Il fait chaud, le soleil tape sur la vitre de mon box de consultation. Le mois de mai a commencé à nous rappeler que l’été va bientôt pointer le bout de son nez. J’ai essayé d’ouvrir la fenêtre pour aérer entre deux patients mais les petits coquins de pollens m’irritent les yeux. Je regarde le tableau des urgences. Beaucoup de patients en attente, à l’attaque, avançons !
Je prends le dossier du patient suivant pour lequel le motif de consultation est noté : « n’est pas bien, ne parle pas français ».
Je vais en salle d’attente, lis son nom et… je me retrouve mal prise de l’appeler : il y a tellement de lettres, et accolées de façon inhabituelle. Cela me semble imprononçable. Je tente de dire à haute voix le nom du patient. Personne ne réagit. Un peu dans le désarroi, j’essaie à nouveau mais personne ne se sent concerné. Bon, changement de méthode : sur le dossier figure le pays d’origine : Erythrée. Je fais un rapide tour visuel des 20 patients en salle d’attente, deux ou trois pourraient correspondre. Je m’approche et montre le nom sur le dossier. Le deuxième valide et se lève.
Nous entrons dans le box, le patient reste debout. Je lui propose de s’asseoir, il ne bouge pas, gêné. Je mime de m’asseoir, il m’imite. Je lui demande en français ce qui l’amène. Il ne dit rien. J’avance un anglais. Rien non plus. Je me questionne sur sa langue et lui propose : « Tigrigna ? » Il valide d’un hochement positif de la tête, avec enthousiasme, comme s’il attendait que je parle sa langue… Ce qui n’est pas le cas ! Je relis la feuille d’entrée des urgences pour espérer trouver d’autres informations : 32 ans. Aucune indication supplémentaire. Je mime une grimace de douleur et tends la main comme pour dire « vous avez mal ? ». Il semble dire non. Il me montre sa bouche et me fais signe que quelque chose est sorti de celle-ci. Il regarde ma poche de blouse où j’ai un stylo rouge, me l’emprunte et colore la feuille de son dossier.
Vous saignez de la bouche ?
Il semble dire oui.
Vous toussez ? Je tousse pour lui faire comprendre.
J’ai l’impression qu’il valide également.
Fatigue ? J’imite avec mes mains jointes sous l’oreille,
Il acquiesse.
Perte de poids ? Je montre la balance. Vous transpirez ? La nuit ? Je lui montre mon front humide.
A nouveau oui et oui.
Du coup, j’ai froid dans le dos. Récoltant les seules informations à ma disposition, je m’autorise professionnellement à penser au pire : toux, hémoptysie, fatigue, perte de poids, sudations nocturnes, Erythrée… : Tuberculose ?
Plusieurs questions se bousculent dans ma tête : je lui mets un masque de protection maintenant ? Je l’isole ? Combien de temps est-il resté en salle d’attente ?
J’arrête de l’interroger. Je lui propose de mettre un masque. Il refuse, cela semble lui faire peur. Il a soudain des yeux remplis de panique. Moi aussi je m’inquiète maintenant… Après l’avoir supplié, il accepte le masque bien qu’il montre ne pas avoir compris.
Il faut que j’en sache davantage. Après plusieurs minutes de téléphone, je trouve (oh Merci !) une étudiante en médecine qui parle le tigrigna. Elle est disponible pour venir dix minutes. Elle commence à lui parler, longtemps, plusieurs longues phrases durant de nombreuses minutes et finalement l’étudiante me traduit ces mots :
Pas de toux, pas de fièvre. Yeux qui grattent depuis avril. Nez qui coule et qui lui pique aussi, surtout dans les champs. Doit beaucoup se moucher. A eu ce matin des traces de sang en se mouchant. A pris un anti-allergique qui l’a beaucoup calmé. En aimerait un autre.
Je souris, allégée. Je lui retire son masque. On a un point commun : allergie au pollen ! Le patient a l’air soulagé lui aussi. Notre incompréhension mutuelle nous a alarmés réciproquement. Quelle plus grande inquiétude que celle de ne pas saisir ce que l’autre souhaite nous dire ?