Une approche populationnelle en médecine de famille nécessite en premier lieu une vision populationnelle de la patientèle, c’est-à-dire avoir une appréciation d’ensemble des caractéristiques (démographiques et médicales) d’une population de patients suivie dans un cabinet et de certaines actions de nature de santé publique qui peuvent y être associées. Actuellement, cette vision est relativement peu présente en Suisse, notamment par l’absence de répertoires de patients (ou liste de patients) dans les cabinets, c’est-à-dire qu’il n’est actuellement pas possible de dire avec exactitude à quel médecin est rattaché chaque patient. Dans le but d’initier une réflexion concrète sur l’adoption d’une perspective populationnelle en médecine de famille, nous nous sommes basés sur l’article de revue de Levesque et coll. de 20131 qui a étudié les différents domaines d’interaction entre la santé publique et la médecine générale, tout en définissant les activités pour lesquelles une telle interaction est possible et les domaines dans lesquels seule l’une ou l’autre en est l’expert.
La figure 1 résume ces différentes activités. La partie la plus intéressante pour discuter des enjeux d’une vision populationnelle en médecine générale se situe au centre de la figure 1 avec cinq éléments principaux : 1) planification des services de santé ; 2) évaluation de l’impact d’interventions sur les patients ; 3) organisation de campagnes de vaccination ; 4) screening et prévention précoce et 5) promotion de la santé. Ces cinq domaines peuvent être considérés comme particulièrement appropriés si l’on veut intégrer des éléments de santé publique en médecine de famille. Nous avons utilisé comme base de discussion ces cinq éléments afin d’explorer les trois questions suivantes :
Quel est l’intérêt de développer une vision/approche populationnelle en médecine de famille ?
Quels sont les outils ou les ressources qui seraient nécessaires à la mise en œuvre d’une vision/approche populationnelle ?
Quels sont les défis auxquels on peut s’attendre si la médecine de famille devait intégrer plus formellement cet aspect populationnel à sa pratique ?
Le premier point qui apparaît clairement est la perspective de pouvoir développer une systématique dans la reconnaissance de patients avec des besoins spécifiques (tableau 1), par exemple nécessitant une vaccination de la grippe ou un contrôle régulier du diabète. Cette systématique mise en place permettrait ainsi la mise en œuvre d’actions proactives, notamment afin de s’assurer que les patients sont informés de prochains rendez-vous ou d’actions préventives.
Il apparaît également utile de pouvoir mieux catégoriser les types de population suivis dans les cabinets, soit en groupes de patients (adolescents, personnes âgées…) ou par groupes de pathologies (diabète, HTA…). Cela permettrait également une prise en charge peut-être mieux coordonnée des patients avec plusieurs maladies chroniques ou multimorbides, ainsi que la mise en œuvre d’alarmes et de rappels spécifiques pour le médecin selon les catégories auxquelles ils appartiendraient.
Plus globalement, cela permettrait au médecin d’avoir une meilleure vision, voire même stratification, de ses patients. La vue d’ensemble de ces patients pourrait permettre ainsi de mieux cibler la formation des médecins ou des soignants actifs dans un cabinet donné.
En termes d’organisation du cabinet, cela pourrait permettre de mieux identifier les ressources nécessaires en personnel, notamment en assistantes médicales et en infirmières, et probablement également une meilleure planification des consultations et du temps mis à disposition pour les différents groupes de patients. Finalement, cela pourrait permettre de rendre plus visible et donc de valoriser aux yeux des autorités les actions de soins effectuées par les cabinets médicaux dans une population donnée, plutôt qu’uniquement sur des patients individuels.
D’un point de vue plus clinique, cela pourrait permettre également un meilleur suivi des patients par l’élaboration d’un certain nombre d’objectifs de prise en charge vers lesquelles tendre de façon interne au cabinet.
Une telle approche populationnelle permettrait également de développer la recherche dans les cabinets en l’orientant sur le type de patients suivis et sur leurs spécificités régionales et démographiques plutôt qu’uniquement sur une pathologie donnée. Cette approche permettrait ainsi d’explorer une réalité du cabinet plus proche du terrain et d’y apporter ainsi des réponses plus adaptées à ses besoins en matière de ressources (financières, humaines et techniques).
Absentes actuellement, les listes de patients devraient idéalement être mises en place (tableau 2). Par « listes de patients », on entend l’enregistrement formel des patients auprès d’un médecin (en anglais empanelment).2 Quand bien même, l’enregistrement de patients ne devrait pas impliquer la restriction du libre choix du médecin, cela implique une certaine contrainte pour le patient-citoyen. L’acceptabilité politique d’un tel développement n’est cependant pas garanti en Suisse, pays dans lequel sont mis en avant la responsabilité individuelle et un rôle limité des pouvoirs publics. Ces listes permettraient une vision globale de la patientèle, si possible en temps réel selon la capacité du système d’information à réagir aux mouvements des patients ! Avoir une forme définie et systématique d’enregistrement des patients auprès du médecin apparaîtrait dès lors comme un élément de base fondamental afin de développer une vision populationnelle.
