La pandémie de Covid-19 conduit à mettre en pleine lumière des sujets qui, jusqu’ici, n’étaient connus que d’un petit nombre de spécialistes. Parmi eux la question des « essais médicamenteux », de leurs cibles, de leurs méthodologies, de leurs possibles failles et des aspects déontologiques inhérents à ces entreprises à visée thérapeutique. Ce sont tous ces aspects qui viennent, en France, d’être traités avec un grand luxe de détails par les Académies nationales de médecine, des sciences et de pharmacie.1
Ces trois institutions examinent, au stade actuel de la pandémie, les essais médicamenteux en cours et les questions qu’ils soulèvent. « Pour combattre la pandémie, la communauté médicale a recherché parmi les médicaments disponibles des stratégies thérapeutiques inédites, mais l’urgence ne doit pas entrainer la précipitation, résument-elles. La rigueur scientifique ne peut être escamotée au prétexte de la gravité de la situation, ni la rapidité d’action aux dépens de la qualité de la conception et de la réalisation. »
On peut le dire autrement. Ce qu’elles font : un essai thérapeutique répond à des règles méthodologiques et à l’observation d’impératifs déontologiques et éthiques. Corollaire : la transgression de ces principes ne favorise pas la découverte rapide d’un traitement ; bien au contraire cette transgression peut aboutir « à une confusion qui réduit les chances de trouver des indications thérapeutiques irréfutables ».
On sait qu’aucun traitement n’existe officiellement aujourd’hui pour traiter spécifiquement la Covid-19 aux différents temps de son évolution – depuis sa prévention jusqu’à ses complications les plus sévères. « Les médicaments étudiés actuellement ont été conçus pour d’autres affections, ce sont donc des médicaments “repositionnés”, rappellent les académiciens français. Ils peuvent avoir un effet in vitro sur la réplication du virus, son entrée ou sa sortie de la cellule, ou sur l’activation du système immunitaire. Aucun d’entre eux n’est dénué d’effets indésirables et leur évaluation repose toujours sur l’estimation d’un rapport bénéfice/risque. »
On sait aussi, alors que la pandémie a officiellement touché plus de sept millions de personnes et fait plus de 400 000 morts, qu’aucun essai n’a encore identifié de traitement capable de réduire la mortalité liée à la Covid-19. « Le nombre d’essais n’est pas le facteur limitant, observent les trois académies. Les plateformes ClinTrials.gov aux États-Unis, EudraCT dans l’Union européenne et ChiCTR en Chine recensent plus de 1500 études. Outre le petit nombre de médicaments testés, les réserves méthodologiques sont multiples. »
Première réserve : « l’absence fréquente de groupe témoin adapté au médicament supposé actif, ou l’absence de tirage au sort ». De plus, près de la moitié des essais rapportés dans ClinTrials.gov sont dits « compassionnels ». « Dénués de groupe témoin, ils ne seront guère utilisables car l’histoire naturelle des maladies Covid-19 est variable sans être précisément connue, notent les académiciens. Ils répondent bien à l’empathie des soignants et mal à la recherche. Ils peuvent même entraver cette dernière en diminuant le nombre de patients qui accepteraient, dans la situation d’incertitude actuelle, de bénéficier des soins mieux standardisés donnés dans le cadre d’une recherche. »
Une deuxième difficulté réside dans l’hétérogénéité des patients, beaucoup d’études portant sur des effectifs limités et incluent des « patients hospitalisés pour Covid-19 » sans plus de précisions. La troisième difficulté, enfin, concerne le critère principal de jugement. « On n’attend pas que les traitements candidats réduisent la mortalité de 50 %, plus raisonnablement de 20 %, ce qui suppose des essais à très grands effectifs ou la méta-analyse d’essais concordants dans leurs critères d’inclusion et de jugement, peut-on lire dans le document tri-académique. Dans la plupart des essais, le critère principal de jugement est un score clinique établi deux semaines ou un mois après l’inclusion, ou bien le délai suivant l’inclusion qui permet de classer les patients par statut clinique. L’hétérogénéité de ces critères fera obstacle aux méta-analyses ultérieures. »
Il faut encore compter avec le fait, difficilement compréhensible, qu’aujourd’hui les grands essais coopératifs sont redondants incluant notamment le remdesivir, l’hydroxychloroquine ou l’association lopinavir-ritonavir. Les trois académies françaises se penchent sur les raisons qui sont à l’origine de ces défauts méthodologiques et de ces redondances. En cause : le contexte d’urgence associé à « l’absence d’autorité de l’Organisation Mondiale de la Santé » et au « manque de concertation entre les agences nationales du médicament, même au sein de l’Union européenne ».
