L’agenda du jour me semble un peu fade. Des patients familiers. Trop peut-être. J’ai de la peine à distinguer ce que nous allons faire de ces rencontres planifiées, petites cases blanches sur mon écran. Suis-je déjà victime de la routine ? Saurai-je vraiment ouvrir pour chacun un petit espace de liberté comme j’en rêve ? Saurai-je vraiment offrir ma présence entière, alors que je suis vaguement inquiet par mes rapports en souffrance ?
Le doute s’installe à mes côtés. Discussion sur les attelles en stock avec mes collègues : mais suis-je assez précis dans les diagnostics orthopédiques ? Prescription d’un bilan sanguin: était-il vraiment nécessaire? Lecture d’un rapport : aurais-je pensé à ce diagnostic ? Et ce patient que je revois, en instance de séparation, seul pilier de sa petite entreprise, qui se bat pour trouver un peu d’espace pour combattre une addiction tenace et une anxiété plus envahissante encore : comment le soutenir ?
Allez savoir pourquoi, pure coïncidence, mon assistante vient me parler d’une situation qui l’a mise mal à l’aise durant le week-end. Une de nos patientes, dont elle a la délicatesse de ne pas citer le nom, lui a confié ne pas s’être sentie écoutée lors de sa dernière consultation. Je regardais tout le temps mon écran, alors que mon prédécesseur, lui, avait su rencontrer son regard et lui tendre la boîte de mouchoirs. Mon assistante a volé à mon secours et lui a dit qu’elle me connaissait plutôt comme quelqu’un de très « à l’écoute ». Puis elle a regretté d’avoir contredit son amie.
Je sais trop bien que la patiente a posé le bon diagnostic : relation en souffrance avec son médecin. Et je sais que, « très à l’écoute » ou pas, ce n’est ni la première, ni la dernière fois que cela m’arrive. Qu’il faut tant de curiosité, d’imagination, de patience, pour construire et reconstruire sans cesse, dans chaque relation particulière, les conditions d’une attention véritable. Souvent même, il faut le regard de collègues, de l’espace, du repos, des lectures. Bref, la préparation des marathoniens de la relation que nous sommes n’est pas toujours optimale. Nous avons des fragilités d’athlète. Et sous ma blouse blanche, cela semble si banal de l’écrire, je ne suis rien que moi-même.
J’aurais préféré raconter une rencontre savoureuse ou touchante. Une histoire édifiante comme il peut nous en arriver en médecine générale. J’aurais pu, en cette période pré-électorale, partager une colère de juste ou défendre la part fragile des hommes ou de la Terre. Mais aujourd’hui, tout cela sonne creux.
Je relis quelques notes anciennes. Une consultation aux urgences, autrefois, où j’avais recueilli le récit terrifiant d’un patient au bord de la folie. J’avais été profondément touché par l’intensité de l’expérience qu’il partageait en toute sincérité. J’hésite à évoquer le souvenir d’une vieille patiente farouche et émouvante, qui me recevait dans sa ferme hors du temps.
Mais il y aurait du factice à réchauffer ces histoires. Je dois rendre mon texte et ce qui s’offre à ma plume aujourd’hui, c’est l’ombre.
Je m’étais promis de ne pas tricher. Je m’y suis tenu en écrivant ces lignes. J’ai désobéi une fois de plus à la recommandation qui m’avait été donnée durant ma première semaine comme assistant dans un grand hôpital: « Surtout, n’avoue jamais tes faiblesses ! » Si celui qui m’avait donné ce conseil se reconnaît, j’espère qu’il ne m’en voudra pas, après toutes ces années. Il avait sans doute reçu lui-même le même précepte. Je désobéis. Et je me sens ainsi plus intègre. Je porte mieux cette blouse blanche comme humain que surhumain. Vivant et faillible, comme tous ceux que je rencontre.