Par ailleurs, l’informatisation des cabinets et le développement du dossier informatisé du patient seraient essentiels au développement d’une vision populationnelle en médecine de famille, afin de pouvoir mettre en place les différents éléments mentionnés précédemment. Les développements technologiques actuels sont cependant largement déficitaires et ne permettraient pas de répondre à la majorité de ces besoins. Par ailleurs, le grand nombre de fournisseurs de logiciels rend le travail encore plus difficile, notamment en lien avec l’interopérabilité des systèmes.
Afin de pouvoir répondre aux besoins de la mise en place d’une approche/vision populationnelle, il est certain que des ressources supplémentaires seraient nécessaires. Dit autrement, il serait indispensable de modifier une partie du mode de fonctionnement et d’organisation des cabinets. Cela passerait notamment par exemple par l’intégration de nouvelles professions de type infirmière ou assistante médicale de coordination à même de mener des actions spécifiques de santé publique comme la promotion de la santé.
Il va de soi qu’une réflexion approfondie sur le mode de financement de telles structures serait absolument essentielle et il n’est pas sûr que le mode de financement actuel des cabinets, basé exclusivement sur le paiement au temps, soit la meilleure solution. Un mode mixte incluant une forme de capitation, ne fut-ce que partielle, pourrait être une solution.
Les enjeux majeurs qui sont ressortis des discussions tournent autour du décalage qui existe entre ce que l’on peut percevoir en termes de santé d’une population et d’un individu (tableau 3). En d’autres termes, jusqu’où le médecin est-il autorisé ou s’autorise-t‑il à aller pour préserver la santé de son patient ? Du point de vue du patient, il s’agit de savoir comment être attentif à son autonomie de décision tout en l’orientant et en agissant au mieux pour préserver sa santé. Une bonne illustration de cette préoccupation serait par exemple de se demander comment pourrait être perçu le fait d’envoyer systématiquement des rappels à un patient pour le convoquer à des rendez-vous médicaux ou pour des interventions de prévention comme la vaccination de la grippe ou des tests de dépistage.
Cette manière d’agir amène d’autres questions très concrètes, comme notamment celle de la confidentialité : qu’en serait-il si certaines propositions d’interventions médicales parvenaient au domicile du patient sans qu’on puisse vérifier avant qui va être la personne qui va ouvrir le courrier (par exemple : dépistage de maladies sexuellement transmissibles). Le fait de démarcher activement les patients afin de leur proposer un certain nombre d’interventions médicales pourrait également être perçu comme une volonté d’augmenter les revenus du cabinet.
Des objectifs qui semblent évidents en santé publique, comme garantir la meilleure santé pour tous, se heurtent à un certain nombre de limites lorsqu’on traduit cela en activités routinières en médecine générale. Il est donc essentiel de mesurer avec finesse jusqu’où l’on peut aller, dans la volonté de contraindre les patients dans des activités systématiques de soins médicaux, sans empiéter de façon négative sur leur autonomie.
Il a également été mentionné qu’une part importante de l’activité médicale relève du « care » (c’est-à-dire le fait de prendre en soins un patient dans sa globalité) et pas seulement du « cure » (c’est-à-dire le fait de fournir un traitement de nature biomédicale). Si cette activité du « care », qui est maintenant bien reconnue, reflète la volonté de prodiguer des soins individualisés « centrés sur le patient » dans la pratique médicale, elle serait probablement beaucoup plus difficile à mettre en valeur dans une vision populationnelle. Le danger existerait donc qu’une vision populationnelle dans les cabinets puisse amener à une standardisation et à des soins centrés sur les prises en charge biomédicales au détriment des prises en charge plus globales. Il serait donc important de développer aussi une forme de « care populationnel » en médecine de famille.
Il apparaît qu’un intérêt existe aux yeux de ce groupe de réflexion pour la mise en place d’une vision populationnelle dans les cabinets de médecine générale, notamment afin de mieux définir les groupes de patients que nous suivons dans nos cabinets et d’être plus proactifs dans la mise en œuvre pour eux d’interventions de nature préventive ou de type promotion de la santé par exemple. Il faudrait cependant être conscient du besoin de ressources plus importantes, notamment informatiques et professionnelles, et donc financières, si l’on voulait transformer les structures existantes. Il ne faudrait pas non plus négliger les défis que cela impliquerait, notamment en lien avec la sauvegarde de l’autonomie des patients et de la confidentialité, la standardisation des soins et la préservation du « care » en médecine générale. Enfin, un travail en lien avec les médecins de famille dans leur réalité quotidienne doit aussi être entrepris pour connaître leur vision de cette dimension de leur activité.