« On doit craindre qu’après le temps perdu, la course aux traitements actifs soit difficile à gagner, soulignent les académiciens. En effet, le nombre de patients hospitalisés pour Covid-19 décroit dans les pays qui ont les moyens de réaliser des essais alors que l’épidémie n’a pas atteint son pic dans les pays moins favorisés. Les préjugés des patients, de leurs familles ou même des gouvernants leur font craindre une perte de chance dans l’éventualité de ne pas recevoir tel traitement non documenté (par exemple l’hydroxychloroquine). »
Il faut aussi compter avec un autre phénomène, potentiellement inquiétant. Si la publication dans un journal à comité de lecture, après évaluation experte par les pairs, reste le gold standard avant toute validation d’une information scientifique, chacun peut voir que la pandémie a notablement modifié les pratiques de la recherche et les modes de publication. Le nombre des publications sur la Covid-19 est considérable (13 000 occurrences relevées dans PubMed entre le 1er janvier 2020 et le 16 mai 2020 avec le mot clé « Covid-19 »). « Les journaux prestigieux ont pu recevoir jusqu’à une centaine de manuscrits par jour pour en publier moins de 2 ou 3 %. Plusieurs d’entre eux ont pratiqué une revue accélérée par les pairs (moins de 24 à 48 h) pour permettre une publication express. Les délais de publication pour les journaux de spécialité ont été divisés par deux par rapport aux délais moyens de 2019. »
Dans ce contexte, un des aspects positifs de la crise est la mise en accès libre, accessible à tous, des articles dédiés à la Covid-19. Plus de trente éditeurs ont ainsi signé une déclaration pour transférer les articles de manière accélérée sur PubMed et PubMedCentral – et se sont engagés au partage des données de la recherche. Quant aux « préprints », s’ils peuvent être cités dans la littérature, ils doivent être considérés comme des documents non validés par les pairs – et ne sauraient être utilisés comme guides de la pratique médicale. « On doit aussi exprimer de fortes réserves sur le dépôt ou la publication d’études scientifiquement biaisées, de mauvaise qualité et défiant parfois les règles les plus élémentaires devant encadrer tout essai clinique, peut-on encore lire dans l’avis tri-académique. Une course de vitesse a entrainé une médiatisation excessive de résultats bien souvent infondés, laquelle contribue à décrédibiliser les scientifiques et les chercheurs aux yeux de nombreux concitoyens, et à donner de faux espoirs aux patients. »
Or, la « hâte à publier » en période de crise ne saurait conduire à s’abstraire du respect de l’intégrité scientifique. Et les académiciens de conclure que la vitesse et la précipitation de la communication de résultats partiels, non évalués par les pairs, nuisent non seulement à la crédibilité de l’essai concerné mais aussi à la confiance du public dans les essais thérapeutiques en général. « Elles alimentent la critique des médias et portent un mauvais coup à la science, résument-ils. La justification de communiquer un résultat préliminaire avec comme argument de ne pas faire perdre une chance à des patients ultérieurs n’est pas recevable. » Les auteurs concernés se reconnaîtront-ils ?