Tiré du livre : Dessibourg O. Biobanques, comment gérer notre intimité génétique ? Collection santé personnalisée, volume 4 : les biobanques, carrefours de la médecine du futur. Chêne-Bourg : éditions planète santé, 2018.
Une cheville cassée. En miettes. L’opération orthopédique est incontournable. Si celle-ci se fait dans le cadre d’une hospitalisation au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) de Lausanne, en Suisse, le patient se voit proposer un peu d’une lecture n’ayant pourtant rien à voir avec cette intervention médicale : le document d’information qu’on lui soumet lui demande s’il est d’accord que des échantillons (tissus, sangs, urine, etc.) soient prélevés sur son corps, et utilisés à des fins de recherches scientifiques, après avoir été stockés et conservés avec des milliers d’autres. A cette même question, la grande majorité des patients dans toute l’Europe (entre 75 et 95 %) répondent positivement. En Suisse également, le taux d’acceptation est grand, environ 84 %, comme l’a encore montré au printemps 2018 un sondage1 mené en 2017 auprès de 1900 personnes, professionnels de la santé et quidams réunis.
Le potentiel scientifique et thérapeutique de ces bibliothèques génétiques est immense
Le questionnaire proposé à chaque patient du CHUV va toutefois plus loin, puisqu’il lui demande de répondre à des interrogations plus précises : souhaite-t-il que ses échantillons et données soient anonymisés, ou simplement codés – de quoi permettre de remonter jusqu’à lui si besoin ? Souhaite-t-il être informé des éventuelles découvertes pertinentes pour sa propre santé qui seraient faites sur ses échantillons ? Une chose est sûre : en signant ce document, la personne est d’accord pour que ses ressources biologiques soient exploitées dans le cadre de projets de recherches non seulement en cours, mais qui resteraient même encore à déterminer. Il paraphe ainsi un acte de « consentement général.2 Le CHUV a été, en 2012 déjà, le premier centre hospitalier public en Suisse à utiliser un tel formulaire. Ce dernier est désormais incontournablement lié au développement de ce que les chercheurs nomment depuis quelques années des « biobanques », c’est-à-dire des entités organisées, responsables de la gestion et de la gouvernance des échantillons biologiques récoltés soit dans un objectif très ciblé, soit de manière très large, pour permettre au milieu de la recherche de mener des études aussi représentatives et probantes que possibles. Par exemple, suivre le développement dans la durée du diabète chez des patients en fonction de leur métabolisme, et proposer des traitements optimisés. Ou identifier les prémices d’un accident vasculaire cérébral selon des déterminants physiologiques ou moléculaires.
Depuis le premier séquençage complet du génome humain au tournant de ce millénaire, il est un type de spécimens autour duquel se conçoivent de plus en plus de biobanques : l’ADN, la molécule constituant le matériel génétique de chaque être vivant. Et là, les nombres deviennent importants, pour augmenter la puissance statistique des résultats : « Pour pouvoir interpréter efficacement une découverte faite sur un seul génome humain, il faut pouvoir comparer ce dernier à des dizaines ou centaines de milliers d’autres », explique Denis Hochstrasser, ancien chef du Département de médecine génétique et de laboratoire des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). C’est pourquoi certaines biobanques ne lésinent pas sur les moyens. La UK Biobank anglaise a ainsi déjà répertorié plus de 500 000 génomes depuis 2006 (tous n’ont toutefois pas été séquencés ; quelque 50 000 devraient l’être d’ici un à deux ans). Et aux Etats-Unis, la Precision Medicine Initiative, lancée par Barack Obama en 2015, ambitionne d’en réunir un million, séquencés chez autant de citoyens. La Biobanque institutionnelle de Lausanne (BIL), au CHUV, la première biobanque à visée génomique de Suisse, dénombrait, en avril 2018, 21 278 patients consentants avec échantillons stockés. Dans le secteur privé, des entreprises comme l’américaine 23andMe commercialisent des tests permettant de connaître, pour qui s’y soumet, les prédispositions à être affecté tôt ou tard par une pathologie. Cette société conserve toutefois les données de tous ses clients pour constituer un faramineux répertoire, que ces derniers ont donc aidé à financer par l’achat des tests, et qui intéresse au plus haut point l’industrie pharmaceutique.
