Les anomalies constitutionnelles de l’hémostase hémorragipares (pathologies plaquettaires, déficits en facteur von Willebrand et en facteurs de la coagulation) ne protègent pas complètement de la thrombose. Les traitements antithrombotiques constituent dans ce contexte un sérieux défi (risque hémorragique), sans recommandations fermes fondées sur des preuves solides (au mieux consensus d’experts). Dans cette revue narrative, nous décrivons l’épidémiologie des événements thrombotiques chez ces patients, énonçons quelques règles de base pour un raisonnement structuré, et indiquons des possibilités de prise en charge. Pour ces malades, suivis par des centres spécialisés, la gestion d’un traitement antithrombotique est déterminée au cas par cas, avec l’implication coordonnée de tous les acteurs de soins, dont les médecins de premier recours.
Les rares anomalies constitutionnelles (héréditaires) hémorragipares de l’hémostase incluent des pathologies plaquettaires (thrombopénie, thrombopathie, ou association des deux), des déficits du facteur von Willebrand (vW) et des facteurs VIII et IX de la coagulation (hémophilies A et B). Les autres déficits de facteurs sont encore plus rares : fibrinogène, facteurs II, V, VII, XI ; les déficits combinés (facteur V et facteur VIII ; facteurs vitamino-K dépendants). Les patients ayant ce type d’anomalie constitutionnelle de l’hémostase présentent un phénotype hémorragique, plus ou moins marqué en fonction de la nature de l’anomalie et/ou de son intensité ; la palette des anomalies est très étendue.1 Si le phénotype hémorragique est au premier plan, des événements thrombotiques peuvent néanmoins survenir.2
La prise en charge de ces événements thrombotiques et la prévention sont complexes chez ces patients, puisqu’il faut faire face non plus seulement au risque hémorragique lié à la déficience de l’hémostase, mais aussi à son aggravation, inéluctable, par tout traitement antithrombotique.3 Il n’y a pas d’études cliniques prospectives permettant de formuler des recommandations de haut niveau de preuve dans ce domaine, chacune de ces anomalies étant rare à exceptionnelle. Mais les entités sont nombreuses et la durée de vie de ces personnes augmente ; il est donc possible que tout professionnel de santé soit confronté à cette situation très particulière, dont la gestion adéquate implique que chacun, dont le médecin de premier recours trouve sa juste place, équipé d’un minimum de repères.
Bien que cela puisse paraître étonnant, il est admis que les personnes avec diathèse hémorragique constitutionnelle, même majeure, ne sont pas à l’abri d’événements thrombotiques, artériels (compliquant l’athérosclérose ou une cardiopathie emboligène ou un geste interventionnel), ou veineux. Ces événements peuvent être favorisés par des facteurs de risque thrombotiques concomitants, et avoir un lien avec un traitement hémostatique administré à la suite d’une hémorragie ou pour en éviter une.
Avec l’allongement de l’espérance de vie des personnes avec hémophilie (PAH), la prévalence des maladies cardiovasculaires a augmenté.4 Un possible rôle protecteur de l’hémophilie à l’encontre du développement de ces pathologies avait été évoqué. Une grande étude a cependant montré que la mortalité liée aux maladies cardiovasculaires n’est pas significativement diminuée chez les PAH en comparaison avec la population générale (ratio de mortalité 0,51 ; intervalle de confiance (IC) 95 % : 0,24‑1,09).5 Certains facteurs de risque comme l’hypertension artérielle, la surcharge pondérale et les infections virales chroniques sont plus fréquents chez les PAH.4 Si l’hypocoagulabilité semble n’avoir qu’un effet faible sur l’athérogenèse, en revanche elle semble protéger de la formation du thrombus fibrineux.6
Les PAH sont fréquemment exposées à des situations à risque thrombotique veineux, (chirurgie orthopédique), mais ce risque reste faible,7 même si la fréquence de thromboses veineuses profondes, détectées par un US-doppler systématique dans la période postopératoire a été estimée jusqu’à 10 %.8
Le déficit en facteur von Willebrand (vW) qui, dans l’immense majorité des cas, n’est que partiel, ne prévient ni l’apparition de l’athérosclérose ni sa progression.5 Toutefois, le risque de maladie cardiovasculaire est diminué chez les patients avec une maladie de vW comparés à la population générale (odds ratio (OR) : 0,85; IC 95 % : 0,72‑0,92).9 La survenue d’événements thrombotiques veineux est anecdotique.
