L’OMS définit la santé non seulement par l’absence de maladie ou de handicap, mais aussi comme un état de bien-être complet sur les plans physique, mental et social. Dans la prise en charge de la douleur chronique, le focus reste encore parfois axé sur la seule douleur physique avec un but recherché d’« analgésie » vers l’objectif idéal de 0/10 sur l’échelle visuelle analogique. Cependant, la douleur est une problématique complexe, qui demande une approche biopsychosociale.1 Cette approche multidisciplinaire en médecine conventionnelle (tableau 1) a des limitations potentielles : d’une part, elle se focalise a priori sur des facteurs pathogènes et, d’autre part, elle tend à exclure les approches de médecine complémentaire (MC).
Historiquement, une certaine tension a existé entre la médecine conventionnelle et la médecine complémentaire, la première jugeant l’autre comme non validée et la deuxième critiquant le manque de globalité et de personnalisation de la première. Néanmoins, les patients recourent largement aux MC, souvent à l’insu de leur médecin, et à leurs propres frais.2 De fait, une vision plus holistique de la personne est plébiscitée par les patients et la société civile, et a été promue depuis longtemps par des auteurs tels que Rogers, Balint et Antonovsky. En parallèle, la recherche scientifique s’est penchée sur les MC, permettant d’en recommander certaines sur la base d’évidences de plus en plus consistantes. C’est sur ce terrain que la médecine intégrative (MI) (tableau 1) a été créée pour offrir une approche incluant des thérapies conventionnelles et complémentaires, avec un premier Centre académique offrant ce type de prise en charge fondé par Andrew Weil en 1994 à l’Université d’Arizona aux Etats-Unis.3
La MI postule qu’il s’agit d’instaurer une relation thérapeutique entre deux partenaires qui reconnaissent chacun leur singularité. Toutes les sphères de vie du patient doivent être prises en compte dans l’analyse de la situation momentanée, tant aux niveaux spirituel, émotionnel, psychologique, social que somatique. Il s’agit de «remettre le patient, dans son entièreté, au centre» (figure 1).4
La MI s’intéresse aussi aux influences positives sur la santé dans une perspective préventive ou curative (voir salutogenèse, tableau 1), et notamment aux ressources de la personne ou de son entourage. La MI propose de renforcer la capacité à la guérison spontanée présente en chacun, se rapprochant de concepts soutenus par la recherche sur l’effet placebo. L’accent n’est donc pas seulement sur les apports de différentes thérapies hétéro-administrées, mais tout autant sur les techniques auto-administrées. En effet, les autosoins sont pratiqués par les patients afin de gérer les symptômes ou conséquences d’une maladie.
En reconnaissant qu’il y a des risques dans toute démarche thérapeutique, qu’elle soit conventionnelle ou complémentaire, les partenaires chercheront à utiliser les approches les mieux validées scientifiquement en termes d’efficacité, tout en étant les moins invasives et moins coûteuses possibles (figure 2). Ceci s’intègre finalement très bien avec le concept de «smarter medecine».
Il est intéressant de noter un paradoxe, récemment étudié dans le contexte des lombalgies : les médecines complémentaires sont à présent conseillées par différentes recommandations de pratique,6-9 et elles sont largement utilisées par les patients.10 Néanmoins, les médecins les prescrivent peu, jugeant mal les connaître, ou ne se sentant pas formés.11 De fait, les connaissances des différentes thérapies complémentaires, leurs risques et leur degré de validation (bénéfices), ainsi que les thérapeutes habilités à les pratiquer, peuvent être difficiles à appréhender pour le médecin sans formation approfondie dans ce domaine. Dès lors, nous proposons ici un certain nombre d’outils basés sur notre expérience de prise en charge intégrative, telle que pratiquée au Centre d’antalgie du CHUV. Dans ce contexte, nous offrons une anamnèse globale, accompagnons les patients dans leurs réflexions sur les choix thérapeutiques, discutons les situations en colloques multidisciplinaires, offrons deux approches complémentaires sous formes d’acupuncture et d’hypnose médicale, et référons les patients à un réseau de thérapeutes en techniques complémentaires.