Le potentiel scientifique et thérapeutique de ces gigantesques bibliothèques génétiques, qu’elles soient locales, nationales, voire internationales, est immense, annoncent les chercheurs, en citant souvent quelques exemples. Il est avéré désormais qu’environ 1 % de la population mondiale résiste à une infection au virus du sida (VIH), ceci à cause d’une mutation sur un gène (nommé CCR5), découvert dans un très vaste panel de sujets concernés par la maladie. Autre cas d’étude, emblématique de ce domaine naissant qu’est la « médecine personnalisée », ou « médecine de précision » : « La personne qui possède une mutation sur le gène LRRK2 a entre 50 et 80 % de risque de développer la maladie de Parkinson à 70 ans, explique Vincent Mooser, concepteur de la BIL.3 L’industrie pharmaceutique travaille sur des moyens de bloquer ce gène. Or, il reste à déterminer quels patients pourraient bénéficier d’un possible traitement, car seuls 3 à 5 % des cas de Parkinson sont porteurs de la mutation de LRRK2. Avec la BIL existera la possibilité de repérer ces gens, voire de les impliquer dans des essais cliniques », si ceux-ci n’ont pas souhaité l’anonymisation complète et irréversible de leurs données.
Au-delà des promesses de cette médecine personnalisée, mettre en place de telles structures de stockage d’échantillons biologiques humains et des données médicales qui leur sont associées est loin d’être une sinécure, avec plusieurs défis à la clé. Tous les paramètres de prélèvements du matériel biologique, par exemple de la taille des tubes à l’exposition lumineuse lors de l’acte, doivent être scrupuleusement établis et respectés selon des standards, afin que les nombreux échantillons soient utilisables en comparaison l’un de l’autre. Il en va de même bien sûr pour les conditions de stockage et d’analyses des spécimens. « Ici et là, des lacunes aussi simples que des déficiences dans l’étiquetage des échantillons les ont rendus inutilisables », illustre Berthold Huppertz, ancien directeur de la biobanque de Graz, l’une des plus célèbres en Europe. Pour ce qui est de leur manutention, « il est aujourd’hui quasi indispensable de recourir à des méthodes automatisées, afin d’une part de minimiser les effets délétères sur l’ensemble de la collection lors de l’extraction d’un échantillon ou, d’autre part, simplement afin d’analyser l’échantillon correct », précise le spécialiste. Avant de conclure, en citant une étude : « Les erreurs préanalytiques expliquent encore 60 à 70 % de tous les problèmes apparaissant lors des diagnostics faits en laboratoire, la plupart étant attribuables à des procédures défaillantes dans la récolte de l’échantillon, dans sa manipulation, sa préparation et dans son stockage.»4
L’autre pari, souvent fait par les scientifiques les plus optimistes, idéalistes ou visionnaires – c’est selon – est de vouloir rendre toutes les biobanques existantes interopérables. Autrement dit, que ces collections d’échantillons, conservées avec soin pour certaines et négligées, voire oubliées pour d’autres, puissent être exploitées de concert en suivant un seul et unique postulat de recherche scientifique. Fondée il y a dix ans, la Biobanking and Biomolecular Resources Research Infrastructure, qui réunit aujourd’hui 225 organisations (la plupart étant des biobanques) dans 30 pays, dont la Suisse, oeuvre dans ce but. Mais la réalité rattrape souvent l’ambition tant, rétrospectivement, la qualité très variable des échantillons et surtout le manque de données cliniques associées rendent très difficile leur utilisation commune. Pour le futur, tous plaident pour une amélioration : « L’ère des “petites biobanques propres à chaque laboratoire” est révolue, a insisté, en février 2018 lors d’un congrès,5 Aysim Yilmaz, responsable de la division Biologie & Médecine au Fonds national suisse de la recherche scientifique. Les paquets de données doivent être localisables, accessibles, interopérables et réutilisables, pour que les biobanques soient durables. »
