Cela fait maintenant bientôt 30 ans que les inhibiteurs de la pompe à protons (IPP) sont disponibles. Ils sont reconnus comme efficaces dans plusieurs pathologies du tractus digestif haut dans lesquelles ils font l’objet de recommandations précises.1
La prescription d’IPP ne cesse d’augmenter, de manière encore plus importante depuis l’arrivée des génériques en 2002.1 En 2009, aux Etats-Unis, il y a eu plus de 119 millions d’ordonnances d’IPP pour un coût de 14 milliards de dollars, ce qui en fait le troisième traitement le plus vendu au monde.2 En ambulatoire, la consommation d’IPP aux Etats-Unis a plus que doublé (de 4 à 10 %) entre 2002 et 2009 et, en Allemagne, elle a été multipliée par six entre 2000 et 2010.3,4
En l’absence d’élargissement évident des indications, cette croissance spectaculaire est attribuable à une surprescription. Cet article rappelle les indications au traitement par IPP et expose les raisons supposées ainsi que les conséquences de leur surprescription.
Les indications principales aux IPP sont rappelées dans le tableau 1 qui s’inspire des recommandations de la Food et Drug Administration (FDA) et du National Institute for Clinical Excellence (NICE).1,5-7
Les trois indications principales des IPP sont la maladie ulcéreuse gastroduodénale, le reflux gastro-œsophagien et le saignement digestif haut. Notons que la prophylaxie de l’ulcère de stress n’a pas fait l’objet d’évaluation dans les unités de soins non intensifs ni en ambulatoire. Elle n’est recommandée que pour les patients de soins intensifs à haut risque, c’est-à-dire les patients sous ventilation mécanique depuis ≥ 48 heures, avec des troubles de la coagulation, un trauma crânien ou des brûlures sévères. Dans cette population, le NNT est de 900.8 Par ailleurs, la « protection » gastrique par IPP lors d’un traitement par anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) n’est recommandée que dans des situations à risque, c’est-à-dire avec ≥ deux facteurs de risque suivants : âge > 65 ans, antécédent d’ulcère peptique ou de saignement digestif haut, AINS à hautes doses (2 fois la posologie de base), traitement concomitant d’anticoagulants, d’antiplaquettaires ou de glucocorticoïdes.1,9 La « protection » gastrique par IPP n’est pas recommandée lors d’un traitement par corticostéroïdes seuls.
En marge de ces indications principales, un consensus d’experts a récemment intégré dans ses recommandations le status après sclérothérapie ou la ligature de varice œsophagienne chez le patient cirrhotique pour une durée de dix jours, et la pancréatite chronique avec stéatorrhée persistante malgré une substitution enzymatique. Dans cette dernière indication, la durée n’est pas spécifiée.10
Une revue de 2012 aux Etats-Unis, portant sur sept études rétrospectives américaines et conduites chez des patients hospitalisés de médecine interne, a pu démontrer que, dans plus de 50 % des cas, la prescription d’IPP était inappropriée.11 Les mécanismes de cette surprescription sont essentiellement les suivants :
l’instauration du traitement pour une indication inappropriée ;
la poursuite de celui-ci sans remise en question de son bien-fondé ;
des problèmes de sevrage lors de son arrêt.
