La pandémie liée au virus SARS-CoV-2 est responsable depuis 2019 de la mise sous tension globale et extrême des systèmes de santé et d’assistance sociale. Dans ce contexte, des facteurs tels que la contagiosité du virus, l’absence d’immunité dans la population générale et la trajectoire incertaine de la pandémie contribuent à l’élévation du niveau d’anxiété générale de professionnels de la santé et du social. La morbidité et la mortalité liées au virus, les ressources insuffisantes en matériel et en personnel sont, quant à elles, à risque élevé de conduire à un épuisement, tant sur le plan physique que psychique, du personnel soignant. L’élan de solidarité, la résilience et l’abnégation admirables dont font preuve au quotidien ces corps professionnels et bien d’autres ne devraient pas occulter la prise de conscience des « coûts » psychiques liés aux soins prodigués à autrui.
La pandémie attribuée au virus SARS-CoV-2 (Covid-19) est à l’origine de la crise sanitaire la plus importante et la plus significative de notre époque contemporaine.1 Cette nouvelle infection virale s’est répandue dans la plupart des pays du monde, touchant les différents statuts socio-économiques et ethnies.2 Dans ce contexte, les professionnels de la santé et du travail social doivent faire face à l’un des plus grands paradoxes de la pandémie actuelle : alors que la population générale doit rester à la maison et éviter les contacts sociaux, ils doivent pour la plupart continuer à effectuer leur travail, en contact direct avec les patients et les bénéficiaires des services sociaux, mettant les professionnels à risque d’être exposés au virus. Souvent confrontés à mettre dans la balance les besoins d’autrui et leurs propres besoins personnels, ils sont régulièrement exposés à un degré élevé de souffrance des personnes dont ils ont la responsabilité. Cette situation particulière peut les conduire à développer un éventail de symptômes tels que la peur, l’insécurité et l’anxiété. Cela peut se manifester par de l’excitabilité, de l’irritabilité, un refus de prendre du repos et d’autres formes de détresses psychologiques.3 Ces dernières peuvent évoluer vers des syndromes professionnels tels que l’épuisement professionnel (burnout) et la fatigue compassionnelle qui, lorsqu’ils sont ignorés ou négligés, peuvent conduire à des conséquences graves, aussi bien au niveau individuel (par exemple, développement de troubles anxiodépressifs, perte d’empathie à l’égard d’autrui, etc.) qu’au niveau des institutions (par exemple, taux élevé d’absentéisme du personnel, erreurs professionnelles plus fréquentes, etc.).4 Dans le contexte de la crise pandémique actuelle, sommes-nous en mesure de préserver et protéger aussi bien les soignants – au sens large du terme – que les soignés ?
Arnaud, âgé de 37 ans, est infirmier-chef du service d’urgence d’un hôpital régional. Il y travaille depuis presque 5 ans et vient d’être promu compte tenu de ses compétences professionnelles et de ses qualités humaines. Bien que loin d’être un long fleuve tranquille, son activité clinique au quotidien lui apporte généralement une grande satisfaction et il se sent décidé à relever les défis liés à ses nouvelles fonctions, malgré la survenue de cette pandémie causée par le virus SARS-CoV-2. Initialement, il va même jusqu’à voir dans cette situation une opportunité de relever son premier défi professionnel de taille et de conforter ses cadres hiérarchiques dans leur choix judicieux de sa récente promotion. Au fil des semaines puis des mois, l’enthousiasme et la détermination d’Arnaud s’éteignent progressivement et font place de manière insidieuse à des sentiments mélangés de frustration, de fatigue, voire de tristesse. Il s’est senti particulièrement blessé lorsqu’il a été convoqué récemment dans le bureau de son cadre hiérarchique : des lettres de plaintes ont été rédigées par trois patients distincts pris en charge dernièrement aux urgences, le nommant spécifiquement et lui reprochant une attitude insultante et non professionnelle. Arnaud est tout aussi choqué que son cadre de ces doléances : il ne s’y reconnaît pas car il a toujours fait preuve jusqu’alors d’un grand professionnalisme et d’une empathie sans égale vis-à-vis des patients. Son cadre lui demande de prendre quelques jours de repos, le sentant « au bout du rouleau », ce qu’il accepte à contrecœur et non sans un profond sentiment de culpabilité et d’injustice. Comment peut-il en effet quitter son poste, alors que le personnel soignant est déjà en sous-effectif ? De plus, où est la reconnaissance de toutes ces heures supplémentaires qu’il a faites spontanément, par devoir et solidarité ? Et puis, il ne s’agit « que » de trois lettres de plaintes, alors qu’il a soigné et sauvé tant d’autres patients. Quelques jours plus tard, les ressources humaines reçoivent un appel téléphonique d’Arnaud, leur annonçant qu’il ne reviendra pas au travail pour une durée indéterminée.
