Le surprenant, l’inconnu, ce qui débarque sans prévenir, comme venu d’un autre monde, tétanise depuis une année une époque sûre d’elle-même. Que de l’aléa puisse encore surgir dans l’histoire humaine, nous nous en doutions. Mais pas venant de la biologie. Notre fierté de modernes se tenait justement là : le biopouvoir, les biotechnologies, la maîtrise du vivant. D’où une stupéfaction doublée d’un sentiment d’injustice devant la pandémie. D’où le trouble dans les esprits et le malaise dans la civilisation. Ceux qui essaient d’avancer les yeux ouverts, qui disent des choses pleines de doutes, mal assurées, provisoires, et surtout pas très drôles, qui proposent des moyens bricolés de faire au mieux – donc en particulier la communauté scientifique et les autorités politiques – deviennent la cible de ce malaise. Car enfin, à part eux, qui attaquer ? À qui attribuer la « faute », celle qui va permettre la cohérence du groupe grâce au vieux mécanisme du bouc émissaire ? Non au virus lui-même, puisqu’il n’est pas un agent moral. À nos comportements et faiblesses collectives, alors ? Oui, mais d’une manière si complexe qu’elle apparaît irrecevable pour les populations. Donc, on s’en prend à ceux qui analysent et décident. On exige d’eux qu’ils maîtrisent le non-maîtrisable et fassent rentrer le siècle dans ses gonds. Mais ils ne sont que des humains. Déception, là encore. Pire : de leur impuissance découle une anarchie culturelle et sociétale croissante. Le résultat est que l’incertitude monte d’un cran.
Lorsque l’aléa biologique est entré dans l’époque moderne, la surprise fut double. Celle, d’abord, qu’advienne quelque chose d’aussi monstrueux, capable de briser la continuité du discours moderne. Celle ensuite de l’événement lui-même : cette pandémie sans contours précis, que personne n’est encore capable de décrire, dont l’évolution ne cesse de surprendre.
Le grand malentendu est qu’il n’y a en réalité jamais eu de maîtrise. Aucun vivant n’existe ou n’évolue d’une manière certaine ou contrôlable. La pandémie, c’est vrai, était annoncée par ceux qui observent la biologie. Mais ni son agent infectieux, ni sa configuration, ni son évolution n’étaient prévisibles.
Comme toute infection, une pandémie se joue comme une rencontre, au sein de l’immense complexité d’écosystèmes enchevêtrés, de vivants parasites avec des vivants hôtes. De même que, en retour, ce qui agite les humains aux prises avec la pandémie – le trouble, le choc, la nécessité de reconstruire un « soi » qui s’adapte à l’hostilité d’écosystèmes – est typique de la réaction du vivant menacé par un parasite. Le phénomène finit parfois par des disparitions, parfois par des symbioses. « L’homme est enroulé autour de l’erreur », disait Georges Canguilhem. Magnifique formule qui fait référence à l’évolution dont nous sommes issus, et aux mutations qui l’ont permise, mutations qui se présentent à chaque fois comme des erreurs par rapport à la norme biologique précédente.
Mais l’erreur et le contingent, nous les détestons, à cause de leur manière de nous narguer, de jouer avec notre statut d’espèce dominante, comme un chat avec une souris. Nous voudrions des certitudes, des plans, des projections. Quand pourra-t-on ouvrir les restaurants, les théâtres, recommencer à vivre normalement ? Car enfin : n’est-ce pas le propre de l’humain de soumettre la nature pour en faire un monde de sécurité et de sûreté ? C’est en partie vrai. Car les certitudes dont nous disposons dépendent pour la plupart de nos comportements. Quasi toutes sont construites à la manière de paradoxes, comme des inversions ou des retournements du réel.
Ce qui est sûr, c’est que l’issue de la pandémie n’est pas sûre à cause des gens qui sont sûrs qu’elle n’est pas grave ou inexistante.
Ce qui est sûr, c’est que la pandémie et son imprévisible production de variants ne cessera de nous inquiéter que lorsque l’humanité entière sera vaccinée. Et que, pour le moment, la pandémie pousse moins à la solidarité entre nations qu’aux déchirements entre pays amis et au chacun pour soi généralisé.
Ce qui est sûr, c’est qu’il y aura d’autres pandémies, en grande partie en raison de nos comportements, et qu’il va nous falloir repenser notre vivre ensemble en conséquence.
Ce qui est sûr, c’est que les pauvres, les vieux, les obèses, les malades paient déjà le prix le plus élevé et que ça va s’accroître.
Ce qui est sûr, c’est ce phénomène, décrit par Jonathan Mann : « mettez un agent infectieux nouveau dans une population, secouez le tout pendant quelque temps, et vous verrez que l’agent se retrouve en grande concentration aux endroits où les droits de l’homme ne sont pas respectés ». Cette observation est tristement l’un des rares repères solides des pandémies.
Ce qui est sûr, c’est que les progrès des biotechnologies changent complètement la donne dans la lutte contre la pandémie. Mais qu’ils ne sont rien sans un soutien culturel, une compréhension – une littératie et une confiance – des populations, mais aussi un système de valeurs capable de leur donner un sens.
Ce qui est sûr, autrement dit, c’est que les humains ont beau disposer d’outils technologiques toujours plus efficaces pour lutter contre les pandémies, il reste, malgré tout, du non-maîtrisable : le surgissement impromptu de variants, les résistances microbiennes et surtout les imprévisibles comportements sociaux.
À la manière d’un gigantesque porte-conteneurs empalant sa proue dans la berge d’un canal, les grandes structures de nos sociétés se sont brusquement échouées sur les limites sablonneuses du flux vital. La maladie, la mort, le bien-être, le bonheur semblent bloqués dans leur sens et même leur valeur. Pour notre civilisation, cette pandémie agit à la manière d’une maladie grave. Son enjeu porte au-delà du bien réagir, il dépasse la question de la compréhension des moyens nous permettant de lutter contre le virus. Il est de saisir ce qui nous arrive, de dépouiller cette expérience-limite de ce qui voile sa réalité, de porter le regard sur nos égoïsmes, nos fêlures, nos incapacités de comprendre et de nous intéresser à la vie. Il ne s’agit pas d’abord de science, ni d’éthique, mais de regard, presque de poésie. Et surtout d’une forme d’affirmation douce de l’humain aux prises avec sa nature. Non pas, donc, une justification de la mort, ou du « même pas peur » dont certains voudraient faire vertu. Pas davantage non plus d’une acceptation du sacré actuel – ou de la parodie actuelle du sacré : « l’économie avant tout ». Non. Nous n’avons pas d’autre choix que de réapprendre la vie face à la pathologie, la vie difficile, mais la vie quand même, c’est-à-dire non pas le rêve du futur ou la stupide répétition des violences, mais la force de l’existence par-dessus tout.
Il n’existe pas de sortie de maladie qui ne soit en même temps une « nouvelle allure de la vie » écrit encore Canguilhem. Une nouvelle allure n’est pas un chemin sûr. Nous voudrions nous donner des fondations inébranlables, un appui solide, une existence contrôlable. Nous sommes prêts à céder à une anthropotechnique, ou à nous inscrire dans l’une ou l’autre idéologie de la certitude qui puisse nous servir de « grand berceau » selon l’expression de Bachelard. Mais voilà : ce que la pandémie rappelle sans cesse, c’est que, de l’existence humaine, de ses limites biologiques, de son devenir, rien n’est assuré. Tout énoncé anthropologique est instable. Ne nous reste que la décision courageuse de penser l’humain, sans cesse.