La prévention abusive de l’ulcère de stress, c’est-à-dire en dehors du contexte de soins intensifs chez des patients à haut risque, se dégage comme étant la principale indication erronée au traitement par IPP.11 Une étude transversale par questionnaire, menée dans le service de médecine interne d’un hôpital tertiaire aux Etats-Unis (hors des soins intensifs) montrait que près de 70 % des médecins prescrivaient un IPP à plus de 25 % de leurs patients pour prévenir un ulcère de stress. La crainte de répercussions légales liées à la non-prescription d’IPP ainsi que l’ignorance des effets indésirables des IPP étaient fortement associées au fait de prescrire ce traitement inapproprié.12 Deux autres études hospitalières rétrospectives, également menées hors des soins intensifs dans des services de médecine interne générale (n = 6) et dans un service de médecine « familiale », révélaient des taux de prescription inappropriée pour la prophylaxie de l’ulcère de stress chez 20 à 40 % des patients.13,14 A noter que dans une étude transversale de plus de 1000 patients hospitaliers (tous services confondus) à Singapour, l’anémie sans signe de saignement digestif haut chez des patients stables était identifiée comme l’indication inappropriée principale (34,5 % des indications inappropriées).9
Une fois le traitement d’IPP instauré en milieu hospitalier, quelle que soit l’unité de soins ou l’adéquation ou non de la prescription, cette dernière est rarement remise en question. Une étude prospective, incluant 248 patients de soins intensifs, traités par antisécrétoires gastriques pour une prophylaxie justifiée de l’ulcère de stress, a montré que, pour 80 % d’entre eux, ce traitement était poursuivi sans indication justifiée à la sortie des soins intensifs.15 Une autre étude rétrospective a démontré que 60 % des sujets de soins intensifs recevaient des IPP sans raison à la sortie de l’unité, et que ce traitement était poursuivi chez 24 % d’entre eux à la sortie de l’hôpital.16
La problématique de poursuite mal justifiée de ce traitement semble dépasser le cadre hospitalier : dans une étude de cohorte américaine, la liste des diagnostics retenus chez 4800 patients ambulatoires sous traitement antisécrétoire (IPP et antihistaminiques) a été examinée. Dans 39 % des cas, aucun diagnostic « digestif haut » n’était présent. Parmi les diagnostics justifiant un traitement d’IPP, on retrouvait principalement le reflux gastro-œsophagien (38 %) et la dyspepsie (42 %).17 Dans une autre étude observationnelle de patients ambulatoires appartenant à un réseau de soins (Ann Arbor Healthcare System), 946 patients recevaient des IPP et un diagnostic documenté justifiant ce traitement n’était disponible dans leur dossier que dans 35,4 % des cas.18
Un effet « rebond » avec hyperacidité gastrique à l’arrêt du traitement d’IPP pourrait engendrer des symptômes de sevrage (douleur ou inconfort épigastrique, pyrosis, régurgitations) et par-là contribuer aux difficultés rapportées d’interrompre ce traitement même lorsqu’il n’est plus indiqué. Deux études soutiennent cette hypothèse. Dans la première, suédoise, 58 volontaires sains ont été randomisés dans un groupe « IPP » (pantoprazole 40 mg/jour) et un groupe placebo. Le traitement était pris pendant 4 semaines. Une semaine après l’arrêt du traitement, 44 % des patients dans le groupe « IPP » présentaient une dyspepsie contre seulement 9 % dans le groupe placebo (p = 0,009). Cette différence était corroborée par des taux de gastrine significativement plus élevés dans le groupe IPP.19 A noter que les symptômes disparaissaient les semaines suivantes. L’autre étude, danoise, rapporte des résultats similaires : 119 volontaires sains ont été randomisés dans un groupe « IPP » (esoméprazole 40 mg/jour) et un groupe placebo pendant 8 semaines. Après l’arrêt du traitement, 44 % des patients du groupe « IPP » présentaient un pyrosis ou une dyspepsie contre 15 % dans le groupe placebo (p < 0,001).20 A nouveau, cette différence s’estompait les semaines suivantes. C’est notamment sur la base de ces données qu’une étude randomisée est en cours aux HUG. Son but est d’évaluer, à l’arrêt d’un traitement d’IPP qui n’est plus indiqué, les bénéfices d’un sevrage progressif de l’IPP versus un arrêt brutal en termes de symptômes de sevrage. En attendant les résultats de ce travail, afin d’augmenter les chances d’arrêt du traitement lorsqu’il n’est plus indiqué, il paraît judicieux d’informer le patient que des symptômes de sevrage peuvent survenir mais qu’ils sont transitoires.
