Tentatives plus ou moins heureuses de survie dans une époque qui se déglingue, de nouveaux modes de vie bourgeonnent. Certains essaient le plaisir de la triche ou du détournement des injonctions sanitaires. D’autres fuient la répétition dans la surprise, l’imagination et le décalage. Quelques-uns dévissent dans l’addiction. Il y a aussi les expériences de vie simplifiée, plus créative, plus amicale, parfois liées à la nature, souvent en petits groupes. Il y a, pour d’autres enfin, les journées passées dans le virtuel et la réalité augmentée. En plus de télétravailler, on s’amuse, on se distrait, on essaie d’oublier le monde qui se désarticule. Sur les réseaux sociaux, dominent les vidéos de chats, les clips de tout et de rien, mais aussi beaucoup de créativité. Et des délires complotistes, qui sont de fabuleuses constructions de mondes imaginaires (dont les adeptes ne voient plus la différence avec le vrai monde). Ou alors, du côté de l’esbroufe virtuelle, il y a la Bourse, le monde de la spéculation qui virtualise des sommes incommensurables, les cours de Tesla qui surperforment jusqu’au ciel. Et, fait nouveau, ces jours, poussés probablement par l’ennui pandémique, les milliers de redditeurs associés, en T-shirts baskets, chacun derrière son ordinateur, qui s’amusent à booster l’action de GameStop pour faire plonger les Hedge funds et leurs très sérieux actionnaires en complet cravate.
À elle seule, cette histoire des petits boursicoteurs résume bien l’époque et sa passion du virtuel qui perd pied dans le fake. Tout est là. Les réseaux sociaux, des individus associés dont la puissance nouvelle sort comme un diable de sa boîte. Mais surtout la fuite hors du réel. La fiction numérique qui, plus encore que dépasser la réalité, la remplace. Car la réalité n’a plus aucune importance pour la Bourse, qui est devenue un jeu qui brasse des sommes faramineuses dans un système fermé, où des groupes d’initiés s’enrichissent sans limite.
Et voilà que les grands investisseurs du casino financier crient au scandale, parce que de nouveaux venus bousculent le jeu, menacent Wall Street par leur culot ! Les spécialistes nous disent : attention, c’est l’entier de la construction financière du monde qui pourrait faire la bascule. Et c’est grave, bien sûr. Mais ce qui est grave, c’est que l’argent – le même argent – soit pour certains le moyen de survivre et pour d’autres, juste parce qu’ils sont bons au jeu de Wall Street, le moyen de sur-vivre, de vivre au-delà du reste des humains, dans des privilèges insensés. Donc : bien joué, les petits joueurs ! Il est temps de se réveiller. Temps aussi de faire valoir le réel. Les humains, la Terre, les écosystèmes, le climat, notre futur. Certains bricolages financiers, construits uniquement pour améliorer les façons de faire du profit, seraient assimilables, s’ils n’étaient pas de dangereux instruments de prédation, à de gigantesques blagues adolescentes. Que nous prenions cela au sérieux montre à quel point nos structures mentales et idéologiques sont obsolètes.
Mais l’erreur serait d’interpréter les choses trop simplement. Pour certains commentateurs, l’histoire des boursicoteurs blousant les spéculateurs serait une tentative de démocratisation de la finance. En réalité, c’est plutôt la spéculation qu’elle vise à démocratiser. Il s’y trouve peut-être une forme de revanche des jeunes contre les boomers, ou de Main Street contre Wall Street. Mais rien à voir avec une volonté de révolution ou la création d’une utopie. La révolution, comme l’utopie, s’appuie sur des valeurs communes et une fraternité, la recherche d’un sens partagé. La finance spéculative et sa petite révolution par les réseaux sociaux sont aussi nihilistes l’une que l’autre. GameStop est surtout un exemple de l’efficacité des individus lorsqu’ils mettent ensemble leurs intérêts, aussi égoïstes soient-ils. Comme si le comportement grégaire était le seul remède au chacun pour soi généralisé. Des individus qui vivent en monades tristounettes, qui existent via leur nombre d’amis et de likes, ne forment pas des communautés. Nous ignorons comment repenser l’être ensemble, la solidarité, l’économie locale et globale. Et internet est de bien peu d’aide.
Selon l’avis majoritaire, l’utopie, à notre époque, émerge de la technologie. Laquelle, de plus en plus, s’installe au cœur de nos vies, s’hybride à nous, résout des problèmes, nous aide à communiquer. Nous attendons d’elle qu’elle transforme la médecine, repousse indéfiniment la mort, nous améliore. Et avant cela, nous tire, chacun et tous ensemble, des mauvaises passes où nous fourre notre vie d’organismes biologiques comme les autres. Mais de plus en plus apparaît une déception. Aucune solution n’est définitive. Il n’existe pas de puissance illimitée. Mais probablement le problème est-il plus profond encore. Si nous adoptons la technologie comme notre utopie, il lui manque une force de fraternité, un sens humanisant. C’est un projet entièrement fondé sur un renforcement de l’individu. Et elle entraîne dans son sillage une quantité gigantesque de problèmes écologiques, sans proposer de solution convaincante.
À l’extérieur de notre bulle de l’oubli – quand nous regardons hors de nos fantasmes fictionnels et amusements boursiers – le monde réel nous attend et nous questionne. La pandémie et son cortège de pénibilités. Mais pas seulement. Comme le signale Bruno Latour, elle pourrait n’être qu’un premier tour de piste. Avec la dégradation du climat et de l’environnement, le chapelet de contraintes risque de s’allonger.
Nous ignorons si cette crise pandémique marque la fin de la modernité ou si elle ouvre une possibilité d’avancer vers un monde plus civilisé, durable, juste. Mais quoi qu’il en soit, il va falloir apprendre à vivre dans les décombres d’un monde facile, sur une planète plus hostile, plus problématique. Un monde où les choses iront moins de soi. Et pour lequel il nous reste à créer, de toutes pièces ou presque, un sens.
Pour construire un monde d’après, il faudrait un futur. Et lui donner une dimension mythologique, tout en l’articulant à la nature qui nous entoure, aux écosystèmes qui nous englobent, bref, à la communauté cosmique dont nous sommes part ? Mais voilà : à la différence de toutes celles qui nous ont précédées, notre civilisation se passe de cosmos. Aux yeux des modernes que nous sommes, l’univers (lointain et proche) ne pose pas de questions fondamentales liées à notre existence, mais au contraire les efface. Notre pouvoir et notre savoir sur lui nous suffisent.
Certes, mais quel est le but de l’existence ? Et de l’humanité ? Plus le salut, au sens spirituel. Car c’en est fini de toute valeur suprême, de transcendance. Pas même un salut au sens de sauver ce qui importe (richesse, prospérité, santé – ou les valeurs, mais lesquelles ? – la vérité, la justice, la passion, l’amour ?). Non, juste le projet de continuer toujours plus loin. Technologie, argent, domination : tout cela engagé dans une expansion sans fin. Le « toujours plus » comme principe final.
Malraux : « On a fait de l’absurde une réponse. C’était une question. » Camus voyait dans l’absurde « un divorce entre l’homme et le monde, entre les interrogations métaphysiques de l’homme et le silence du monde ». Nous pouvons secouer le monde, l’explorer, le sonder : il ne répond pas à propos de ce que nous sommes et faisons. Nous n’avons plus de liens avec un cosmos. Mais nous avons toujours besoin qu’une conscience – la nôtre au moins – nous légitime. « À quoi sert d’aller sur la lune si c’est pour s’y suicider ? » demandait Malraux.