On préférerait regarder ailleurs, se laisser porter par les grandes utopies technologiques du moment. Mais la réalité est pugnace : la vieillesse, son cortège de handicaps, de dépendances et de fragilités, dessine tout autant le futur de notre société. Immense, une transition démographique est en cours. Les possibilités de prolonger la vie se renforcent. D’où la nécessité d’organiser des politiques du vieillissement, s’intéressant à la maladie et à la mort, à la gestion de la vie dans l’âge, définissant le rôle de chacun, articulant les rapports entre les générations. Quelque chose de beaucoup plus vaste et subtil que la simple notion de solidarité.
Pour le moment, dans des pays comme le nôtre, on se contente des sempiternelles discussions à propos du financement de la retraite ou de la maîtrise des coûts du vieillissement pour le système de santé. Mais sur le rôle dans la société de la personne âgée, silence. Elle reste sans attributions, aux marges : on lui demande seulement, si possible, de s’assumer. Dans notre conception de son existence « adéquate », « idéale », ou simplement en bonne santé, la notion d’autonomie joue un rôle central. Mais de quelle autonomie s’agit-il ? De la capacité d’être soi-même et d’exprimer sa liberté ? Ou de la version libérale, où domine l’exigence d’indépendance, de maîtrise de soi, et même, au-delà, la capacité de vivre les qualités dominantes de l’époque : performance et réussite. Est autonome, en ce sens, celui qui montre des signes extérieurs de jouissance matérielle et qui ne flanche pas – par manque de détermination – devant la maladie et la mort.
Avec cette conception de l’autonomie, la personne âgée est toujours perdante. La vieillesse, avec sa diminution des forces physiques et des capacités intellectuelles, repose sur une autonomie qui a sa propre dynamique. Elle est expérience d’une fêlure, d’une impuissance, d’une souffrance. Et, à l’intérieur de cela, développement d’une vie au-delà des insuffisances, capacité de faire quelque chose avec ce qui manque ou ne fonctionne plus.
Il s’agit donc de penser autrement. La personne âgée n’est pas un individu amoindri, appartenant à un sous-groupe de la population dont l’inutilité mérite au mieux le soin, au pire l’oubli. D’ailleurs, que signifie être âgé ? Il n’existe pas de moment vieillesse, pas d’événement particulier qui marquerait un avant/après. La vie humaine est un continuum, où l’identité reste identique et change en même temps, où le moi se construit et se modifie sans cesse. Les vieux ne sont pas davantage réductibles à un groupe clos sur lui-même que n’importe quelle autre tranche d’âge. Chacun est une singularité. Pour répondre à l’actuelle ambiance de marginalisation, il faudrait transposer le cri de Brazelton en 1984 : « le bébé est une personne ! » face à une époque qui le considérait avant tout comme un tube digestif, et affirmer : « le vieillard est une personne ! »
Les personnes âgées n’ont pas les mêmes besoins ni les mêmes plaisirs que les plus jeunes. Elles sont dans un dehors des préoccupations communes, mais dans un dedans humain, où importent l’authenticité, l’amour, l’amitié, la méditation ou la contemplation. Pour beaucoup, elles vivent une expérience de fragilité, de vulnérabilité, parfois de solitude, et entament une démarche pour donner sens à cela. Et cette démarche, comme celle de tout malade qui affronte sa finitude, ne peut être que décalée par rapport au monde de l’efficience. Avec leurs boiteries intellectuelles et physiques, les vieux ont l’air ridicules, et les coureurs compétitifs et haletants que nous sommes aiment les regarder de haut. Par notre condescendance, nous essayons d’oublier que nous sommes de la même étoffe, des « êtres pour la mort », frappés, sous la carapace de toute-puissance, d’une indépassable vulnérabilité.
Rien de pire que la dépendance, entend-on souvent. Oui, mais là encore, quelle dépendance ? Celle de l’individualisme contemporain, qui considère comme une exigence la responsabilité de soi ? Chacun devant se montrer « artisan de sa propre réussite », pour reprendre les mots de Ehrenberg, aux personnes âgées revient le devoir de réussir leur vieillesse. Bien peu de considération du groupe, de responsabilité les uns envers les autres, dans cette approche de la dépendance.
Dans l’existence réelle, il n’existe pas d’indépendance véritable ni d’autonomie forte en l’absence de vie dans une communauté, c’est-à-dire dans une interdépendance symbolique et éthique. C’est dans la négation de cette dimension que le libéralisme a prospéré. Il ne considère que l’individualisme consommateur, il nous assigne à une vie d’entités juxtaposées et manipulables. Mais ce modèle dénué de liens fraternels, de rapports altruistes, de décalage du soi égocentré, n’est qu’une fragile construction. Une fois éteinte l’euphorie narcissique, ne reste que la solitude et le sentiment d’abandon. C’est-à-dire, justement, ce qui tend à enlever aux personnes âgées leur volonté de vivre.
Certes, la médecine est de plus en plus une démarche « anti-ageing ». Dans son ambition moderne, elle cherche non seulement à soigner, à guérir, mais aussi à faire mieux que la physiologie : à prolonger la vie, à repousser le vieillissement et la mort. Lorsqu’on traite une hypertension, le but est à la fois de prévenir des maladies et d’augmenter l’espérance de vie. Mais la médecine n’est pas que cela. En même temps, comme elle l’a toujours fait, elle continue à prendre en charge les limites de ce programme. Contre toute idéologie de la réussite, de la victoire, elle assume le fait que la lutte contre la maladie et le vieillissement est perdue d’avance. La guérison-amélioration a toujours le soin-palliation comme horizon.
Parce qu’il ne peut se résoudre au vieillissement, le modèle de l’individualisme absolu a sécrété sa propre utopie : le transhumanisme. Retour de l’immortalité religieuse, mais en une version technologique et triste (il annonce la fin de l’humain : c’est l’espèce qui prend un coup de vieux). Le transhumanisme est un peu l’équivalent de la télévision qui, allumée en permanence chez les personnes seules, fonctionne comme une machine finale à oublier. Le vieillissement n’existe pas, le progrès est plus fort que lui, nous dit cet avatar mythologique des jeux vidéo et de la youtubisation du réel.
Ironiquement, c’est vrai, l’époque est encore soumise – en politique et en finance par exemple – à une pathétique gérontocratie. Une clique d’individus âgés se projettent dans un jeunisme idéalisé, nationaliste et revanchard, et y entraînent les foules. La vérité est qu’ils ne savent pas mériter leur âge. Le vieillissement est généralement le moment où tombe toute prétention concernant sa destinée et l’arrogance que donne le pouvoir. A la place de ces encombrantes expressions de domination tend à s’installer, accompagnant les insaisissables pertes, un nouveau questionnement. Une interrogation sur la raison des choses, sur les buts de la vie et de la société. Un besoin d’explorer les énigmes de la nuit qui vient, que la lumière du jour empêchait de voir. Or de cette démarche, la société obsédée par le profit et la croissance, en a un urgent besoin. C’est peut-être ce que les Anciens appelaient sagesse.
La vision dominante de la vieillesse n’est pas durable. Dans le sens que, si elle s’impose vraiment à terme, ce sera la fin de l’humain, au moins tel que nous le connaissons. Pour survivre et progresser, l’humanité a besoin d’une écologie des imperfections, des faiblesses et des failles, d’une dépendance mutuelle des âges, des intelligences et des cultures.