L’anamnèse en médecine intégrative a la particularité de s’orienter tout autant sur les ressources du patient que sur ses souffrances. Elle intègre une écoute avec une perspective de salutogenèse : il s’agit de comprendre quelles sont les valeurs et pratiques qui permettent à la personne de rester en santé, de surmonter les épreuves. Ainsi, on investiguera les ressources propres à la personne, qu’elles soient sociales, somatiques, psychologiques ou spirituelles (figure 1). De cette anamnèse large découlera un projet thérapeutique commun au patient et aux soignants, c’est-à-dire : un objectif, un but fonctionnel (par exemple, pouvoir jouer avec ses petits-enfants et aller au supermarché une fois par semaine). Sur cette base, des options de prise en charge seront discutées, et des priorités choisies ensemble, selon les préférences et options déjà explorées auparavant.
Dès lors, l’anamnèse inclut donc logiquement l’interrogation sur l’usage fait – dans le passé, le présent ou prévu/projeté – d’approches thérapeutiques complémentaires (tableau 2). Ceci permet non seulement de connaître les traitements déjà essayés au même titre que ceux conventionnels, d’évaluer leurs succès ou leurs échecs, mais aussi de renforcer le lien thérapeutique : le patient peut s’exprimer sans crainte sur tout sujet. Pour comprendre les traitements utilisés, il s’agit de se montrer curieux et de s’intéresser aux détails. Il existe par exemple de nombreux différents types de massages, allant du massage «sportif» à la réflexologie (massage focalisé sur des zones réflexes des pieds), en passant par l’intégration structurelle (techniques visant une amélioration posturale et un effet au niveau myofascial) ou le massage thaïlandais (intégration d’aspects physiques et énergétiques), avec des effets attendus ou contre-indications spécifiques. A noter que différents courants d’une même approche ont rarement été étudiés systématiquement entre eux. Néanmoins, on peut noter une revue systématique sur le yoga qui ne démontre pas d’évidence pour une différence entre les écoles ou approches, menant à une suggestion de choisir un cours en fonction des préférences personnelles et de la disponibilité locale.12
Comme pour un traitement médicamenteux conventionnel, qui pourrait avoir été sous-dosé, avant de conclure à l’inefficacité d’une thérapie, il s’agira de détailler le recours fait à l’approche donnée pour connaître par exemple la fréquence des traitements, ou la formation du praticien qui les prodigue. Ceci peut par la suite conduire à une discussion éclairée avec un expert soit en MI ou dans la technique thérapeutique en essai, qui pourra formuler des recommandations (par exemple, de poursuivre l’essai d’acupuncture jusqu’à au moins 8 séances). De plus, l’utilisation actuelle d’autosoins sera évaluée. En effet, une publication récente a décrit une bonne motivation à s’engager dans de telles pratiques chez les patients souffrant de douleurs chroniques consultant dans notre centre.13 Par ailleurs, les habitudes alimentaires, de sommeil, d’activité physique et de relaxation, sans oublier les produits phytothérapeutiques (prescrits ou pas) ou compléments alimentaires pris en parallèle seront aussi explorés.
Suite à ces discussions, le médecin de premier recours, le spécialiste en antalgie ou d’autres médecins intervenant dans la gestion de la douleur examineront quelles approches sont validées scientifiquement pour différentes douleurs chroniques, tant en médecine conventionnelle que complémentaire. Comme l’évidence de l’efficacité des médecines complémentaires est souvent moins connue, nous proposons un tableau de synthèse (tableau 3) qui met en lumière des approches validées dans le contexte de douleurs chroniques fréquemment rencontrées en cabinet. Le tableau est organisé en illustrant des classes de méthodes en médecines complémentaires selon le système de la Cochrane Complementary Medicine (tableau 2) et la nouvelle classification de la douleur chronique de l’ICD-11.14 A noter qu’il ne s’agit pas d’une méta-analyse, mais bien d’exemples à titre indicatif de thérapies complémentaires validées, à but d’application pratique. L’exhaustivité n’a pas été recherchée : nous reconnaissons un choix subjectif des pathologies douloureuses en fonction de leur fréquence dans notre pratique, et un choix arbitraire des recommandations/revues en fonction de leur nouveauté et leur soutien par des sociétés savantes reconnues.