La surprescription des IPP a des conséquences cliniques associées à leurs effets indésirables. Certains effets indésirables directs surviennent rapidement après le début du traitement et sont retrouvés dans 1 à 4 % des cas : céphalées, douleurs abdominales, nausées, vomissements, diarrhées et flatulences.21 D’autres effets à court terme sont en lien avec la pharmacocinétique : le taux d’absorption de certains médicaments, dont l’absorption est pH-dépendante, peut être augmenté, comme par exemple la digoxine, l’aspirine et la méthadone.11 De plus, certains IPP (oméprazole, esoméprazole, lansoprazole) agissent comme inhibiteurs des cytochromes P450 (CYP) 2C19 et peuvent donc également ralentir le métabolisme des médicaments passant par ce dernier, menant à des concentrations plasmatiques augmentées et donc à de possibles effets indésirables.12 A l’inverse, l’inhibition du CYP2C19 par les IPP diminue le métabolisme du clopidogrel et sa transformation en forme active. L’effet antiplaquettaire en est par conséquent réduit, ce qui a clairement été démontré in vitro.22 Les répercussions cliniques de cette inhibition sont aujourd’hui incertaines, mais ces trois traitements doivent être évités lors de la prise de clopidogrel.23
Certains effets indésirables semblent aussi exister lors de prise prolongée. Plusieurs études ont montré un risque augmenté de fracture, de colite à Clostridium difficile, et de pneumonies communautaires.2,24-25 Concernant le risque fracturaire, une méta-analyse (7 études dont 5 rétrospectives) de 2011 montrait un risque majoré de fracture de hanche sous IPP (OR : 1,24 ; IC 95 % : 1,15-1,34).26 Dans ce contexte, la FDA a ajouté le risque fracturaire lié aux IPP aux informations à donner aux patients en cas de traitement au long cours, sans que, cependant, la prise d’IPP ne modifie la stratégie de dépistage de l’ostéoporose. La FDA recommande aussi depuis 2012 la recherche systématique de Clostridium difficile chez les patients sous IPP avec des diarrhées.19 En effet, dans une méta-analyse de 2007 comprenant près de 3000 patients atteints de colite à Clostridium, la prise d’IPP était associée à un risque majoré de cette pathologie (OR : 1,96 ; IC 95 % : 1,28-3,00). A noter que le risque de colites infectieuses à d’autres germes était aussi majoré par la prise d’IPP dans ce travail (OR : 3,33 ; IC 95 % : 1,84-6,02).27 Le risque de pneumonie communautaire semble aussi augmenté de 3 à 6 fois chez les patients sous IPP dans plusieurs études cas-contrôle.28 Notons encore que dans une étude de cohorte de patients âgés de > 75 ans, les IPP étaient associés à un risque accru de démence (HR : 1,38 ; IC 95 % : 1,04-1,83).29 Ce risque n’était cependant pas confirmé dans une large étude cas-contrôle très récente.30
La surprescription des IPP a aussi des répercussions économiques. Comme mentionné plus haut, le coût annuel en 2009, aux Etats-Unis, était de 14 milliards de dollars et de 24 milliards de dollars dans le monde.2 Dans l’état du New Jersey aux Etats-Unis, en 2014, le surcoût annuel dû à une prescription inappropriée d’IPP au sein d’un de leurs établissements a été estimé à environ un million de dollars.6
Les IPP permettent de traiter efficacement plusieurs pathologies du tractus digestif haut. Néanmoins, leur surprescription engendre non seulement des risques cliniques non négligeables, liés aux nombreux effets indésirables mais aussi des coûts importants. Il est donc aujourd’hui essentiel de respecter scrupuleusement les indications reconnues à l’introduction de ce traitement, ainsi que de réévaluer systématiquement la nécessité de le poursuivre, la grande majorité des indications étant limitées dans le temps. Dans le cadre de la campagne suisse « smarter medicine » (www.smartermedicine.ch), qui a pour but de limiter la surmédicalisation sans valeur ajoutée, la lutte contre la surprescription des IPP fait d’ailleurs partie de la liste « Top-5 » de la Société suisse de médecine interne générale en milieu ambulatoire.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ La prévention abusive de l’ulcère de stress est la principale indication inappropriée au traitement d’IPP
▪ La prévention de l’ulcère de stress par un IPP n’est recommandée qu’aux soins intensifs chez des patients à haut risque
▪ La « protection gastrique » par un IPP lors d’un traitement par AINS n’est recommandée que chez des patients à risque
▪ Des symptômes de sevrage peuvent survenir à l’arrêt du traitement par IPP, mais ils semblent transitoires
▪ L’indication d’un traitement par IPP doit être régulièrement revue en raison du risque d’effets secondaires, y compris à long terme