Comment lutter efficacement contre les différentes formes d’addiction à l’alcool ? Comment organiser au mieux la réduction des risques dans un monde où l’alcool est omniprésent ? Et comment agir au plus juste dans un environnement où cette molécule addictogène est diluée dans un puissant environnement, culturel, historique et économique ? Pour n’être pas nouvelles ces questions prennent aujourd’hui, en France, de nouvelles formes centrées sur ce qu’il est convenu de désigner comme « les premières expositions ».
C’est ainsi, par exemple, que le Pr Axel Kahn, généticien émérite et depuis peu président de la Ligue contre le cancer, vient de partir en guerre contre les alcooliers-brasseurs industriels et leurs dernières productions hyper-alcoolisées. Il accuse ainsi publiquement les autorités sanitaires de laisser volontairement tendu un « piège à la jeunesse ». « Quand j’étais un jeune homme de 30 ans (il y a quarante-cinq ans), je pensais que l’alcoolisme allait peu à peu disparaître, a-t-il déclaré à différents médias. Mais ce scénario optimiste ne s’est pas réalisé car cette addiction a gagné les milieux festifs de la jeunesse. L’alcool est partout, il n’épargne personne, surtout pas les milieux étudiants qui en consomment à toutes les soirées. C’est totalement désespérant. »
Et de cibler ses attaques, parmi toutes les méthodes pour « faire tomber la jeunesse dans l’addiction », sur les bières « ultra-fortes ». « Alors que la plupart sont à 4-5, voire 6-7 % d’alcool, on voit émerger des gammes à 14 %, et même à 16 ou presque 17 %, s’indigne-t-il. Elles sont vendues dans des canettes de 500 ml. Une fois ouvertes, on ne peut plus les refermer, il faut boire jusqu’à la lie [sic]. Un jeune a alors consommé l’équivalent d’une bouteille de vin ! C’est inouï. Il y a là un attentat à la santé des jeunes. »
Il dénonce encore l’omniprésence de ces bières dans les supermarchés et les supérettes où elles sont vendues à un prix modique. « Les acheteurs sont le peuple de la rue, et les jeunes, observe le généticien. Et pour cause, elles attirent l’œil par leur allure colorée, provocante, qui sont inspirées de l’univers de la BD, du jeu vidéo avec, par exemple, des images de dragons. Il suffit de se promener dans un lieu où une soirée d’étudiants s’est tenue pour voir des cadavres de ces boissons joncher le sol. Il s’agit d’un piège tendu aux jeunes, dont ils auront du mal à sortir. »
Autrefois rite de passage quasi institué, l’ivresse est désormais un sujet d’études et de préoccupation
Interdire ? Prudent, il demande aux autorités françaises d’étudier la question et de légiférer. Et conseille déjà le gouvernement sur les diverses stratégies possibles. La première serait d’interdire la vente de bières qui n’utilisent pas les procédés traditionnels de fabrication ou tout du moins, leur retirer l’appellation « bière ». Une autre serait d’augmenter très fortement la taxe en fonction du grammage d’alcool : les plus fortes seraient vraiment plus chères ce qui aurait un effet dissuasif pour les acheteurs.
La question soulevée ici renvoie, plus généralement, à celle que l’on peut résumer sous le nom de « rite de passage ». « Autrefois rite de passage quasi institué, l’ivresse et, derrière elle, la consommation d’alcool à l’adolescence en général, est désormais un sujet d’études et de préoccupation à mesure que les risques et les dommages sont de mieux en mieux connus » résume le psychiatre Amine Benyamina, président de la Fédération française d’addictologie, dans la préface d’un récent ouvrage consacré précisément à ce sujet.1
« En quelques décennies, le rapport des adolescents à l’alcool a considérablement évolué, résume l’auteur. Et ceci pose de nouveaux défis à la santé publique : précocité et féminisation des ivresses, banalisation de l’alcool, dommages sanitaires et sociaux élevés. Les professionnels se sentent souvent démunis face à ce qu’ils perçoivent comme un phénomène de société qui les dépasse. Ils ressentent des difficultés pour aborder le sujet avec leurs publics, qu’il s’agisse de jeunes ou de parents. »
Autre constat, plus large : celui que viennent de faire les auteurs d’un rapport de Santé publique France.2 « La consommation de substances psychoactives a des effets particulièrement néfastes chez les adolescents et jeunes adultes, résument-ils. Celle-ci demeure importante en Europe, en particulier en France, et dans les pays anglo-saxons, mais une tendance à la baisse commence à être observée. Il est important de suivre ces évolutions et d’essayer de les expliquer. » Il apparaît ainsi qu’en France, le nombre d’adolescents de 17 ans déclarant n’avoir jamais consommé d’alcool, de tabac et de cannabis a augmenté et est passé de 5,1 % en 2008 à 11,7 % en 2017.
Pourquoi boire ? Où se situe, s’il existe, le « rite » et quelle peut être sa signification ? Les auteurs du rapport de Santé publique France expliquent qu’en pratique les motifs de consommation déclarés par les jeunes de 18 à 25 ans, consommateurs réguliers d’alcool, correspondent à des modes de consommation différents. Ainsi, ceux ayant répondu boire de l’alcool pour des motifs de « mal-être » (pour tout oublier, lorsqu’ils se sentent déprimés ou nerveux ou car ils ne peuvent pas s’en passer) présentent une consommation d’alcool plus fréquente avec un nombre important de verres moyens consommés en une seule occasion.
Les individus ayant répondu boire de l’alcool « pour tout oublier » consomment en moyenne six verres en une occasion et environ cent-trente-deux jours par an. Quant à ceux ayant répondu boire de l’alcool pour des raisons simplement « festives » (pour que les fêtes soient mieux réussies, pour la sensation que cela procure et pour s’enivrer), pour le goût de la substance ou pour mieux s’intégrer dans un groupe, consomment entre quatre et cinq verres par occasion, et ce entre quatre-vingt-dix et cent dix jours par an. Enfin les individus qui consomment pour la « sensation que cela procure » boivent en moyenne environ quatre verres par occasion et quatre-vingt-treize jours par an.
« À titre de comparaison, chez les jeunes consommateurs d’alcool de 18-24 ans, la moyenne du nombre de verres d’alcool par jour de consommation est de trois verres et le nombre de jours de consommation par an est de cinquante-huit, soulignent les auteurs. Il est à noter que les individus qui « boivent pour s’enivrer » consomment pendant le même nombre de jours en moyenne sur une année que ceux qui boivent car ils pensent que c’est bon pour la santé (environ cent jours de consommation par an en moyenne), mais le nombre de verres consommés en une occasion est dans ce cas beaucoup moins élevé (trois verres en moyenne par occasion contre cinq verres). »
Les consommations d’alcool entre jeunes, et en particulier les toutes premières, répondent clairement à une envie « d’expérimenter de nouvelles sensations », de « tester ses propres limites » mais également de tester celles des autres dans un jeu de dérégulation sur fond d’intégration au groupe. Ambivalence : on peut percevoir les risques liés aux ivresses sans les dénoncer, bien au contraire. Et on peut défendre l’idée qu’il est possible de s’enivrer sans pour autant se sentir mal par la suite. Dans le même temps, on observe des comportements individuels ou collectifs de régulation, la quête de l’indépendance pouvant ne pas être incompatible avec celle de l’autocontrôle.
Où l’on comprend mieux que la solution de l’équation ne passe pas par la prohibition de même qu’elle ne peut se réduire aux simples interdictions mais qu’elle implique un large travail multidisciplinaire centré sur le concept de réduction des risques.