Dans plusieurs domaines professionnels, tels que ceux de la santé et du travail social, il est attendu des intervenants qu’ils fassent preuve d’empathie et de compassion lorsqu’ils sont confrontés à la souffrance et aux traumatismes de leurs patients ou bénéficiaires. Tandis qu’une attitude empathique peut produire un sentiment prononcé de satisfaction et d’accomplissement, l’exposition prolongée à la souffrance et aux traumatismes d’autrui peut avoir des conséquences psychologiques négatives, voire catastrophiques, chez le professionnel. Bien que développé depuis le début des années 90, le concept de « fatigue compassionnelle » fait encore à ce jour l’objet d’une absence de consensus terminologique. Il existe deux courants conceptuels principaux : le premier a principalement cours en sciences infirmières et définit la fatigue compassionnelle comme étant « une conséquence négative du contact prolongé avec la souffrance d’autrui, à l’occasion de laquelle le soignant témoigne de symptômes tels que la colère, la dépression et l’apathie ».5 Le second courant est quant à lui issu de la psychotraumatologie et définit la fatigue compassionnelle comme « le sentiment d’épuisement physique et émotionnel que les professionnels de la relation d’aide sont susceptibles de développer au contact de la souffrance, au point que leur vision du monde et leurs croyances fondamentales en sont profondément et durablement ébranlées ».5 Résultante du stress émotionnel et psychique vécu par le professionnel lorsqu’il s’engage avec autrui avec empathie et compassion, la fatigue compassionnelle peut être distinguée de l’épuisement professionnel (burnout) qui semble être davantage la conséquence de facteurs de stress d’ordre organisationnel (par exemple, surcharge de travail, cahier des charges et rôle du professionnel insuffisamment définis ou délimités, manques de ressources humaines ou logistiques, etc.) (tableau 1).4 Ainsi, la mise en place de mesures visant uniquement les problématiques organisationnelles n’aura pas l’impact escompté pour aider une personne souffrant de fatigue compassionnelle.
L’éventail des signes et symptômes associés à la fatigue compassionnelle est large et rend ainsi la détection précoce de ce syndrome particulièrement difficile ou tardive : symptômes anxieux et dépressifs, sentiments de désespoir, idéations suicidaires, pensées intrusives, souvenirs traumatiques, cauchemars, fatigue mentale, irritabilité chronique, accès de colère, troubles du sommeil, troubles de la concentration. Des symptômes sur le plan physique peuvent également être présents : manque d’énergie, perte d’endurance, perte de force, fatigue physique, céphalées, douleurs abdominales, douleurs musculaires, symptômes cardiaques.4 Comme évoqués précédemment, les signes et symptômes peuvent avoir des conséquences potentiellement sévères, voire dramatiques, pouvant conduire dans les cas extrêmes au suicide ou à un changement radical de métier. Le tableau 2 présente les facteurs de risque principaux décrits dans la littérature pouvant conduire au développement d’une fatigue compassionnelle.
