Les hémocultures font partie des examens les plus prescrits dans la pratique hospitalière – environ 30 000 par année aux Hôpitaux Universitaires de Genève – bien que leur rendement soit faible. En effet, seulement 4 à 7 % des hémocultures reviennent positives, pour un coût de prélèvement non négligeable. A celui-ci s’ajoutent les conséquences liées aux faux positifs (examens complémentaires, jours d’hospitalisation supplémentaires), pouvant accroître les coûts d’un séjour hospitalier. Cependant, au vu d’une mortalité élevée associée aux bactériémies (14 à 37 %), et en sachant que l’introduction rapide d’antibiotiques ciblés permet de diminuer drastiquement cette dernière, il convient de rapidement et efficacement détecter les patients bactériémiques.1,2 En Suisse, et dans un milieu hospitalier de soins aigus, l’incidence moyenne des bactériémies est estimée à 220 épisodes pour 100 000 personnes/année, avec des chiffres augmentant régulièrement.3 Le principal pathogène identifié est Escherichia coli, représentant environ 30 % des épisodes de bactériémie.3
Il paraît donc judicieux d’essayer de prédire au mieux quel patient suspect de bactériémie bénéficiera réellement d’hémocultures, en tentant d’estimer le plus justement possible la probabilité prétest que celles-ci reviennent positives. Pour ce faire, nous avons réalisé une revue de la littérature visant à mettre en évidence certains paramètres anamnestiques, cliniques et paracliniques qui permettraient d’identifier les patients bactériémiques et pour lesquels les hémocultures seraient indiquées et utiles. A noter que les hémocultures sont la plupart du temps réalisées par paires ; afin de simplifier ce texte, nous avons choisi d’utiliser le terme « hémocultures » alors qu’en réalité, pour cette raison, il devra être interprété comme « paire d’hémocultures ».
L’invasion du sang par un pathogène provient le plus souvent d’une source infectieuse focale s’étant disséminée, moins souvent d’une source primaire non identifiable. Si une endocardite mène toujours à une bactériémie, certains autres types d’infections restent localisés dans la plupart des cas. Coburn et coll. publient en 2012 un article dans le JAMA, regroupant les résultats de 35 études traitant de bactériémie et prédiction.4 Selon celles-ci, la source de l’infection nous permet de stratifier les patients en trois groupes : ceux à bas risque (< 14 %), à moyen risque (19‑25 %) et à haut risque (38‑69 %) de bactériémie (tableau 1). Ainsi, les patients atteints de cellulite ou encore de pneumonie acquise en communauté ont un faible risque d’être bactériémiques, contrairement au patient en choc septique ou souffrant de méningite bactérienne aiguë. De façon intéressante, on note qu’un patient susceptible d’être traité en ambulatoire n’a que peu de risque d’être bactériémique.
En pratique clinique hospitalière, il est d’usage de réaliser des hémocultures pour tout patient présentant une température supérieure à 38° ou 38,3° C selon les centres. La littérature pourtant ne permet pas d’appuyer cette stratégie : en effet, l’élévation de la température (37,8° à > 40° C) n’est pas proportionnellement corrélée à un risque de bactériémie plus important. Selon l’étude de Coburn,4 la présence ou l’absence d’état fébrile ne permet pas d’augmenter ou de diminuer la probabilité qu’un patient soit bactériémique (rapports de vraisemblance positifs (RV+) entre 0,3 et 1,9 et rapports de vraisemblance négatifs entre 0,5 et 1,1). En revanche, les frissons et particulièrement les frissons solennels semblent plus prédictifs, avec des RV+ allant jusqu’à 4,7 pour les frissons solennels (tableau 2). A noter que la sensation subjective de fièvre, souvent rapportée par les patients, est également peu suggestive. A la lumière de ces résultats, et dans l’optique de la pratique d’une médecine la plus cost-effective possible, l’habitude consistant à réaliser d’emblée une hémoculture chez tout patient fébrile pourrait être remise en question, ou en tout cas devrait être intégrée au contexte clinique plus global du patient.