A l’ère du « big data », l’organisation et la gestion de ces banques de ressources biologiques s’accompagnent de très nombreuses questions, essentiellement éthiques. Ces informations, lorsqu’elles sont génétiques comme c’est de plus en plus le cas, s’avèrent extrêmement personnelles, et permettent déjà de connaître en détail la propension des patients à souffrir un jour ou l’autre d’une maladie, ou de répondre plus ou moins bien à des traitements pharmacologiques. Assurer leur protection à l’aide de moyens de cryptage pour garantir la confidentialité est absolument crucial, estiment certains. D’autres, au contraire, voient les choses différemment : plutôt que d’entourer le patrimoine génétique de chacun stocké sur des serveurs informatiques de boucliers que des hackers parviendront tôt ou tard à percer, pourquoi ne pas encourager la divulgation de ces données génétiques qui nous définissent bel et bien, mais ni plus ni moins que la couleur de nos cheveux, notre taille, ou notre éventuel handicap physique visible ? Yaniv Erlich, professeur assistant en sciences informatiques, est de ceux-là. En 2013, son équipe à l’Université de Columbia (New York) a montré que l’anonymisation des données génétiques n’était pas une garantie absolue de confidentialité, tant il était facile de remonter à leur propriétaire.6 « Avec les données génétiques, estime-t-il,7 on peut apprendre tellement sur soi-même », pour peu que chacun accepte de divulguer son génome – à nouveau, l’interprétation est d’autant meilleure que ces données sont comparées entre elles en très grandes quantités. « Nous souhaitons que les gens se sentent confortables à partager ces informations. Nous ne vivons pas chacun en isolement. » Avec le big data, « la notion d’intimité change. Celle d’“ intimité génétique” va évoluer elle aussi. » Et d’indiquer que les jeunes générations sont déjà plus enclines à suivre ce mouvement, de même qu’elles ont moins de scrupules que leurs aînés à partager leurs images sur les réseaux sociaux.
Pourquoi ne pas encourager la divulgation de ces données génétiques qui nous définissent bel et bien
Selon Yaniv Erlich, la seule façon d’atteindre l’objectif qu’il prône est d’accroître la confiance du public envers les institutions de recherches disposant de leurs échantillons. Plusieurs initiatives de régulation dans ce sens sont actuellement mises en place, à divers niveaux. La plus vaste et spectaculaire est peut-être le nouveau Règlement général sur la protection des données (RGPD),8 adopté en avril 2016 mais appliqué depuis le 25 mai 2018 dans tous les pays de l’Union européenne (UE). Son objectif est, de manière transparente, de « redonner au citoyen le contrôle de ses données personnelles, tout en simplifiant l’environnement réglementaire des entreprises » qui utilisent et partagent ces informations au-delà des frontières, telles les biobanques. Ses principales dispositions garantissent à chaque citoyen, entre autres, que ses données : 1) seront strictement protégées dès leur conception ; 2) bénéficieront d’une « sécurité par défaut » (autrement dit, l’entité qui les conserve doit disposer d’un système d’information totalement sécurisé) ; 3) feront l’objet d’un « droit de portabilité » (après avoir donné leurs échantillons, les personnes concernées ont le droit de recevoir les données intimes les concernant dans un format structuré, couramment utilisé et lisible par une machine) et 4) pourront être effacées à tout moment sur demande du donneur, pour autant que cet acte ne vienne pas annihiler complètement certains efforts de recherche lancés. De plus, la récolte de ces informations auprès du patient doit systématiquement être soumise à son consentement éclairé. Mieux, le RGDP lui permet, dans une certaine mesure, de sélectionner à tout moment les pans de recherches (lorsque celles-ci sont définies) dans lesquelles il accepte que ses échantillons soient exploités. Cette disposition va ainsi au-delà du « consentement général ». « Or, obtenir des succès dans l’implémentation éventuelle de modèles de ce genre de “consentement dynamique” doit