La prévalence des maladies chroniques comme l’ostéoporose et l’insuffisance rénale chronique (IRC) chez le sujet âgé est élevée. Elles coexistent très fréquemment, mais bien qu’il s’agisse de deux maladies bien distinctes, elles présentent des interactions, longtemps désignées par le terme d’ostéodystrophie rénale. Le concept s’est ensuite élargi à d’autres manifestations en particulier cardiovasculaires (en lien avec les anomalies phosphocalciques induites par l’insuffisance rénale), aboutissant à la définition d’une entité désignée « troubles minéraux et osseux associés aux maladies rénales chroniques » (TMO-MRC ou CKD-MBD en anglais), terme plus large qui se réfère aux anomalies du bilan phosphocalcique et à ses conséquences vasculaires ainsi qu’aux anomalies histologiques. Le terme d’ostéodystrophie rénale ne désigne maintenant plus que les répercussions osseuses histomorphométriques de l’atteinte rénale (tableau 1).
La présence d’une diminution de la densité minérale osseuse (DMO) et/ou d’une fracture associée à une IRC pose la question de la responsabilité de l’insuffisance rénale dans les manifestations osseuses (s’agit-il d’une ostéoporose commune ou d’une ostéodystrophie rénale, ou des deux associées ?) et des possibilités thérapeutiques qui s’offrent à nous dans pareil cas.
En 2009, le groupe de travail international KDIGO (Kidney Disease : Improving Global Outcomes) a publié des recommandations consacrées à la prise en charge des TMO-MRC1 et en 2017, une mise à jour a été rédigée en tenant compte en particulier de la prévalence élevée de l’ostéoporose chez les insuffisants rénaux.2
Cet article présente les stratégies diagnostiques et recommandations de prise en charge de l’ostéoporose chez l’insuffisant rénal, et l’éclairage nouveau donné par les dernières guidelines KDIGO publiées en décembre 2017.
Aux Etats-Unis, la prévalence de l’IRC stades 3-4 combinés est de 38 % après l’âge de 70 ans.3 Parallèlement, aux Etats-Unis comme en Suisse, à l’âge de 50 ans, la probabilité moyenne de subir une fracture ostéoporotique s’élève à 51 % pour les femmes et à 20 % pour les hommes.4 La probabilité d’avoir simultanément une ostéoporose et une IRC est donc très fréquente, particulièrement chez le sujet âgé. Dans l’étude NHANES III, la probabilité d’avoir une ostéoporose est multipliée par deux chez les personnes dont le taux de filtration glomérulaire (TFGe) est < 60 ml/min en comparaison de ceux dont le TFGe est > 60 ml/min.5 Inversement, parmi les patients ostéoporotiques, 85% des femmes et 58 % des hommes ont une clairance < 60 ml/min dans une étude.6 Chez le patient porteur d’une IRC avancée, le risque fracturaire est donc supérieur à celui de la population générale (figure 1).7 Le risque fracturaire de la hanche est deux fois plus élevé chez les patients avec un TFGe < 60 ml/min en comparaison de ceux avec un TFGe ≥ 60 ml/min.5 Chez les patients dialysés, le risque de fracture de la hanche est quatre fois plus élevé que dans la population générale.8
Débutant à un stade précoce de l’IRC (stade 2),9 le TMO-MRC se manifeste par une métaplasie osseuse de la paroi vasculaire, source d’une morbi-mortalité d’origine cardiovasculaire, et une atteinte osseuse (l’ostéodystrophie rénale). Des altérations biologiques complexes expliquent ces atteintes et font intervenir la sécrétion par le rein lésé d’inhibiteurs de la voie Wnt, (par exemple Dkk1), la diminution de l’expression et synthèse de Klotho, l’excès de synthèse de FGF23, qui précède le développement d’une hyperparathyroïdie secondaire, et finalement une rétention phosphorée. Cette dernière diminue fonctionnellement la synthèse de calcitriol par le rein (déjà diminuée par la réduction néphronique) et stimule la prolifération des cellules parathyroïdiennes. Du point de vue osseux, selon le niveau de parathormone et sous l’effet d’autres facteurs que nous ne détaillerons pas ici, l’IRC va entraîner des modifications du remodelage et on distingue ainsi des ostéopathies à haut niveau de remodelage (ostéite fibreuse) et des ostéopathies à bas niveau de remodelage (os adynamique, ostéomalacie) (figure 2). La distinction est d’importance car une ostéopathie à bas niveau de remodelage par exemple pourrait être aggravée par l’administration d’un bisphosphonate. Tous les types d’ostéodystrophie (figure 2) sont associés à un risque accru de fracture et de calcifications métastatiques : l’os adynamique en raison d’une diminution du flux de calcium et de phosphate vers l’os, et inversement en cas d’augmentation du remodelage (figure 3).