Par ailleurs, on n’oubliera pas de considérer avec les patients les contre-indications ou risques potentiels des médecines complémentaires. En effet, ceux-ci ne sont pas toujours négligeables. Par exemple, tandis que les techniques mind-body (tableau 2) sont en général sûres avec quelques restrictions chez des patients souffrant de comorbidités psychiatriques, d’épilepsie ou chez des personnes traumatisées (PTSD), les thérapies de manipulation spinale (chiropraxie et ostéopathie) présentent un risque associé de dissection de l’artère vertébrale ou d’AVC.15
A noter que la phytothérapie aussi ne doit pas être banalisée ou prescrite à la légère, comme elle présente des risques d’effets secondaires ou d’interactions médicamenteuses (par exemple, contre-indication pour le saule blanc en cas de trouble de la coagulation). En cas d’incertitude sur le composant actif pris par un patient, une vérification peut être faite grâce à une base de données sur internet (natural medicines16 payante, mais offerte par le catalogue de ressources online de plusieurs institutions universitaires), ou même par une application gratuite pour téléphone portable (About Herbs,17 aussi information online). L’utilisation en autoprescription de substances de la phytothérapie est délicate en termes de sécurité. L’achat se fait souvent via internet, avec des revendeurs plus ou moins sérieux, et donc non contrôlé. Idéalement, les patients se référeraient à un médecin, à un pharmacien avec des connaissances dans le domaine, ou à un praticien expert. A noter qu’en Suisse, les phytomédicaments et les médicaments complémentaires (homéopathiques, anthroposophiques) figurent dans la Loi sur les produits thérapeutiques (LPTh) et sont régulés par Swissmedic.18 Ils ne sont pas commercialisés sous forme de compléments alimentaires comme c’est le cas dans beaucoup de pays européens.
La plupart des approches thérapeutiques présentées dans le tableau 3 demandent l’implication d’un praticien expert. Le tableau 4 propose des pistes concrètes pour orienter un choix vers des collègues ou autres thérapeutes avec une formation reconnue. En effet, pour les médecins, un nombre de formations complémentaires strictement régulées permet d’obtenir une attestation de formation complémentaire ISFM. Pour les autres thérapeutes, c’est un choix personnel de faire reconnaître leur parcours de formation par des organes privés. Les assurances maladie complémentaires tendent à baser le remboursement des prestations sur ce type de reconnaissance. Dans notre expérience, la plupart des thérapeutes sont ravis de participer au réseau intégratif autour d’un patient, et de riches discussions peuvent naître de ces collaborations.
Nous avons proposé quelques outils pour débuter une approche de médecine intégrative à la douleur chronique, considérant la personne atteinte au centre de son environnement et intégrant les aspects somatiques, psychologiques et spirituels. Les thérapies complémentaires et conventionnelles doivent permettre autant de majorer l’autosoin et les ressources du patient, que de traiter les symptômes. Leur efficacité ne sera donc pas uniquement jugée sous l’angle de la diminution du seul symptôme douleur, mais d’un point de vue holistique, et allant au-delà de l’aspect thérapeutique pour se projeter dans une vision de promotion et de préservation de la santé.
Plus le médecin traitant et l’antalgiste curieux échangeront avec leurs patients sur les méthodes de soins complémentaires ou conventionnelles utilisées, plus ils développeront de nouvelles connaissances ainsi qu’un réseau de praticiens multidisciplinaire et interprofessionnel leur permettant d’offrir une prise en charge intégrative.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ La médecine intégrative propose une approche holistique de la santé
▪ L’antalgie intégrative permet aux patients et aux soignants de puiser dans des techniques de soins validées par la littérature qu’elles soient conventionnelles ou complémentaires. L’accent est toujours mis sur une approche globale de la personne, qui est au centre de la prise en charge avec son projet thérapeutique
▪ A des niveaux d’évidence et d’efficacité identiques, l’antalgie intégative privilégiera un choix de thérapies les moins invasives, les plus économes possibles, respectant les préférences des patients et leur proposant des activités d’autosoins