La prise en charge des dyslipidémies reste un sujet central de l’activité médicale en raison de la prévalence élevée de cet important facteur de risque cardiovasculaire. Les débats médiatiques récidivants sur les statines et l’introduction des nouveaux médicaments anti-PCSK9 (inhibiteurs de la proprotéine convertase subtilisine/kexine de type 9) nourrissent l’actualité à ce sujet. De plus, les recommandations des divers spécialistes prenant en charge les dyslipidémies ne sont pas unanimes, et diffèrent également en fonction des pays, en particulier entre les Etats-Unis et l’Europe. Le but de cette mise à jour de notre article de 20161 est de clarifier les recommandations concernant le traitement des dyslipidémies en 2018, en nous reposant sur la dernière prise de position du Groupe de travail Suisse Lipides et Athérosclérose (GSLA), qui vient de publier de nouvelles recommandations,2 tout en portant un regard critique sur certains points pour lesquels l’évidence de la littérature est faible, en tenant compte des récentes études et afin d’éviter une surmédicalisation de la population.3
Avant de traiter, il faut distinguer les trois classes étiologiques qui ont une prise en charge différentes :
Les dyslipidémies secondaires à une autre pathologie, qui incluent: les hépatopathies cholestatiques, le syndrome néphrotique, l’anorexie nerveuse, l’hypothyroïdie et la grossesse, provoquant principalement une élévation du LDL-cholestérol (LDL) ; le diabète de type 2, l’insuffisance rénale et l’obésité, causant une hypertriglycéridémie et une diminution du HDL-cholestérol (HDL) ; le tabagisme, à l’origine d’une diminution du HDL ; l’alcool et de nombreux médicaments (thiazides, bêtabloquants, corticostéroïdes, œstrogènes, inhibiteurs de protéases, rétinoïdes, ciclosporine), conduisant à une hypertriglycéridémie. Ces maladies doivent en particulier être recherchées avant un traitement ou lorsque le trouble lipidique se péjore malgré un traitement adéquat.
Les formes familiales génétiques, à évoquer lors d’anamnèse personnelle ou familiale positive pour une maladie cardiovasculaire précoce, d’un cholestérol total > 7 mmol/l, d’un LDL > 5 mmol/l, de triglycérides > 5 mmol/l, ou de signes cliniques suggestifs, comme un gérontoxon avant l’âge de 45 ans ou des xanthomes tendineux ou cutanés.
Les dyslipidémies d’origine commune (environnementale et polygénique), qui sont les plus fréquentes.
On distingue trois classes principales de dyslipidémies :
Hypercholestérolémie pure, avec un LDL supérieur au seuil recommandé.
Hypertriglycéridémie pure, avec des triglycérides > 5 mmol/l.
Hyperlipidémie mixte, avec à la fois un LDL et des triglycérides élevés.
La première étape face à une perturbation lipidique consiste à exclure une cause secondaire dont le traitement permettrait de corriger la dyslipidémie. La seconde étape inclut une anamnèse et un status ciblés suggestifs d’une forme familiale (tableau 1), qui nécessite une démarche diagnostique – les scores d’estimation du risque cardiovasculaire n’étant pas validés pour ces pathologies – et thérapeutique particulière, souvent en collaboration avec un spécialiste des lipides. Pour cette évaluation, le score du Dutch Lipid Clinic Network, disponible sur www.gsla.ch, permet d’évaluer le degré de suspicion, mais ne permet pas de poser un diagnostic pour la majorité des cas.
Les patients en prévention secondaire (infarctus myocardique, syndrome coronarien aigu, revascularisation artérielle, attaque cérébrale ischémique, artériopathie oblitérante des membres inférieurs prouvée), et/ou avec diabète sucré avec atteinte d’organe cible sont classés dans la catégorie à risque cardiovasculaire élevé. Si rien ne laisse suspecter une cause secondaire ou familiale, on peut estimer le risque cardiovasculaire avec le score de PROCAM (Prospective Cardiovascular Münster Study),4 non valable en cas de forme familiale. On recommande d’utiliser le score de PROCAM adapté à la Suisse (tableau 2), aisément calculable sur le site du GSLA (www.gsla.ch/calcul-du-risque/calculateur-de-risque-du-gsla),2 permettant d’estimer le risque absolu d’événement coronarien mortel ou non dans les dix prochaines années.
