Les enjeux liés au réchauffement climatique et à la dégradation de l’environnement pour la santé humaine ne sont plus à démontrer tant les données de la littérature scientifique sont probantes. Mais ce lien est-il si évident pour tout le monde ? Le nouveau rapport du Lancet Countdown,1 consacré au monitorage de l’impact du réchauffement climatique sur la santé, vient d’être publié le 13 novembre. Les nouvelles sont mauvaises, on s’y attendait : la terre se réchauffe et l’humanité continue son « business as usual », concluent tristement les auteurs. Un des indicateurs est tout à fait intéressant, le 5.2 pour son petit nom. C’est un nouvel indicateur qui regarde l’intérêt individuel pour la santé et le réchauffement climatique. Pour évaluer cela, ils ont regardé les recherches réalisées sur Wikipédia ayant comme mots-clés « santé » et « réchauffement climatique ». Ils observent que très peu de recherches associent ces deux termes. Cela illustre, à leurs yeux, la difficulté à percevoir la relation qu’il y a entre les deux domaines à un niveau individuel.
Une autre étude réalisée auprès de la population américaine en 2015 va dans le même sens. En effet, si deux tiers des personnes interrogées voient un lien entre santé et réchauffement climatique, seuls 27 % arrivent à identifier correctement l’impact du réchauffement sur la santé humaine.2 Comme d’habitude en Europe, nous dirions que « ce sont des Américains ». Pas sûr cependant que cela soit très différent chez nous, même chez les soignants.
Il y a là sans doute matière à repenser la santé, et plus largement à repenser son lien à l’environnement. Des décennies de sciences médicales ont largement réduit la santé à quelques paramètres biochimiques. Les plus hardis technophiles imaginent d’ailleurs pouvoir reproduire tout ou en partie les fonctionnalités humaines en laboratoire. En effet, l’homme vit dans une forme d’illusion de l’autosuffisance organique, fonctionnant en vase clos, totalement déconnecté de son environnement. Cela n’a cependant pas toujours été le cas et c’est peut-être là la bonne nouvelle. On avait déjà réfléchi, dans le passé, à l’importance du lien entre la santé et l’environnement.
En effet, les textes hippocratiques, il y a plus de 2000 ans, recommandaient aux médecins, qui étaient alors itinérants, de s’enquérir de l’environnement de la population avant de commencer à la soigner. On parlait alors de la qualité des sols, de l’alimentation, de l’air… Bien sûr le contexte était différent, les conclusions qu’ils en tiraient étaient certainement très éloignées de ce que dirait la science contemporaine. Néanmoins, il y avait alors la conscience, diffuse, que la santé était grandement façonnée par l’environnement dans lequel nous vivions.
Beaucoup plus proche de nous, mais nous l’avons déjà oublié, des médecins-philosophes tels que Georges Canguilhem ou Kurt Goldstein considéraient que, tout compte fait, santé et maladie étaient des notions relatives, et dépendaient essentiellement de la manière dont nous organisions notre « milieu ». Canguilhem avait une belle formule, il disait « Ce qui porte l’oiseau c’est la branche, pas les lois de l’élasticité ». Tout est dit ! Nous avons pris pour habitude que quand nous pensons à la santé nous voyons « les lois de l’élasticité » et non plus « la branche ». Voir la « branche », c’est voir l’arbre, ses racines, les saisons qui l’accompagnent, ….
Les défis environnementaux actuels à l’aune de ces plus ou moins anciennes réflexions devraient nous inciter à repenser fondamentalement notre vision de la santé. Dans un récent ouvrage éclairant, la philosophe française Marie Gaille propose une définition, forcément temporaire, qui nous offre quelques pistes de réflexion. Elle propose que la relation entre maladie, santé et environnement soit « …la nécessité d’appréhender la santé comme un état dynamique dans lequel l’individu est à même d’organiser un monde et d’y agir de manière signifiante pour lui ».3 On peut probablement décrypter cette phrase de mille manières. Mais il y a déjà deux éléments intéressants. Premièrement, la question du sens, notion si fondamentalement éloignée de l’Odds Ratio et de la valeur de p. C’est en effet peut-être là la révolution dans la santé, aller au-delà de l’épidémiologie, pour retrouver un sens. Le second élément d’importance, c’est l’interaction nécessaire avec l’environnement. La vision contemporaine envisage l’environnement comme un phénomène extérieur étranger, qui peut éventuellement avoir un impact, unidirectionnel, sur la santé. Ne parle-t-on pas de déterminants (environnementaux) de la santé ? La pollution de l’air par exemple a un effet majeur sur la santé humaine, pratiquement 3 millions de morts prématurés en 2016. On en parle si peu, pourtant c’est six fois plus que la malaria, presque le double du diabète. Ne devrait-on pas « boucler la boucle » en agissant sur cette pollution ? En considérant, en quelque sorte, que la pollution fait « partie » de nous et de notre santé.
Alors quel rôle pouvons-nous jouer comme soignants ? Cette question est de plus en plus ouvertement évoquée dans les journaux scientifiques ou au sein des associations professionnelles. Il semble se dégager une unanimité allant dans le sens d’une implication forte des soignants et des médecins. Mais que faire, comment, pourquoi ? Que dire à nos patients ? Peut-être bien qu’il s’agira de revoir nos propres représentations de la santé et de la maladie. Peut-être, et on ose à peine le dire, devrions-nous moins nous occuper du taux de cholestérol ou d’hémoglobine glyquée de nos patients, notre « business as usual » et plus de leur milieu de vie ou de leur intégration dans la communauté. Cela passera nécessairement par la définition d’un nouveau paradigme de la santé. Il y a là certainement un savoir à créer, un sens à donner pour repenser notre lien à l’environnement.
Alors oui, il y a urgence à agir, mais force est de constater qu’il y a urgence et urgence. D’un côté, l’urgence de l’ambulance qui passe en trombe, tout le monde respecte, applaudit et admire. De l’autre, il y a les urgences invisibles, notamment climatiques ou environnementales, visibles seulement pour ceux qui savent regarder. Ceux-ci sont souvent jugés idéalistes, hystériques, extrémistes, voire terroristes quand ils réclament d’agir sans délai. Rendre visible le lien d’interdépendance entre l’être humain, sa santé et l’environnement, c’est peut-être ça le vrai défi de la société et le sens de l’urgence climatique en médecine.