inévitablement passer par une excellente et transparente communication. Sans quoi les patients n’auront plus confiance », souligne Christine Currat. Selon la directrice de la Swiss Biobanking Platform (SBP), la Suisse doit s’aligner sur cette réglementation continentale pour que ses biobanques puissent demeurer compétitives et intéressantes. Mais dans ce pays non membre de l’UE, le débat est vif sur le plan politique. Des associations de patients et des organisations de consommateurs, relayées par des parlementaires nationaux, estiment que le droit applicable présente actuellement des lacunes, et qu’une loi spécifique sur les biobanques, garantissant là aussi des standards de sécurité et de qualité, est nécessaire pour instaurer la confiance nécessaire. Pour Didier Trono, généticien à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), plus que réglementer les biobanques elles-mêmes, une loi – s’il devait y en avoir une – devrait plutôt s’attacher à assurer pleinement que les patients ne souffriront d’aucune discrimination tout au long de la révolution qu’annoncent la médecine personnalisée et l’analyse groupée de ressources biologiques de milliers de sujets contenues dans des biobanques : « Chacun doit pouvoir choisir de les mettre dans le domaine public en étant sûr que celles-ci ne vont pas le pénaliser. »
Car en Suisse, les pressions se font sentir. En mars 2018, la Commission de la science, de l’éducation et de la culture du Conseil National, la chambre basse du pays, a tenté de faire passer une proposition de loi obligeant les citoyens qui feraient séquencer leur profil génétique, dans un cadre médical ou à titre personnel (sur internet par exemple), à le transmettre aux assurances-vie et assurancesinvalidité ! L’intérêt de ces dernières est évident, puisque connaître le génome de leurs assurés, et donc potentiellement leur risque de souffrir un jour d’une maladie, permettrait de les exclure ou non de certaines couvertures d’assurances. « Si le Parlement accepte ce que lui propose sa commission, les citoyens suisses feront bien d’éviter toute analyse génétique, y compris sur internet (les clauses de confidentialité n’empêchent pas toujours de vendre la liste des clients), commentait au printemps 2018 l’éthicien et médecin Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse, dans un article du site www.slate.fr.9 Ils feraient bien aussi de refuser de participer à toute biobanque et aux recherches susceptibles de séquencer leur génome. Sans indication médicale vraiment impérative, le mieux pour eux serait de rester dans le vieux monde de l’ignorance génétique. Car il est dans l’ordre des choses que si le Parlement ouvre cette brèche, quantité d’autres lobbies voudront aussi accéder à l’intimité génétique de chacun. » Le Parlement suisse n’a pas fait ce pas. Pour l’heure du moins. Car le débat a été lancé.
« A l’heure où le monde se tourne vers la blockchain (un système de cryptage décentralisé d’informations sur Internet, ndlr) pour sécuriser les données sensibles, ici où la précision, la sécurité et la qualité font foi, on revient vingt ans en arrière avec des propositions frisant l’ingérence décomplexée, s’est aussi emporté, dans Le Temps.10 Jurgi Camblong, directeur de Sophia Genetics, une entreprise active dans l’analyse de génomes humains pour les hôpitaux. Il est choquant de voir qu’une proposition avec si peu de sens et en totale opposition aux intérêts des patients puisse être proposée en Suisse. […] Le patient a certes besoin d’être rassuré sur la sécurité de ses données – et nous sommes en mesure de le faire. Mais il a surtout besoin d’espoir et de réponses ainsi que d’une prise en charge adéquate. En toute connaissance de cause, il ne faut donc pas déprotéger des données dont le patient doit rester le premier détenteur. »
Parfois considérées comme de simples réceptacles d’échantillons et de données biologiques, les biobanques sont en réalité le carrefour de questions autant scientifiques, éthiques, législatives et politiques que, simplement, sociétales.