs entretiens en tête à tête puis avec leurs proches. Les options alternatives sont toujours évoquées et les raisons de leurs rejets discutées.
SH : L’expression d’un désir de mort par un patient doit être prise au sérieux et explorée.4 Les raisons pour lesquelles la patiente exprime cette demande doivent être explorées de manière ouverte et sans jugement. La souffrance doit être évaluée en utilisant une approche globale comme celles qui sont employées en soins palliatifs, au besoin avec l’appui d’un spécialiste. Dans certains cas, des alternatives seront susceptibles de l’aider et elles doivent lui être offertes. La capacité de discernement de la patiente quant au désir de se suicider doit être évaluée. Si la patiente est capable de discernement et que son désir de mourir persiste, une discussion structurée doit être enclenchée sur les soins médicaux qu’elle souhaite ou qu’elle refuse en cas de maladie. Certains patients sont d’accord d’attendre qu’une « occasion de mourir » se présente et soit prise et peuvent inscrire cette démarche dans une directive anticipée. Cela ne semble pas être le cas de cette patiente.
De nombreuses demandes disparaissent lorsque ces étapes sont suivies. Certaines, cependant, persistent. Lorsque c’est le cas, il existe plusieurs cas de figure. Chez les patients qui reçoivent un traitement qui les maintient en vie, il arrive que celui-ci puisse être interrompu. Certains patients décident également de mettre fin à leurs jours en cessant de s’alimenter et de s’hydrater.5 Cette stratégie peut nécessiter un suivi médical et ce suivi ne constitue pas une assistance au suicide. Lorsqu’une demande d’assistance au suicide persiste, le médecin doit décider s’il entrera en matière ou non et annoncer sa décision au patient. Il n’est pas tenu de référer le patient à quelqu’un qui entrerait en matière. Le patient a cependant le droit de savoir s’il remplit les conditions pour obtenir une assistance au suicide en Suisse ou non, et d’être informé sur les possibilités existantes. Le cas présent confronte donc le médecin à un dilemme important. La patiente remplit les critères légaux, mais accepter d’assister son suicide serait une transgression des règles de déontologie professionnelle. Il a le droit de refuser d’entrer en matière, mais dans ce cas les conséquences pour sa patiente seront probablement plus graves. Les règles contre les conséquences : c’est une structure fréquente des dilemmes éthiques.
5.
JS : La patiente a parfaitement compris comment notre association EXIT Suisse romande fonctionne et quels sont les critères d’acceptation d’une assistance au suicide. Cette dame craint peut-être un refus de notre part ou alors elle souhaite agir seule quand bon lui semblera sans personne autour d’elle. Lorsque notre association est impliquée, nous sommes toujours présents lors de l’autodélivrance et annonçons le décès à la justice puisqu’il n’est pas considéré comme une mort naturelle. Une enquête pénale est ouverte contre nous et elle se clot par un non-lieu.
SH : Que la patiente s’adresse à son médecin peut signaler toutes sortes de choses, mais la première à envisager est sans doute qu’elle a une plus grande confiance en son médecin. Cela dit, la confiance a toujours un contenu. On a confiance que quelqu’un va faire quelque chose de spécifique, de manière compétente, honnête et fiable.6 Qu’attend cette patiente de son médecin ? C’est la question à explorer. Elle déclare savoir qu’EXIT n’entrera pas en matière, et il est possible qu’elle ait déjà essuyé un refus.
Par la suite, le médecin a revu la patiente. Celle-ci a été informée des éléments ci-dessus et a réitéré sa détermination à mourir bientôt. Elle a ainsi annulé de prochains traitements dentaires et une opération prévue de la cataracte, devenus inutiles selon elle.
La patiente n’exprime aucun sentiment dépressif et évoque avec le sourire et en paix son désir de partir à 79 ans comme un choix libre et réfléchi depuis des années. Tout est clair avec l’une de ses filles et une amie et voisine très proche, qui seront présentes au moment qu’elle aura choisi pour l’accompagner dans sa détermination. Elle résume sa position en reprenant les propos de Rosette Poletti qui aurait écrit : « Toute la vie on nous demande d’être responsables et de gérer, et pour la mort on ne peut pas faire pareil… ». Comme elle est consciente qu’elle ne pourra pas totalement se fier à l’effet des barbituriques anciens qu’elle possède, elle est déterminée, pour mourir, à s’aider en plus d’un cornet plastique refermé sur sa tête. Elle dit : « C’est juste plus long et difficile pour mourir. »
Elle a averti son médecin à propos du samedi soir durant lequel elle a décidé de partir ainsi, en lui demandant d’être disponible le lendemain dimanche afin que les personnes qui l’accompagneront puissent l’appeler « Car j’aimerai que ce soit vous qui m’accompagniez jusque-là et que vous fassiez le constat de décès ».
Le jour dit, le médecin traitant a été appelé par la fille de la patiente, qui lui relatera la mort sans souffrance d’une femme qui s’est endormie, vécue dans le calme. Un constat de décès attestant d’une mort non naturelle a été établi et la justice avertie.
L’appréciation judiciaire d’une faute éventuelle repose naturellement sur des critères juridiques, mais aussi sur une évaluation des éléments subjectifs d’une éventuelle infraction (tels que mobiles ou intention par exemple) nécessitant une connaissance aussi exacte que possible de la personnalité de l’auteur. A ce défaut, on comprendra dès lors que les remarques qui suivent n’ont pas valeur de jugement, mais ne se fondent que sur l’application du droit pénal, en particulier de l’art. 115 du Code Pénal Suisse (CPS).
La prescription de phénobarbital expressément destiné au suicide du patient constitue un acte d’assistance au suicide prévu par l’art. 115 CPS. Ce comportement n’est toutefois punissable d’une peine privative de liberté de 5 ans au plus ou d’une peine pécuniaire qu’à la condition que l’auteur ait été poussé par un mobile égoïste et que le suicide ait été consommé ou tenté. Le cas d’école est le mobile successoral, mais un très vieil arrêt condamnait déjà celui qui avait acheté des somnifères pour celui qui lui avait déclaré vouloir se suicider et avait encaissé 50 CHF pour ses frais. On comprend toutefois que le législateur n’avait pas en perspective la situation du médecin confronté, de par sa mission, au devoir de soigner et/ou de sauver et, partant, exposé au grief de mise en danger de la vie d’autrui (art. 127 CPS) ou d’omission de prêter secours (art. 128 CPS).
Dans le cas présenté, rien ne permet de soupçonner un mobile égoïste de la part du médecin de l’époque, en présumant qu’aucune note d’honoraires n’a été établie pour ce genre de service. Par ailleurs, sans vouloir répondre à la place d’EXIT, et compte tenu de l’état général de la patiente, nous pensons qu’effectivement celle-ci se heurterait à une réponse négative de l’association. Enfin, et sans vouloir davantage nous substituer au médecin, nous doutons fortement que la vocation de celui-ci puisse, en l’état, le conduire à souscrire à la demande de sa patiente.
En résumé, il nous paraît que toutes les questions posées trouvent les bonnes réponses dans la prise de position de la commission centrale d’ethique de l’assm du 20 janvier 2012.7