C’était à la fin du mois de février dernier. Une lanceuse d’alerte du ministère américain de la Santé révélait que le personnel médical qui avait pris en charge les Américains évacués du Wuhan n’avait pas reçu d’équipement de protection adéquat ni de formation sur le contrôle des infections. Face aux premières critiques sur la gestion de cette crise, le président Donald Trump rassura ses concitoyens : « Je pense que la situation va bien se passer. Il y a beaucoup de talent, beaucoup d’intelligence sur cette question ».
Le président américain ne cachait pas alors son irritation devant la diffusion, par les médias, des informations sur la progression de l’épidémie qui avait, à ce moment, fait officiellement près de trois mille morts en Chine (et une soixantaine dans le reste du monde). Le 26 février 2020, il tweetait que les médias « faisaient tout leur possible pour donner une mauvaise image du Caronavirus (sic) et faire paniquer les marchés ». Politisant l’affaire à outrance, ses proches parlèrent alors à l’unisson. Ainsi l’ancien gouverneur de l’Arkansas Mike Huckabee lançant cette tirade épique : « Trump pourrait personnellement aspirer le virus de soixante mille personnes, le retirer de leurs poumons puis nager au fond de l’océan pour le recracher…il serait juste accusé de polluer la mer ».
Six mois plus tard on sait ce qu’il en est de la situation épidémique, aux États-Unis comme dans le reste du monde. Et l’on imagine que nul n’a pu archiver, faute de place, la somme considérable de « fausses nouvelles » et les innombrables affirmations complotistes générées par l’émergence et la diffusion de la pandémie de Covid-19, à la Maison Blanche comme dans le reste du monde. D’une part le savoir de la virologie, des épidémiologistes, des infectiologues et des soignants – relayé par la grande majorité des exécutifs et des médias généralistes. De l’autre les fantasmes, les peurs et les angoisses générés par un nouveau mal ; l’expression conjuguée de la frayeur, d’un pessimisme et d’une tendance aux explications et jugements univoques - autant de phénomènes contagieux amplifiés à l’infini via les nouvelles techniques de « communication ».
« Depuis le début de la pandémie, les discours complotistes concernant le Covid-19 se sont répandus sur les réseaux sociaux presque aussi vite que le virus » résume Chloé Chaudet, maîtresse de conférences en littérature générale et comparée (Université Clermont Auvergne) sur le site de The Conversation.1 Selon elle l’expression « discours complotistes » est préférable à celle de « théories du complot » – et ce car ce dont il est question se rapporte moins à des théories vérifiables (au sens scientifique du terme) qu’à des fictions, produits de l’imagination ne correspondant que partiellement à une réalité socio-historique.
Pour résumer à l’essentiel on peut, selon Chloé Chaudet, classer ces discours autour de deux constantes durables dans l’insondable océan du complotisme coronaviral. La première a trait aux causes de l’émergence du nouveau coronavirus – qui aurait été « créé » par la Chine, la France, les États-Unis, l’industrie pharmaceutique… (on ne prête, ici aussi, qu’aux riches). La seconde porte sur le traitement de la maladie : certains dirigeants politiques et/ou détenteurs d’un pouvoir économique auraient intérêt à empêcher, à freiner et/ou à contrôler les mécanismes épidémiques sous-jacents. En France, les fabulations complotistes se sont ainsi multipliées avec une invraisemblable viralité polémique, sur l’usage (thérapeutique, voire préventif) qui devait ou non être fait de la chloroquine.
Depuis le début de la pandémie, les discours complotistes concernant le Covid-19 se sont répandus sur les réseaux sociaux presque aussi vite que le virus
« À chaque fois, il s’agit de révéler un dessein secret concerté entre plusieurs individus, ciblant toute une société ou une population, et s’inscrivant dans une volonté de domination, rappelle la spécialiste de littérature générale et comparée. En l’occurrence, les complots dont il est question ont une portée nationale (dominer la population de tel ou tel État) ou, le plus souvent, transnationale (étendre et/ou assurer une domination à l’échelle internationale). Ce phénomène n’est pas nouveau : depuis plus de deux siècles, il ressurgit massivement à chaque période de crise sociopolitique. L’envisager dans sa profondeur historique invite à ne pas rejeter d’emblée ces discours dans leur totalité, mais plutôt à tracer une ligne de partage entre ce qui relève de la diabolisation d’une part et d’une pensée critique fantaisiste d’autre part. Les études littéraires offrent ici d’utiles ressources ».
Ajoutons que selon elle, d’un point de vue historique, les phases de prolifération des discours complotistes correspondent à des périodes de crises sociopolitiques. « Ne faut-il pas être totalement irrationnel pour tomber dans le piège de théories aussi caricaturalement manichéennes et simplistes ? En réalité, l’adhésion aux théories du complot repose, pour partie au moins, sur des raisons d’y croire, expliquait Laurent Cordonier, sociologue – docteur en sciences sociales (Université de Paris) avant l’émergence du SARS-CoV-2. La plupart des théories du complot comportent un important argumentaire ».
Selon ce sociologue les discours politiques complotistes sont particulièrement susceptibles de séduire des individus qui se sentent précarisés ou menacés socialement. Ces derniers peuvent en effet y trouver une grille interprétative du monde qui confère un sens à leur situation et désigne une cause unique aux injustices dont ils pensent – à tort ou à raison – être victimes. De ce point de vue la pandémie de Covid-19 est riche d’enseignements. Et ce d’autant plus si l’on parvient à ne pas céder aux caricatures en dépit d’internet et de la multiplication infinie et dérégulée des canaux de diffusion.
« On relève au sein de cet ensemble complotiste des superpositions et associations caractéristiques des périodes de crises précédentes : outre les personnes juives, on note que les francs-maçons, les élites économiques et politiques, les organisations internationales – l’Organisation mondiale de la santé par exemple – sont régulièrement convoqués et reliés les uns aux autres pour produire le récit d’une domination tentaculaire et masquée, observe Chloé Chaudet.
Il s’agit là, ajoute-t-elle, d’une manifestation exacerbée de ce qui constitue l’essence même de la fiction : le déploiement d’une cohérence imaginaire, alliant des références éparpillées à une réalité sociopolitique. Ce processus concerne l’ensemble des rhétoriques complotistes, qui ne s’inscrivent cependant pas toutes dans une même accusation insensée. Et on aurait grand tort de ne voir dans les discours complotistes « l’opium des imbéciles » – pour reprendre le titre d’un essai 3 publié, lui aussi, avant l’émergence du SARS-CoV-2.
Pour l’auteur, Rudy Reichstadt, fondateur du site Conspiracy Watch, « le complotisme ne relève pas de la psychiatrie. Il est avant tout une ressource discursive mise au service d’une lutte politique ». « S’il est essentiel de combattre les attaques construisant des figures de boucs émissaires, il ne faut pas pour autant tomber dans le piège du rejet méprisant de tout discours complotiste, répond Chloé Chaudet. Dans certaines conditions, il peut rendre compte d’une pensée critique visant notamment les pouvoirs et institutions en place. De fait, la lecture complotiste de l’absence de confinement systématique aux États-Unis, ou de dépistage massif en France au début de l’épidémie, révèle que ces choix gouvernementaux interrogent certains citoyens car ils s’avèrent extrêmement problématiques ».
L’objectif peut ainsi être défini : parvenir à faire la distinction entre un imaginaire paranoïaque nauséabond et l’esquisse d’une pensée critique qui, pour fantaisiste qu’elle puisse paraître, ne saurait être réduite à un discours délirant.