Les recommandations de 2009 avaient proposé de ne pas mesurer la DMO en routine chez les patients avec une IRC modérée à sévère, car cet examen ne prédisait pas le risque de fracture, à l’inverse de la population générale, et ne permettait pas non plus le diagnostic du sous-type d’ostéodystrophie rénale. Cependant, les nouvelles recommandations de 2017 ont été modifiées suite aux résultats de quatre études prospectives de cohorte ; celles-ci évoquent une valeur prédictive satisfaisante de la DXA en ce qui concerne le risque fracturaire chez les insuffisants rénaux de stades G3a-G5D.2
Dans l’insuffisance rénale, pour évaluer le type d’atteinte et le niveau de remodelage osseux, la parathormone et la phosphatase alcaline osseuse sont les marqueurs de référence.2 Leur valeur diagnostique est cependant modeste avec des aires sous la courbe ROC de l’ordre de 0,7 dans une étude récente d’envergure, tant pour le diagnostic d’ostéopathie à haut niveau de remodelage que pour celui d’os adynamique.10 Bon nombre de patients se situent dans des zones grises qui ne permettent pas une caractérisation du diagnostic. Seules les valeurs extrêmes, rarement observées permettent de trancher.
La biopsie osseuse transiliaque constitue l’examen de référence pour évaluer le remodelage osseux et diagnostiquer le type d’ostéodystrophie rénale.11 Elle est pratiquée après un double marquage à la tétracycline. Il s’agit d’une technique effectuée sur un spécimen osseux non décalcifié qui fournit une information qualitative et quantitative sur la structure osseuse (corticale et trabéculaire), sur le remodelage et la minéralisation osseuse. Les indications à la biopsie sont résumées dans le tableau 2. Selon la mise à jour de 2017, la biopsie osseuse est indiquée surtout si le diagnostic du sous-type de l’ostéodystrophie rénale a un impact sur l’approche thérapeutique.2 Depuis environ un an, cette prestation est assurée aux Hôpitaux universitaire de Genève par notre groupe.
Avant de débuter un traitement contre l’ostéoporose, il est raisonnable de corriger les anomalies biochimiques liées aux TMO-MRC (carence en vitamine D, hypocalcémie, rétention phosphorée et hyperparathyroïdie secondaire). Cet aspect ne sera pas développé. Par ailleurs, l’adoption des stratégies non pharmacologiques comme l’activité physique, la prévention des chutes, l’arrêt du tabac, une nutrition équilibrée et la limitation de consommation d’alcool doit être systématique.12
Les traitements se divisent en deux classes : les traitements inhibiteurs de la résorption osseuse (bisphosphonates, raloxifène, dénosumab) et les traitements anaboliques osseux (tériparatide).
Analogues des pyrophosphates inorganiques, à élimination rénale, les bisphosphonates inhibent la résorption osseuse en bloquant l’activité des ostéoclastes. Ils augmentent la DMO et diminuent le risque fracturaire. Une clairance de la créatinine < 30 ml/min constitue une contre-indication ou une limitation d’emploi à leur introduction vu le risque d’accumulation osseuse.12 Des analyses secondaires d’études de phase III révèlent cependant l’efficacité et la sécurité d’emploi des bisphosphonates oraux (risédronate13 et alendronate14) chez les insuffisants rénaux avec un TFGe entre 15-59 ml/min, mais sans TMO-MRC, et sans maladie rénale caractérisée (simple réduction néphronique liée à l’âge).14 Ces études ont montré que les bisphosphonates oraux ne sont pas néphrotoxiques.
La mise à jour de 2017, en adoptant ces observations, propose l’administration des bisphosphonates en cas d’ostéoporose avérée ou de fracture en l’absence d’anomalies biologiques de TMO-MRC sans véritable limitation de TFG. Si des anomalies biologiques sont détectées, une biopsie osseuse peut être utile avant leur administration afin d’exclure une atteinte osseuse à bas niveau de remodelage.2
Parmi les bisphosphonates intraveineux, le zolédronate présente une efficacité satisfaisante sur la diminution du risque fracturaire de la colonne ainsi que du col fémoral. A noter que des élévations transitoires de la créatinine sérique ont été rapportées, dans les suites immédiates de l’injection (9 à 11 jours après une perfusion sur 15 minutes de zolédronate), le plus souvent en lien avec une toxicité tubulaire, mais sans effet délétère durable sur la fonction rénale.15
Les effets indésirables sur la fonction rénale des bisphosphonates intraveineux semblent davantage dépendre de la vitesse de perfusion que de la dose. Il est recommandé d’augmenter la durée de la perfusion à 30 minutes dès le stade 3 d’insuffisance rénale et d’éventuellement hydrater les patients en mettant en suspens leur traitement habituel diurétiques et AINS quelques jours avant la perfusion. Par ailleurs, en cas d’utilisation hors indication (off-label) des bisphosphonates intraveineux dans les stades 4-5 d’insuffisance rénale, une administration sur au moins 1 heure est recommandée, éventuellement avec une dilution dans un grand volume.15
Le raloxifène est un modulateur sélectif des récepteurs des œstrogènes. Une analyse post-hoc de l’étude MORE, incluant des patients avec des niveaux de fonction rénale allant jusqu’à 20 ml/min, a montré que la population avec réduction de la fonction rénale répondait aussi bien sur le plan densitométrique et en termes de réduction du risque de fracture vertébrale que celle dont la fonction rénale était normale.16 Par ailleurs, deux études ont évalué l’efficacité du raloxifène chez les femmes ménopausées avec une IRC de stade 5.17,18 Une augmentation de la DMO au niveau lombaire et fémoral a été observée.