Il n’est plus à prouver que la procalcitonine (PCT) est un marqueur fiable d’un sepsis, tant dans la population adulte que pédiatrique. Son rôle dans la détection d’une bactériémie est de mieux en mieux étudié, avec notamment plusieurs méta-analyses traitant de ce sujet. Ainsi, il a été démontré que non seulement la valeur de la PCT permet de prédire une bactériémie, mais également – en fonction de son élévation – de suspecter le germe à l’origine de l’infection. Une étude observationnelle,5 incluant plus de 35 000 patients, a montré qu’avec des seuils allant de < 0,4 à < 0,75 ng/ml (une valeur à 0,5 ng/ml étant le cut-off le plus souvent utilisé), la PCT a une valeur prédictive négative (VPN) excellente, quel que soit le germe (de 98,4 % pour les bactéries Gram positifs à 99,9 % pour les anaérobes). La PCT médiane pour les bactériémies à Gram négatifs – germes associés à la plus haute élévation de la PCT – est à 2,2 ng/ml. En revanche, en l’absence de bactériémie, la médiane s’abaisse à 0,3 ng/ml. La sensibilité de la PCT est constamment supérieure à la spécificité, rendant ce test principalement utile pour exclure une bactériémie, et non pour la confirmer.6
Une des questions importante pour la pratique clinique est de savoir quel est le nombre correct d’hémocultures à prélever lorsqu’on suspecte une bactériémie et qu’on ignore sa source. La littérature est relativement vaste sur ce sujet. Dans leur étude rétrospective de 2007, Lee et coll. ont estimé la sensibilité cumulée des hémocultures à détecter une bactériémie en examinant tous les patients pour lesquels au moins trois hémocultures avaient été prélevées dans une période de 24 heures.7 Parmi les bactériémies à un seul germe prouvé, 73,1 % étaient détectées lors de la première hémoculture ; ce taux de détection augmentait à 88,9 % avec les deux premiers prélèvements, et à 97,7 % et 99,8 % avec respectivement les troisième et quatrième prélèvements.7 Cette quatrième hémoculture n’augmente donc que peu les probabilités de mettre un germe en évidence. La plupart des études analysant cette question retrouvent les mêmes résultats.
Par ailleurs, certains germes sont plus susceptibles que d’autres d’être détectés dès la première hémoculture. Ainsi, si plusieurs hémocultures sériées restent négatives, on peut raisonnablement exclure une bactériémie due à ces germes.7 En tête de liste se trouvent les bactériémies à Staphylococcus aureus qui sont détectées dans 90 % des cas avec la première hémoculture prélevée et dans 100 % des cas avec trois prélèvements pratiqués dans un intervalle de 24 heures. On peut donc prédire l’absence de bactériémie à Staphylococcus aureus après trois hémocultures négatives sans antibiothérapie en cours.
En revanche, un seul prélèvement ne permet de déceler qu’environ 60 % des bactériémies à Pseudomonas aeruginosa ou à Candida albicans. Quant aux bactériémies à Enterocoque, Klebsiella pneumoniae ou E. coli, la positivité des premières hémocultures varie entre 30 et 47 %. Ceci nécessite alors des prélèvements plus nombreux et ne permet pas d’exclure une telle infection rapidement (tableau 3). Ainsi même s’il est possible de suspecter ce type de germe a priori, en aucun cas cette suspicion ne pourrait être assez forte pour permettre de limiter le nombre d’hémocultures prélevées avant d’avoir obtenu un diagnostic objectif.
C’est pourquoi, dans notre institution, les recommandations du Service des maladies infectieuses n’encouragent pas, lors d’une suspicion de bactériémie, le prélèvement de plus de trois paires d’hémocultures par 24 heures, hormis dans des cas particuliers tels qu’une suspicion d’endocardite ou d’infection endovasculaire, l’objectif étant dans ce cas-là d’obtenir un rendement le plus proche possible de 100 %. Il n’y a pas lieu non plus de vérifier l’efficacité du traitement antibiotique par la négativation des hémocultures, sauf encore une fois lors d’endocardite.
