L’homme, je l’ai d’abord rencontré auprès d’un mécanisme articulé en bois, animant des marionnettes, pas plus grandes qu’une main. Le dispositif était en voie de montage pour la fête de l’après-midi dans un village Santal du Bengale occidental. Les Santals sont l’une des tribus les plus importantes de l’Inde, avec leur propre panthéon d’esprits et de dieux qui se distingue de celui de l’hindouisme. Si vous demandez à un Santal ce qu’il fait assis devant sa maison, il vous répondra : « je suis assis », et si vous lui demandez pourquoi il fait un théâtre de marionnettes, il vous dira que c’est parce qu’on le fait d’ordinaire.
Donc l’homme qui, à mes côtés, regardait le mécanisme, était médecin, adepte de l’Ayurveda, formé dans la grande université de Jamnagar, que j’ai eu l’occasion de visiter un an plus tard. On y faisait une remarquable prise en charge calme et attentive par une physiothérapie régulière des malades post-AVC.
L’homme était fasciné par l’ingéniosité et la beauté des marionnettes qui reproduisaient des danses traditionnelles tribales. Il était comme moi face à l’étrangeté de la civilisation Santal, vue au travers des lunettes d’une autre culture, occidentale pour moi et celle de l’hindouisme pour lui. J’ai pu lui fixer un rendez-vous pour l’interviewer le lendemain avec deux étudiants.
« A la campagne et à la ville, nous expliqua-t-il, l’usage de la médecine est différent. Le villageois voit un animal malade prendre du repos pour se remettre, il fera de même pour lui. Mais en ville, il faut une guérison immédiate et pour cela la médecine occidentale est excellente. Par exemple, un mal de tête passe après 8 heures de repos et quelques plantes, mais si vous devez aller travailler, vous prenez un médicament. En ville, le problème c’est le temps et aussi l’aliénation. »
– « L’aliénation ? »
– « Oui, regardez le méchant Duryodhana du Mahabharata, il a préféré l’aliénation, se cacher plutôt que de se montrer en toute transparence. Si vous avez un ami avec qui vous pouvez tout partager, vous n’avez pas de problème. Si vous cachez les choses, c’est de l’aliénation. »
Nos conversations sont enregistrées et pas toujours compréhensibles d’emblée. Ici, il a fallu revenir sur cette comparaison avec un héros de la mythologie hindoue qui m’était inconnu. Voici l’histoire : le roi aveugle Dhrtarastra avait épousé Gandhari, qui, par piété conjugale, avait décidé de vivre à ses côtés les yeux bandés. Avant la grande bataille du Mahabharata, elle avait proposé d’ôter son bandeau et de regarder son fils Duryodhana dans sa nudité pour lui transmettre sur tout son corps l’invincibilité, par l’effet de son seul regard. Refusant de se montrer en toute transparence (ce que notre interlocuteur appelle l’aliénation), Duryodhana revêtit une culotte et le regard de sa mère ne fit aucun effet sur la partie recouverte de son corps où il fut plus tard blessé mortellement. Cette histoire, qui rappelle celle d’Achille, illustre pour notre interlocuteur la fragilité du monde urbain, aliéné dans une poursuite effrénée du temps, des masques et des dissimulations. « Less is more » certes, mais alors vraiment less, et sans culotte. Une sorte de mythe du bon sauvage comme chez Rousseau lorsqu’il écrivait « Avec si peu de sources de maux, l’homme dans l’état de nature n’a donc guère besoin de remèdes, moins encore de médecins ». Mais cet état de nature préconisé par notre collègue ayurvédiste et par Rousseau, existe-t-il vraiment ? Vouloir le trouver chez les Santals, n’est-ce pas une illusion ? Et pourtant tout le monde le cherche… même le Conseil fédéral.
Le Conseil fédéral a bien compris que « less is more » et va réduire le temps de consultation pour que l’on s’essouffle toujours plus. A quoi bon du temps puisque la médecine est inutile. Les médecins époumonés, soumis à des évaluations en toute transparence, bientôt sans culotte, ne seront pourtant pas invincibles et ils disparaîtront dans les marécages du burnout : la population suisse sera enfin rendue à l’état de nature. On mourra jeune à nouveau, sans maladie chronique en contemplant, tout en agonisant, un théâtre de marionnettes : 7 sages décérébrés, seuls survivants, animés par les mécanismes de l’esprit du temps.