Bien que peu nombreuses à ce jour et constituées de collectifs limités de participants, des études suggèrent que le personnel soignant travaillant dans les filières de soins spécifiques Covid-19 (notamment dans le cadre des urgences) sont plus à risque de développer une fatigue compassionnelle par rapport au personnel travaillant dans les autres secteurs de soins.6,7 Ceci dans un contexte où le personnel médical traitant les patients atteints par le Covid-19 serait particulièrement susceptible de présenter un niveau élevé de stress, d’anxiété, de dépression, ainsi qu’une perception négative de l’efficacité des soins qu’il prodigue.8,9 Que peut-on faire dans ces circonstances ? Devons-nous considérer ce phénomène comme un état de fait inhérent à la crise pandémique ?
Pour aborder la problématique de la fatigue compassionnelle, il est absolument nécessaire d’admettre : 1) que ce syndrome est bel et bien réel ; 2) que sa survenue est attendue tôt ou tard chez les professionnels qui travaillent dans les métiers visant à aider autrui et 3) que le vécu d’une détresse émotionnelle est une réponse tout à fait « normale » et physiologique, lorsqu’on est confronté à la souffrance et aux traumas d’autrui.4 Depuis sa conceptualisation, la fatigue compassionnelle a fait l’objet du développement de différentes approches, visant non seulement à en prévenir la survenue, mais aussi à soutenir et à traiter les personnes qui en sont victimes. Les stratégies employées peuvent généralement être catégorisées en trois domaines d’interventions (tableau 2)4 :
La pandémie actuelle attribuée au virus SARS-CoV-2 a été jusqu’à présent un « facteur catalyseur » puissant dans la mise en lumière des limites, des insuffisances, voire des inégalités, présentes aujourd’hui dans notre système de santé et d’assistance sociale. Le personnel soignant en particulier est confronté depuis plus d’une année à des paradoxes, à beaucoup d’incertitudes et de contraintes dans ses activités professionnelles, qui peuvent conduire à une détresse psychologique majeure. On peut s’attendre à la survenue d’une telle détresse dans le contexte d’une crise sanitaire sans équivalent à notre époque. Il y va de la responsabilité de ces professions et des structures qui les emploient de mettre en œuvre des mesures visant à aider les personnes affectées par des syndromes professionnels, tels que la fatigue compassionnelle, le burnout et d’autres syndromes apparentés qui, lorsque négligés, ont un potentiel dévastateur tant au niveau des individus que des institutions. De manière encourageante, plusieurs organisations dans le monde ont déjà mis en place des mesures visant notamment à monitorer l’état de santé psychique de leurs employés (par exemple, via des outils de dépistage online) et à leur mettre à disposition des services de soutien psychologique (par exemple, via une hotline).10 Ce sont des approches qui devraient dans l’idéal être généralisées.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
• Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, les professionnels dans les domaines de la santé et de l’assistance sociale sont à risque de développer des syndromes professionnels tels que la fatigue compassionnelle
• La fatigue compassionnelle ne doit pas être niée ou négligée car elle peut conduire à des répercussions et complications sérieuses, tant sur le plan individuel qu’au niveau des organisations et institutions
• La mise en œuvre de mesures pour venir en soutien des professionnels affectés par la fatigue compassionnelle est possible, même dans les circonstances complexes et difficiles actuelles liées à la crise pandémique
The pandemic attributed to the SARS-CoV-2 virus has been responsible since 2019 for the extreme strains put on health and social assistance services across the globe. While factors such as the contagiousness of the virus, the lack of immunity in the general population and the uncertain trajectory of the pandemic contribute to the rise of general anxiety among these professionals, the morbidity and mortality attributed to the virus, the scarcity of material and personnel resources are at high risk of leading to their exhaustion, both physically and mentally. The admirable surge of solidarity, resilience and self-sacrifice shown on a daily basis by these professionals and many others should not obscure the awareness of the mental «cost» of caring.