Plus que tout autre époque, la nôtre a besoin des adolescents. Ils représentent notre conscience, le courage de dire le vrai, de penser autrement, de se moquer de nos vieux habits moraux. D’eux émergent les plus désintéressés de nos élans et les plus aventureuses de nos utopies. Prenez l’attitude forte, authentique, des rescapés de la tuerie de Floride. Regardez leur manière de dire au pays qu’il est temps de se réveiller, leur effronterie devant la puissance de la National Rifle Association (NRA), dont le message a investi jusqu’au surmoi collectif : quelle fraîcheur vitale ! Quelle force de renouvellement face à un pouvoir sclérosé ! On aime se moquer des ados, de leurs comportements naïfs et grégaires. Mais là, ils représentent avec panache la raison et l’humanité s’opposant à un lobby qui tente à tout prix de masquer la sordide réalité des armes. La mystique de la virilité armée comme source de liberté ne leur parle pas. La sacralisation du deuxième amendement leur apparaît pour ce qu’elle est : un montage idéologique. Elle ne justifie pas, à leurs yeux, les 30 000 morts annuels par armes à feu ni les massacres qui émaillent l’actualité de leur pays. Dans ses élucubrations, la NRA va jusqu’à parler de « merveilleux courage patriotique » à propos des colons qui ont exterminé par balles les Indiens qui occupaient les lieux depuis des millénaires. Justement : de cette rhétorique, les adolescents ne veulent plus. Ils refusent de se prosterner devant le totem de l’arme pour tous, planté au cœur de l’histoire et de la politique américaines. Panique chez les responsables de la NRA, qui dénigrent ces dangereux adolescents – qu’importe qu’ils soient rescapés d’une tuerie – les accusant d’être manipulés. Certains vont jusqu’à les menacer de mort. En plein jour, sous la lumière des médias. Nous sommes aux Etats-Unis, en février 2018.
Et maintenant, voilà la collision. L’absurde qui se déploie. Dans le même pays, peu après (début mars), l’Académie américaine de pédiatrie publiait des recommandations demandant qu’un dépistage de la dépression soit organisé chez tous les adolescents (de 10 à 21 ans).1
En mettant les deux choses ensemble, on se dit : le pays est malade de sa fascination pour les armes et de quantité d’autres troubles – mauvaise gestion de la testostérone globale, addictions généralisées, indifférence compassionnelle, etc. Ne devrait-il pas d’abord avoir le souci de la prévention et du soin ? Dépister les ados dépressifs, c’est important. Certes. Sauf que, en commençant par eux, on s’empresse de les catégoriser et de les psychiatriser. On évacue un peu vite la complexité de leur psychisme, les aspects souvent expérimentaux et transitoires de leurs comportements. Mais surtout, on renverse subrepticement les priorités. Le premier devoir de la médecine serait d’interroger la société à propos de ses propres pathologies, de sa manière de menacer les adolescents, et de leur mentir, au moment même où ils réagissent sainement. Société marchande, hypercompétitive, les assommant de messages paradoxaux, les enjoignant d’exhiber un corps parfait. L’industrie alimentaire utilise les plus récents acquis en neuropsychologie pour renforcer leur addiction à la junk food. Le business des boissons stimulantes (caché par exemple sous l’emblème viril – encore ! – d’un taureau rouge) les gave d’images où des ados idéalisés prennent les risques les plus fous. Les GAFA et autres réseaux sociaux les biberonnent aux fake news. Du côté des imaginaires, c’est la grande fabrique du toc. La jeunesse, celle des ados, de force vitale et de beauté, est devenue l’idéal commun. Mais le jeunisme qui en découle parodie leur monde, disneylandise leurs exigences et disqualifie leur vraie vie. Nous aimons les ados ? Alors, la véritable question est : que nous disent-ils avec leurs dépressions ? Que pouvons-nous faire pour les aider en les respectant – malgré leurs conduites à risque et leurs difficultés relationnelles ? Comment prévenir leurs souffrances en faisant droit à leur originalité et à leur autonomie ? Mais, à la fin, se pose une question encore plus centrale : des adolescents ou de la société, qui est le plus malade ?
Hasard du calendrier, encore, la revue Nature vient de publier une série d’articles sur les adolescents. Ouvrant cette série, un éditorial 2 dresse un constat d’ignorance : « Personne ne sait exactement ce que signifie qu’être un adolescent en développement, ni quel est le meilleur moyen d’améliorer la santé ou le comportement des jeunes, ou de répondre à leurs problèmes de santé mentale. Et il n’y a pas de bons moyens de mesurer les progrès vers l’amélioration de la vie des adolescents dans le monde. » En conséquence, le même papier lance un appel à la création d’une véritable discipline de médecine de l’adolescence : « Un système de soins de santé moderne qui ne prendrait pas en compte la spécificité de la pédiatrie ou de la gériatrie serait impensable. Mais il n’existe aucun effort de ce type en faveur des adolescents ». Ce qui n’est pas tout à fait vrai, en Suisse romande en particulier, où des centres se sont créés, sous l’impulsion de pionniers comme Pierre-André Michaud. Mais la discipline reste fragile et sous-dotée.
Les adolescents ne s’approchent pas comme les enfants ou les adultes, rappelle Nature. Pour les comprendre, la démarche doit être ethnologique : observer leur vie en marge de la société, comme s’ils s’agissait de tribus, avec des codes, des valeurs, des visions, des coutumes et même des langues qui leur sont propres. Tout cela étant au surplus local et évolutif… Impossible de poser un diagnostic et d’envisager la moindre action sans une curiosité sincère pour leur manière de voir le monde et de l’habiter. Etablir, chez eux, le normal et le pathologique, suppose d’accepter que le normal puisse prendre des apparences de pathologique (selon les critères de la médecine adulte).
Les adolescents sont notre avenir. Mais nous les traitons en exploitant leurs faiblesses, tout au moins en ne les protégeant pas des prédateurs humains ou économiques qui abusent d’eux. Plutôt que de les aider à construire leur liberté, nous les abandonnons à l’endoctrinement généralisé.
Sans compter que les ados modernes vivent dans la compétition permanente propre au monde numérique. La violence s’y exprime par comparaison des corps, jeux de réputation, transparence des intimités, renforcement du pouvoir des groupes. Le souci du poids, de la beauté et de la performance y est omniprésent, amplifié par une société qui n’a elle-même pas résolu son rapport à la norme et à la compétition. Loin de respecter les adolescents, ce monde les expose plus que jamais à des difficultés psychologiques – troubles du comportement alimentaire, automutilations, dépressions et suicides.
Il n’a jamais été facile d’être adolescent. Ça l’est maintenant moins que jamais. Ils doivent construire leur futur par-delà les dénis contemporains, en empoignant à leur manière l’étrangeté des disruptions technologiques et en regardant en face les inquiétantes perspectives environnementales.
Ce dont ont besoin les adolescents, c’est d’une culture de la vérité et d’une transmission de conceptions attirantes de la vie. Ils ont besoin de se situer par rapport à nos valeurs et nos visions – ce qui suppose que nous en ayons. Mais ils ont surtout besoin que l’on croie en eux.