A-t-il lu Sun Tzu ? En tout cas, le virus maîtrise la stratégie militaire. Avec une facilité stupéfiante, il a divisé l’adversaire. Division scientifique, d’abord. Non que les savants, dans leur laboratoire, pris d’une aigreur nouvelle, savonnent la paillasse du voisin ou pipent petitement la pipette du collègue. Mais plutôt que la science, arrachée à ses éprouvettes pour être brandie lors de déclarations publiques, exposée de pétition en tribune, de billet en éditorial – on ne trouve plus un courrier qui ne batte pavillon scientifique – mobilisée par les journalistes, convoquée devant les parlements, dépêchée chez les gouvernants, baladée de consultation en consultation, sommée en toute occasion de répondre à des questions politiques, éthiques, économiques, ressemble tout compte fait à un petit fétiche de bois que l’on aurait habillé de vêtements beaucoup trop larges pour lui. « La Science a parlé », « ce que nous dit la Science », lit-on souvent à propos de ce moderne oracle qui, par nature, est pourtant si taciturne. Il ne délivre au surplus que de brefs énoncés à la portée bien circonscrite. « Toutes les connaissances qu’il a fallu pour que notre espèce passe des peaux de bêtes à l’aviation, avec toutes les preuves et sous leur forme définitive, ne rempliraient guère qu’une petite bibliothèque de poche […] », affirme à ce sujet le narrateur de l’Homme sans qualités de Robert Musil. Le reste, c’est-à-dire les théories, recommandations, projections, préconisations, prises de position, qui toutes se réclament de la science et de son autorité, sont comme les pots d’une célèbre pâte à tartiner au chocolat et à la noisette qui, quand on en scrute l’étiquette avec attention, contiennent en fait bien peu de cacao, et pas tant de noisettes que ça. Il faudrait alors prendre le temps, pour chacun des discours qui fleurissent de nos jours, d’exprimer la liste complète de ses additifs : vision du monde, choix de société, idées sur la Cité et tous les autres exhausteurs de goût. Ce mouvement éthique de partage entre ce qui est dû au scientifique et ce qui appartient au citoyen permettrait peut-être à la science de retrouver des controverses plus à sa mesure.
Ce microbe a exploité nos faiblesses à la perfection
Division générationnelle, ensuite. D’une façon terrifiante, l’épidémie a permis, au moins dans le débat public, l’avilissement d’une catégorie consacrée de la population : les personnes âgées. Combien de fois aura-t-on lu et entendu, ces derniers mois, dans la rue, dans les journaux, sur les plateaux de télévision, partout, la ritournelle macabre, l’effrayante banalité « le virus ne tue que les vieux, vous et moi ne risquons presque rien » ? Le plus souvent, elle n’était pas formulée comme un innocent constat scientifique (pensez pâte à tartiner), mais en tant qu’argument de choix dans le débat maintenant familier sur l’opportunité de prendre des mesures plus ou moins drastiques contre l’épidémie. Ainsi, laisser mourir des personnes au motif de leur âge a pu paraître une solution politique envisageable – rien de commun, ici, avec les décisions thérapeutiques individuelles prises en aval. Le vieux, semble-t-il, n’est plus tout à fait un être humain à part entière. Ce ne sont pas des sornettes. On le suppose presque mort : il pourrait donc aussi bien l’être déjà. Bien sûr, l’enthousiasme sacrificiel se camoufle aisément sous d’autres émois, pour d’autres victimes, celles de la crise économique aggravée par les mesures de santé publique. S’ensuit alors l’énumération des complications que l’on peut en déduire, de fil en aiguille et ce jusqu’à l’infini, dans le souci d’accréditer l’idée d’une victoire à la Pyrrhus sur le virus, d’un « remède pire que le mal ». Vrais risques, vrais problèmes, certes, mais facile bonneteau cependant, que l’on pourrait reproduire avec un succès identique et autant de faits scientifiques pour disqualifier le projet de laisser plus ou moins libre cours à une épidémie dans la population. Nulle solution n’est parfaite, mais faut-il seulement se laisser enferrer dans un dilemme aussi spécieux ? N’existe-t-il pas des mondes parallèles, plus solidaires, dont les habitants, se trouvant dans une situation similaire à la nôtre, choisiraient en premier lieu d’épuiser les moyens d’adapter leur système économique défaillant, preuve en est, avant de songer à sacrifier la santé des plus faibles et la vie des anciens – que ces derniers soient cacochymes, souffreteux, impotents ou dépressifs, ou qu’il ne leur reste, au demeurant, qu’un quart d’heure à vivre ? Notre communauté, quant à elle, se confondrait plutôt avec une montgolfière pleine à craquer de bagages et de richesses, pas même encore en chute libre, mais où les passagers ont pu planifier de jeter les plus vulnérables d’entre eux pardessus bord plutôt que de lâcher du lest, ou simplement de mieux répartir le poids des objets dans la nacelle. On connaît l’obsession à l’œuvre ici : il faut continuer de monter, coûte que coûte, même si l’air par ailleurs se fait de plus en plus irrespirable.
« Quand vous êtes capable, feignez l’incapacité. Quand vous agissez, feignez l’inactivité. Quand vous êtes proche, feignez l’éloignement ». Très certainement, ce microbe a lu Sun Tzu. Il a exploité nos faiblesses à la perfection, enfoncé nos défenses et envahi, en quelque sorte, nos corps. Pourtant, lui accorder la victoire passerait pour trop d’honneur. C’est que, partout en Europe et dans le monde, une troupe hétéroclite, faite de bleusailles et de grognards, s’oppose à la bête et à son poison. Pour l’avoir trop côtoyé, ils ne prennent pas le virus pour un complot. Parce que soigner consiste en une terrible et belle servitude, ils ne resteront pas les bras ballants. Comme ils sont unis et entraînés, ils se battent bien. Voilà peut-être le seul mérite de l’analogie guerrière si décriée dans un passé récent : rendre à ces gens-là, institués de gré ou de force en tant que combattants du dernier rempart, la victoire qui sera un jour la leur. Celle d’avoir tenu bon quand l’ombre guettait, que les applaudissements avaient cessé et que tout, alentour, vacillait.