Les déficits du fibrinogène et des facteurs II, V, VII, X et XI sont associés à un risque hémorragique augmenté, d’autant plus que la concentration plasmatique du facteur déficient est basse : cette règle, particulièrement vraie pour l’hémophilie, vaut beaucoup moins pour d’autres déficits (cas des facteurs VII et XI). Ces déficits, même très marqués, ne protègent pas totalement de la survenue d’événements thrombotiques.2 L’administration de concentrés de facteur ou l’utilisation d’agents hémostatiques puissants peuvent induire une hypercoagulabilité.10
Les personnes avec absence de fibrinogène (afibrinogénémie) se trouvent dans une situation très particulière et assez mystérieuse, car elles peuvent paradoxalement présenter des événements thrombotiques, parfois récidivants, et pas seulement lorsqu’elles reçoivent du concentré de fibrinogène.11 A ce jour, le mécanisme n’a pas été élucidé. Un risque thrombotique est aussi présent chez certains patients avec dysfibrinogénémie (anomalie qualitative du fibrinogène) en raison d’une fibrinolyse altérée et/ou de modifications structurelles du caillot de fibrine.11
Chez des patients avec un déficit constitutionnel en facteur VII, des événements thrombotiques ont été rapportés, notamment en postopératoire, et en cas d’administration de facteur VII recombinant et activé. Certains variants génétiques semblent présenter un phénotype particulièrement prothrombotique, pour des raisons encore mal comprises.2
Ces pathologies plaquettaires sont nombreuses et très hétérogènes : anomalies fonctionnelles majeures avec déficit total des fonctions adhésives, ou thrombopénies inférieures en permanence à 20 G/l ; à l’autre extrêmité du spectre, syndromes « aspirin-like » ou numérations plaquettaires à peine abaissées, restant supérieures à 100 G/l.12 Quelques rapports de cas uniques indiquent que même en cas de thrombopénie marquée ou de déficit fonctionnel majeur, la survenue d’une thrombose est possible, plutôt alors dans le territoire veineux.13,14
L’évaluation de la balance risque-bénéfice d’un traitement antithrombotique chez les patients avec une diathèse hémorragipare constitutionnelle repose sur quelques considérations générales et règles de base. En tout premier lieu, le phénotype clinique hémorragique personnel (et familial) doit être attentivement (ré)évalué, au sein de la structure spécialisée dont ils relèvent. Quelle est la fréquence des saignements ? Sont-ils spontanés ou survenus lors de mises à l’épreuve de l’hémostase ? La caractérisation précise de l’anomalie par les outils appropriés est également importante. En principe, la nature génétique de l’affection implique une certaine stabilité de son phénotype. Une particularité génétique concomitante dite thrombophilie comme le facteur V Leiden peut atténuer le risque hémorragique. En cas de thrombopénie constitutionnelle, l’élément de base est la numération plaquettaire habituelle du malade, en tenant compte d’une anomalie fonctionnelle associée possible. En cas de déficit en facteur vW ou de la coagulation, la concentration plasmatique du facteur déficient est souvent aussi un bon repère. La question est ensuite de déterminer s’il est réalisable de corriger la déficience de l’hémostase, au moins en partie, et pendant la durée du traitement antithrombotique usuel (qui peut être longue, voire sans fin déterminée – par exemple fibrillation atriale permanente). Enfin, il est capital de ne pas assimiler les coagulopathies en rapport avec le déficit d’un seul facteur avec les coagulopathies acquises et complexes, où la balance de la coagulation peut être rééquilibrée par baisse concomitante des anticoagulants physiologiques (cirrhose par exemple).