Anticorps monoclonal dirigé contre RANKL, le dénosumab bloque de façon très puissante la résorption ostéoclastique. Le dénosumab n’est pas éliminé par les reins. Par conséquent, il n’y a pas de risque de néphrotoxicité ni de suppression excessive du remodelage osseux induit par une accumulation de la molécule en cas d’insuffisance rénale.12 A travers l’étude FREEDOM, il a été bien démontré que les altérations de la fonction rénale (y compris lorsque la clairance est inférieure à 30 ml/min) ne nuisent pas à l’efficacité du traitement.19 Cependant, l’efficacité du dénosumab lors d’IRC de stade 5 n’a pas été examinée, en dehors d’une étude pilote avec un faible nombre de patients.20 Etant donné le risque d’hypocalcémie induit par cette molécule, son administration demande une surveillance de la calcémie et une prise d’apports calciques et en vitamine D active satisfaisante.12 Par ailleurs, le risque d’effet rebond impose parfois le recours à un bisphosphonate en cas d’arrêt du traitement.
Le tériparatide est le fragment actif (1-34) de la parathormone. Il stimule la formation osseuse. Miller et coll. ont montré que le tériparatide augmente la DMO du col fémoral et de la colonne lombaire et réduit le risque fracturaire vertébral et non vertébral dans les trois sous-groupes étudiés (TFGe : 50-79 ml/min, 30-49 ml/min, < 30 ml/min), de l’étude pivot de phase III (Fracture Prevention Trial). Le tériparatide n’a pas augmenté de façon significative les effets indésirables, en dehors de quelques cas d’élévations asymptomatiques de la calcémie et de l’uricémie.21 Selon une autre étude effectuée chez sept patients en dialyse et connus pour un os adynamique, les bénéfices d’un traitement par le tériparatide sur la DMO de la colonne lombaire étaient jugés cliniquement significatifs.22
La prise en charge de l’ostéoporose chez l’insuffisant rénal n’est pas très clairement explicitée dans les nouvelles recommandations KDIGO. Cependant, certaines grandes orientations générales sont données. Un groupe a ensuite publié une prise de position pleine de sens sur laquelle nous nous baserons (figure 4).12
Comme indiqué plus haut, les données accumulées sur l’efficacité des traitements anti-ostéoporotiques chez l’insuffisant rénal ont élargi les indications à traiter. La biopsie osseuse, bien que largement recommandée, n’est pas incontournable avant la mise en place d’un tel traitement. Le remodelage osseux peut être estimé par le niveau de phosphatase alcaline osseuse. En cas de perturbation de celle-ci par une fracture récente par exemple (le niveau sera ainsi influencé par la phosphatase osseuse du cal), la parathormone peut être considérée, car elle a une valeur diagnostique assez proche. La fourchette de niveau de parathormone désirable chez les patients non dialysés n’est pas connue. En cas d’insuffisance rénale terminale, l’intervalle est toujours très large dans les nouvelles recommandations, compris entre 2 et 9 fois la limite supérieure des valeurs de référence. Il faut souligner cependant que dans l’étude de Sprague et coll., le seuil associé à une probabilité élevée d’ostéopathie à haut niveau de remodelage était proche de 4 fois la limite supérieure des valeurs de référence.10
Les patients insuffisants rénaux ont un risque fracturaire accru par rapport à la population générale. La prise en charge des patients ostéoporotiques en insuffisance rénale légère à modérée (stades 2 et 3) peut être calquée sur celle de la population générale. Chez les patients en insuffisance rénale sévère ou terminale (stades 4 et 5), le type d’ostéodystrophie rénale sera présumé à partir du niveau de phosphatase alcaline osseuse. Dans les cas difficiles ou équivoques, une biopsie osseuse avec histomorphométrie quantitative sera nécessaire. Schématiquement, en cas de remodelage normal ou élevé, un traitement inhibiteur de la résorption osseuse sera proposé. En cas d’ostéopathie adynamique, le tériparatide sera privilégié.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts.
▪ Chez les patients avec une IRC de stades 1 à 3 et un T-score < – 2,5 ou des fractures:
la probabilité est plus élevée d’avoir une ostéoporose qu’une ostéodystrophie rénale
s’il n’y a pas d’anomalies biochimiques, diagnostic et prise en charge de l’ostéoporose selon les recommandations habituelles
▪ Chez les patients avec une IRC de stade 4-5/5D+ un T-score < – 2,5 ou des fractures :
la probabilité est plus élevée d’avoir une ostéodystrophie rénale qu’une ostéoporose
les données sont satisfaisantes mais limitées sur l’utilisation du traitement anti-ostéoporotique
avant l’introduction du traitement, exclure le diagnostic d’ostéodystrophie rénale avec les mesures de la parathormone et de la phosphatase alcaline osseuse
intérêt de la biopsie osseuse si le diagnostic est incertain. L’ostéoporose est ici un diagnostic d’exclusion