La prise en charge dépend du risque cardiovasculaire estimé. Le tableau 3 présente les cibles lipidiques et les recommandations de traitement associées selon la catégorie de risque. Il faut toujours introduire des modifications du style de vie en premier – arrêt du tabac, consommation d’alcool modérée, activité physique, alimentation de type méditerranéen, légère perte de poids lors de surcharge pondérale.5 Lors d’indication à un traitement médicamenteux, les statines restent le premier choix, avec un niveau d’évidence élevé en présence d’un risque cardiovasculaire élevé (nombreuses études randomisées). Après initiation du traitement, il faut en vérifier la tolérance, l’adhérence et l’effet sur le bilan lipidique à 6 semaines, sauf après un événement aigu, où les valeurs de cholestérol total et LDL sont faussement abaissées et les triglycérides faussement élevées dès 12‑24h et jusqu’à 3 mois après l’événement. Un suivi annuel suffit lorsque l’équilibre thérapeutique est atteint.
Une combinaison thérapeutique peut être indiquée lors de dyslipidémie familiale ou de cible de LDL non atteinte malgré une statine à dose maximale tolérée. A noter néanmoins le peu d’évidence sur le pronostic des patients pour les combinaisons thérapeutiques, seule l’étude IMPROVE-IT ayant montré une baisse modeste (number needed to treat (NNT) sur 7 ans : 50) des événements cardiovasculaires en prévention secondaire avec l’association ézétimibe-simvastatine,6 et une étude en prévention secondaire avec l’association statines avec anti-PCSK9.7 Ces derniers médicaments sont discutés en détail dans l’article de Gencer et coll.8
Lors de risque cardiovasculaire faible, en raison de l’absence d’étude randomisée ayant inclus de tels patients, les guidelines du GSLA ne recommandent plus de traitement médicamenteux depuis 2014, quel que soit le LDL. Néanmoins, en présence d’un LDL > 5 mmol/l, il faut penser à une dyslipidémie familiale, qui nécessite une prise en charge plus agressive, en raison du risque cardiovasculaire élevé. Si les sociétés américaines recommandent de traiter avec une statine à haute dose tout patient avec un LDL > 4,9 mmol/l dès 12 ans,9 et la société européenne de cardiologie dès 8 ans,10 une dyslipidémie familiale est confirmée génétiquement chez moins de 2 % de ces patients,11 alors que 2 % de la population a un LDL > 4,9 mmol/l.12 Comme un traitement de statine à dose élevée n’est pas dénué d’effet secondaire, engendre 60‑80 ans de traitement et que cette recommandation n’est basée sur aucune étude randomisée, il nous semble plus raisonnable d’évaluer les autres critères laissant suspecter une forme familiale (tableau 1) et de décider d’un traitement avec le patient selon son risque individuel basé sur son anamnèse familiale, son taux de LDL, ses autres facteurs de risque cardiovasculaire, et potentiellement avec des examens complémentaires (mesure de l’épaisseur intima-media (IMT) et recherche de plaques carotidiennes), vu que les scores de risque ne sont pas valables chez ces patients.13 Pour les cas complexes, une collaboration avec un spécialiste des lipides peut aider à définir un plan de prise en charge individuel.
En prévention secondaire, on recommande de cibler un LDL < 1,8 mmol/l pour les patients âgés de moins de 76 ans.9 A noter qu’un traitement agressif du LDL n’a été validé par des études randomisées qu’après un syndrome coronarien aigu.14–18
Si les recommandations mentionnent une cible de LDL < 1,8 mmol/l lors d’insuffisance rénale chronique de stade 4 ou 5 (débit de filtration glomérulaire (DFG) < 30 ml/min) et < 2,6 mmol/l lors de stade 3 (DFG 30‑59 ml/min), une seule étude clinique randomisée a montré la supériorité d’un traitement de simvastatine-ézétimibe versus placebo pour prévenir un événement cardiovasculaire majeur chez des patients avec créatinine > 150 µmol/l (homme) ou > 130 µmol/l (femme), dialysés ou non, et un LDL à 2,8 mmol/l en moyenne à l’inclusion.18 Des études randomisées chez des patients en dialyse ont montré un bénéfice des statines sur les événements cardiovasculaires, mais pas sur la mortalité cardiovasculaire et toutes causes confondues.19 Les patients avec insuffisance rénale chronique modérée à sévère étant souvent multimorbides, ils ont la plupart du temps été exclus des autres études, expliquant le manque d’évidence. Il n’y a pas d’étude comparant différents seuils de LDL, comme pour le syndrome coronarien aigu. Il n’y a donc pas de preuve claire pour ces recommandations.