En deuxième lieu, pour le choix du médicament dans une classe donnée, courte durée de vie et réversibilité facile devraient être privilégiées. Le choix est difficile parmi les inhibiteurs plaquettaires, car aucun d’entre eux n’a d’antidote et il n’existe pas de moyen simple et efficace et sûr de réversion. Les antagonistes de la vitamine K (AVK) sont facilement réversibles, mais leur effet peut varier fortement chez un même patient. Les anticoagulants directs oraux peuvent être considérés, car leur effet est bien prédictible, et leur risque hémorragique est moindre qu’avec un AVK, au moins pour certains d’entre eux, mais les données chez cette population spécifique sont encore très rares.
En troisième lieu, il faut privilégier une intensité et une durée minimales. Pour les antiplaquettaires, cela signifie monothérapie plutôt que bithérapie, et clopidogrel plutôt qu’un anti-P2Y12 de dernière génération. Pour les traitements par héparines ou AVK, cela signifie viser la partie inférieure de l’intervalle de référence avec des contrôles rapprochés par test de laboratoire approprié. En cas de thérapie combinée, il convient d’envisager le plus tôt possible la désescalade vers une monothérapie. A noter qu’il n’est pas logique d’utiliser un inhibiteur plaquettaire dirigé contre une fonction déficiente de manière constitutionnelle. Dans certains cas, la prescription d’un seul antiplaquettaire « équivaut » alors à une bithérapie.
Le consensus est que les PAH devraient être prises en charge comme la population générale, quand l’administration du facteur déficient permet de limiter le risque hémorragique : traitement prophylactique au long cours pour éviter les saignements spontanés. Les nouveaux médicaments pour les PAH pourront peut-être simplifier considérablement cette prise en charge.
Les propositions concernant les concentrations cibles de facteur VIII ou IX pour les accidents thrombotiques aigus sont résumées dans le tableau 1. Le groupe ADVANCE (Age-related DeVelopments ANd ComborbiditiEs in hemophilia) a évalué l’application aux PAH des recommandations de la Société européenne de cardiologie.15 Le faible accord entre experts, essentiellement pour la concentration cible minimale de facteur, reflète le manque d’études. Lors d’une angioplastie coronaire, il est préférable d’utiliser un stent nu plutôt qu’un stent pharmaco-actif afin de minimiser la durée de la bithérapie antiplaquettaire.15
Pour les personnes avec une maladie de vW, des propositions de même type, fondées sur la concentration de facteur, s’appliquent, avec l’administration de facteur vW pour cibler une concentration de 30 %, même si les données sont plus limitées que pour les PAH.16
Pour ces anomalies, il y a des rapports d’utilisation d’une bithérapie antiplaquettaire face à des événements thrombotiques récidivants. Dans ces situations particulières, le vorapaxar (antagoniste du récepteur de la thrombine) semble être une molécule intéressante puisque la thrombine peut être disponible en excès.17
Pour les déficits très rares en facteurs et les anomalies constitutionnelles plaquettaires, nous ne disposons pas de données spécifiques et nous renvoyons aux propositions pour les thromboses veineuses, juste ci-après.
Il n’y a pas de recommandations pour le traitement des thromboses veineuses chez ces personnes. Pendant la durée du traitement anticoagulant, la concentration du facteur déficient est maintenue > 30 %.3
Dans ces cas, l’utilisation d’un AVK peut être compliquée par l’impossibilité d’utiliser l’INR. L’utilisation d’une héparine de bas poids moléculaire constitue l’option préférentielle. Un traitement par AVK peut en outre majorer le risque hémorragique en cas de déficit en facteur VII ou X par une baisse supplémentaire de leur concentration.