Compte tenu du rendement assez mince d’une hémoculture, il serait utile d’avoir un score clinique nous permettant de prédire pour quel patient il est indiqué de prélever une hémoculture. Deux scores retiennent notre attention : le score de Shapiro, établi pour une population de patients des urgences, ainsi que le score de Jones et Lowes, se basant sur quatre des critères du syndrome de réponse inflammatoire systémique (SIRS) (tableaux 4 et 5).8,9
En fonction de critères majeurs et mineurs, le score de Shapiro permet de classer les patients à risque de bactériémie en trois catégories : ceux à bas risque (0,6 %), ceux à moyen risque (6,8 %) et ceux à haut risque (25,6 %). Les auteurs proposent de prélever une hémoculture chez les patients ayant 2 points ou plus et de s’abstenir chez les patients à bas risque. Avec une sensibilité de 80 % et une VPN de 99,4 %, l’application de ce score a permis d’éviter le prélèvement de 27 % d’hémocultures, avec une économie financière estimée à plus de 140 000 USD.
Le score de Jones et Lowes prédit la positivité d’une hémoculture avec une sensibilité de 93 à 96 %, si au minimum deux des critères sont présents. A noter que la spécificité de ces deux scores étant médiocre, leur utilisation nous permet principalement de renoncer aux hémocultures chez les patients à faible risque, mais n’évite pas les faux positifs.
Un des sujets d’actualité en infectiologie est la prédiction d’une bactériémie à germe résistant, comme par exemple un germe BLSE (bêta-lactamase à spectre élargi), notamment E. coli, K. pneumoniae, Klebsiella ocytoca. Bien qu’en général les hémocultures ne mettent que peu de temps à se positiver, l’identification d’une résistance aux antibiotiques demande environ 24 heures supplémentaires. La détection précoce d’une bactériémie à germe BLSE permettrait d’éviter la prescription d’une antibiothérapie initialement à trop large spectre, ou au contraire de risquer de sous-traiter les patients avec une antibiothérapie d’emblée relativement ciblée. Un score de prédiction a été récemment développé,10 et permet d’estimer le risque d’infection à l’un de ces germes sur la base de cinq paramètres simples qui sont les suivants : un antécédent d’infection à germe BLSE, le port d’un dispositif intravasculaire permanent, un âge supérieur à 43 ans, une hospitalisation récente dans une région endémique pour les germes BLSE (Amérique latine en excluant les Caraïbes, le Moyen-Orient, l’Asie du Sud, la Chine et la Méditerranée) et finalement une prise de plus de 6 jours d’antibiotiques durant les 6 derniers mois (figure 1). Avec une VPP et une VPN à respectivement 91 % et 92 %, cet arbre décisionnel permet de mieux cibler rapidement l’antibiothérapie de choix. Encore peu connu de nos hôpitaux, ce schéma pourrait toutefois être utile lorsqu’on sait que l’incidence d’infections à germes BLSE en Suisse s’élève à environ 5 %,11 sous réserve d’une littérature encore peu abondante sur ce sujet. La détection rapide du germe et de ses résistances permettrait de diminuer la sélection de bactéries en évitant la prescription initiale d’une antibiothérapie à large spectre et de réduire les coûts de la santé.
Les hémocultures font partie des examens les plus souvent prescrits dans une pratique hospitalière. En faire bon usage et mieux choisir les patients pour lesquels cet examen est indiqué et sera utile, permettrait une prise en charge optimale des bactériémies, avec la prescription rapide d’une antibiothérapie ciblée. Il existe un panel de paramètres permettant d’augmenter ou diminuer la probabilité prétest qu’un patient soit bactériémique. En les connaissant, il est ainsi possible de limiter leur prescription, évitant ainsi les faux positifs et l’augmentation des coûts de la santé.
Les auteurs ne déclarent aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Le prélèvement d’hémocultures ne doit pas être systématique, mais réalisé après évaluation de la probabilité prétest que celles-ci reviennent positives
▪ La température élevée n’est pas à elle seule un marqueur fiable de bactériémie
▪ Prélever plus de 3 hémocultures par 24 heures n’a que peu d’intérêt diagnostique
▪ La prédiction d’une bactériémie à germe résistant fait partie des nouveaux intérêts en matière d’infectiologie