Une méta-analyse de 14 études randomisées a montré une baisse de 21 % du risque relatif d’événement cardiovasculaire majeur et de 9 % du risque relatif de mortalité par mmol/l de réduction du LDL chez des patients diabétiques.20 Un LDL < 1,8 mmol/l versus < 2,6 mmol/l chez des diabétiques diminue l’IMT et la masse du ventricule gauche, sans différence sur l’incidence des événements cardiovasculaires.21 L’American Diabetes Association (ADA) suggère la cible de 1,8 mmol/l uniquement chez les diabétiques avec maladie cardiovasculaire, avec un niveau de preuve E (avis d’experts).22 Par manque d’évidence, nous recommandons de viser un LDL < 2,6 mmol/l chez les diabétiques avec atteinte d’organe cible.
Bien que les patients avec une tension artérielle > 180/110 mmHg soient classés dans la catégorie à risque cardiovasculaire élevé, il n’y a pas d’évidence directe soutenant cette recommandation.
Les symptômes musculaires (faiblesse, crampes, douleurs), avec une incidence de 5‑20 % pour les douleurs musculaires diffuses,23,24 sont les effets secondaires principaux des statines, dont les facteurs de risque sont décrits dans le tableau 4. Il s’agit en général d’une atteinte proximale et symétrique des grands muscles (cuisses, fesses, mollets, dos), apparaissant le plus souvent dans les premières semaines après le début du traitement, mais pouvant survenir jusqu’à plusieurs années après. Une réduction de la dose de statine permet souvent de réduire ces effets indésirables.
Un contrôle des créatines kinases (CK) est recommandé en cas d’apparition de symptômes musculaires, ou dans certaines situations à risque (âge avancé, comédication à risque d’interaction, polymédication, insuffisance rénale ou hépatique). En cas d’augmentation des CK > 4 fois la norme, il faut renoncer à initier le traitement et répéter le dosage. La conduite à tenir en fonction des symptômes et du résultat de ce dosage est décrite dans le tableau 5. Lors d’augmentation des CK sous statine, il est essentiel d’exclure une autre étiologie (activité physique, maladie musculaire, hypothyroïdie, alcoolisme, traumatisme, antipsychotique, cocaïne, amphétamines). Un dosage de routine des CK sous traitement n’est pas recommandé dans les autres situations, étant donné la signification clinique incertaine.25
L’insuffisance hépatique aiguë, la cirrhose décompensée et une cholestase marquée constituent des contre-indications absolues à un traitement par statine, alors que la présence de stéatohépatite non alcoolique (NASH), cirrhose compensée, insuffisance rénale chronique ou comédication par des inhibiteurs des cytochromes P-450, nécessitent une prudence particulière. En cas d’alcoolisme, de maladie hépatique ou de comédication à risque d’interaction, on recommande de doser les ALAT avant et 6 semaines après l’initiation d’un traitement de statine, de même que 6 semaines après toute modification posologique. Un suivi à long terme des enzymes hépatiques n’est pas indiqué en dehors de ces situations à risque. En cas d’augmentation des ALAT < 3 fois la norme, le traitement peut être poursuivi avec un contrôle à 4‑6 semaines. En cas d’augmentation > 3 fois la norme ou de cholestase, il faut en revanche arrêter le traitement ou en réduire la dose, et exclure une autre étiologie à cette perturbation. Si les ALAT se normalisent à 4‑6 semaines, on peut envisager la reprise d’un traitement.
Les dyslipidémies représentent un facteur de risque cardiovasculaire fréquent et essentiel à prendre en charge. La classification du risque cardiovasculaire à l’aide du score de PROCAM et en fonction des comorbidités permet de définir la cible thérapeutique et l’indication à un traitement médicamenteux. Les modifications du style de vie constituent la base de la prise en charge, notamment pour la majorité des patients en prévention primaire. Une étiologie secondaire dont le traitement permettrait de normaliser le bilan lipidique doit être exclue. Il ne faut pas rater les dyslipidémies familiales qui nécessitent une prise en charge spécifique avec l’aide d’un spécialiste des dyslipidémies, les scores de risque cardiovasculaire n’étant pas valables dans cette situation.
Le Pr Rodondi est membre du Groupe de travail Lipides et Athérosclérose. Le Dr Aubert n’a déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Le score de PROCAM et les comorbidités permettent de quantifier le risque cardiovasculaire et d’identifier les patients pouvant bénéficier d’un traitement médicamenteux
▪ La cible thérapeutique doit être adaptée en fonction du risque cardiovasculaire
▪ Les modifications du style de vie constituent la base de la prise en charge, notamment pour la majorité des patients en prévention primaire, alors que les statines restent le traitement médicamenteux de premier choix des dyslipidémies
▪ Les dyslipidémies familiales doivent être recherchées, en raison du risque cardiovasculaire élevé qui leur est associé et de leur prise en charge spécifique
▪ Les indications et les cibles sont moins claires dans l’insuffisance rénale