En cas de déficit en facteur XI, l’anamnèse est particulièrement importante, la corrélation entre concentration et phénotype hémorragique étant très faible. Plusieurs cas avec déficit marqué mais expression hémorragique réduite ont pu être longtemps anticoagulés sans compensation.18
Si la thrombopénie est marquée, la transfusion plaquettaire peut permettre le traitement antithrombotique usuel, au moins à la phase aiguë. La plus grande expérience clinique sur laquelle il est possible de s’appuyer, par analogie, a été obtenue pour les thrombopénies acquises centrales. Une anticoagulation thérapeutique est souvent considérée possible au-dessus du seuil de 50 G/l.19 Au décours, l’utilisation d’un agoniste du récepteur de la thrombopoïétine peut être envisagée.
L’Association européenne d’anesthésie a formulé des propositions pour la prophylaxie veineuse périopératoire chez les patients avec une anomalie constitutionnelle de la coagulation (tableau 2). Ces recommandations sont souvent appuyées par un niveau de preuve C seulement.
Une prophylaxie périopératoire mécanique est préférée. L’indication à une prophylaxie médicamenteuse chez les PAH A devrait être limitée quand il existe des facteurs de risque thrombotique additionnels, en fonction du type de chirurgie reçue, et seulement pendant la période où la compensation en facteur de coagulation est optimale.8 Les PAH B sont possiblement à risque thrombotique augmenté en raison de l’élévation postopératoire habituelle du facteur VIII8 et bénéficient donc d’une thromboprophylaxie plus stricte. Chez les personnes avec une maladie de vW recevant en postopératoire un concentré combiné en facteur vW et facteur VIII, un suivi de la concentration de facteur VIII est proposé.20
Les personnes avec un déficit en facteur XI recevant le concentré correspondant sont particulièrement à risque. En effet, cette administration est potentiellement prothrombotique, pour des raisons mal comprises, même en ciblant des concentrations de facteur < 30 %. Une prophylaxie médicamenteuse peut donc être nécessaire.3
Pour le déficit en facteur VII, plusieurs cas de thrombose veineuse postopératoire ont été rapportés, notamment pour certains variants génétiques. Une prophylaxie médicamenteuse peut donc être justifiée chez les patients avec des concentrations de facteur VII > 30 %, ou > 10 % et antécédent thrombotique.21
Les personnes avec une anomalie du fibrinogène sont aussi à risque en postopératoire même en l’absence d’administration de concentré de fibrinogène.11
Les personnes avec une diathèse constitutionnelle hémorragipare de l’hémostase ne sont pas indemnes du risque thrombotique. La prise en charge des événements thrombotiques et leur prévention requièrent une approche multidisciplinaire et structurée, appuyée sur un centre de référence, ciblée sur chaque cas. Des tests de l’hémostase à visée intégrative, tels que la visco-élastométrie ou la génération de thrombine, pourraient à l’avenir améliorer l’évaluation du profil et permettre une modulation individuelle de l’intensité du traitement antithrombotique pour ces patients.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ L’approche doit être multidisciplinaire (impliquant tous les acteurs) et structurée, appuyée sur un centre de référence, et ciblée sur chaque cas
▪ La compensation factorielle est nécessaire pour les personnes avec hémophilie sévère
▪ Le choix de l’antithrombotique doit tenir compte du type d’anomalie de la fonction plaquettaire ou de la coagulation
Les anomalies constitutionnelles de l’hémostase hémorragipares (pathologies plaquettaires, déficits en facteur von Willebrand et en facteurs de la coagulation) ne protègent pas complètement de la thrombose. Les traitements antithrombotiques constituent dans ce contexte un sérieux défi (risque hémorragique), sans recommandations fermes fondées sur des preuves solides (au mieux consensus d’experts). Dans cette revue narrative, nous décrivons l’épidémiologie des événements thrombotiques chez ces patients, énonçons quelques règles de base pour un raisonnement structuré, et indiquons des possibilités de prise en charge. Pour ces malades, suivis par des centres spécialisés, la gestion d’un traitement antithrombotique est déterminée au cas par cas, avec l’implication coordonnée de tous les acteurs de soins, dont les médecins de premier recours.