La pandémie de Covid-19 autorise bien des prises de parole. Ils sont nombreux, en France, à s’être transformés en un épidémiologiste doublé d’un spécialiste en virologie. Et comment résister à l’extrapolation, à la globalisation ? « La pandémie a bousculé beaucoup de certitudes et ses conséquences à long terme sont inconnues, peut-on lire dans le dernier éditorial du mensuel Prescrire, daté de juillet et titré “Raison garder” 1. Impressionnant, ce qu’a pu provoquer un virus, guère plus qu’un bout de chaîne moléculaire, en quelques mois, sur l’ensemble de la planète. Cette grande déstabilisation des humains par un virus nous rappelle que nous sommes des animaux, avec un système immunitaire moins performant que celui des chauves-souris face au Sars-CoV-2 et une hémoglobine moins performante que celle d’un ver marin. »
Et Prescrire de poursuivre dans cette veine, observant que les avions et les automobiles sont restés au parking et que des animaux sauvages ont retrouvé leur liberté de mouvement, jusqu’à se promener en centre-ville. « Cette pandémie est une leçon d’humilité parce que nos principales armes ont été le confinement chez soi, la distanciation entre congénères, le port d’un morceau de papier ou de tissu devant la bouche pour arrêter les postillons, et le lavage des mains avec de l’eau et du savon ou de l’alcool », ajoute le mensuel.
L’éditorialiste rappelle encore que, pris de court ou de vitesse, voire mal préparés, les gouvernants de bien des pays ont eux aussi été rappelés à l’humilité. « L’économie de nombreux États sera probablement durablement affectée, des centaines de millions de personnes en seront appauvries, voire affamées, autant pourraient souffrir de conséquences sanitaires délétères, prévient, avec d’autres, ce mensuel. Certains dogmes courants au début du 21e siècle sont ou ont été remis en cause: la liberté de circuler, l’équilibre budgétaire, le libre-échange, la globalisation. » Sans parler des attaques subies par la médecine fondée sur les preuves dénoncée par certains comme « ennemie des soins », tandis que fleurissaient des « études artisanales », souffrant de multiples biais.
À qui la faute ? Prescrire ne nous le dit pas mais souligne que faire face durablement à cette pandémie passe par la démarche épidémiologique et par la recherche et le développement de médicaments et de vaccins – une stratégie « dont ne sont pas capables les chauves-souris ni les vers marins ». « Cela s’appuie sur ce que l’esprit humain a acquis en termes de sciences et de méthodes, dont la démonstration de la preuve, et l’esprit critique exercé à bon escient, conclut l’éditorialiste. En médecine comme ailleurs, sans pensée magique. »
Une autre analyse, d’autres approches nous sont fournies, dans Le Monde, par Jean-Pierre Dupuy 2. Un philosophe né en 1941, formé en France à la logique et aux mathématiques par l’École polytechnique, puis qui a vogué vers la philosophie des sciences et des techniques – sans oublier la philosophie morale et politique.
Il enseigne aujourd’hui au Brésil les fondements philosophiques de l’écologie politique. « Très tôt, collaborant avec Ivan Illich, il s’est intéressé à la critique de l’économie politique et à la philosophie sociale anglo-américaine, d’Adam Smith à John Rawls », précise Le Monde. Sans oublier ses recherches sur la philosophie des techniques, sa collaboration avec le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), ses réflexions sur les nanotechnologies, le transhumanisme, l’histoire de l’intelligence artificielle et la philosophie des catastrophes.
Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde; ce sera le même, en un peu pire.
Précisément. Face à la pandémie, à quoi peut bien servir le concept de « catastrophisme éclairé » – concept qu’il a foré et que l’on retrouve souvent cité dans les débats sur les menaces pesant sur l’avenir de l’humanité ? « Je crains qu’il ne serve à rien. Beaucoup de mes collègues, penseurs et philosophes, ont été trop heureux de prétendre que les événements confirmaient ce qu’ils avaient toujours pensé. Certains, comme les collapsologues, n’ont même pas cherché à réprimer la joie que leur procurait la survenue d’un effondrement à l’échelle mondiale qu’ils n’avaient prévu que dans dix ans. Dans l’ensemble, le monde intellectuel français s’est montré inapte à se laisser bousculer par l’événement. On peut lui appliquer ce qu’a écrit Michel Houellebecq 3: “Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde; ce sera le même, en un peu pire”. »
Rappelons que le « catastrophisme éclairé » vise, selon l’auteur du concept, « à fonder le rôle du prophète de malheur dans le monde d’aujourd’hui (…). Mais s’il n’a rien à dire au sujet de la situation actuelle, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une catastrophe naturelle, mais parce que nous avons été plongés du jour au lendemain dans le maelström de cette épidémie ». On sait que le paradoxe du prophète de malheur est qu’il annonce le malheur à venir pour que ceux qui l’écoutent trouvent l’énergie et l’intelligence de faire que ce malheur ne se produise pas. Dans le cas présent, la catastrophe est là – ce qui ne veut pas dire que le philosophe des catastrophes reste sans voix.
Question centrale, posée par Le Monde à ce philosophe: « Cette catastrophe est-elle “naturelle” – après tout, le virus est une espèce vivante, “qui vit sa vie” –, ou bien est-elle “morale” – les hommes paient le prix de leur inconduite ? » Longue digression depuis Thucydide commentant la peste d’Athènes, et Procope celle de Justinien, jusqu’après Rousseau, où la catégorie de « catastrophe naturelle » n’a plus eu droit de cité. « Prenez un tremblement de terre, un tsunami, une explosion volcanique, des ouragans, une sécheresse, un déluge, vous trouverez toujours des causes humaines, donc des responsables, donc des coupables, explique Jean-Pierre Dupuy. Pour ce virus au nom que personne ne prononce, le SARS-CoV-2, c’est la même chose: on a le choix entre la Chine, la biotechnologie des virus, le commerce des animaux sauvages, les atteintes à la biodiversité, les transports aériens bon marché et, pourquoi pas, l’anthropocène et le néolibéralisme. »
Il ajoute qu’il peut y avoir du vrai dans chacune (ou dans certaines) de ces imputations et du bon dans la recherche de ces causes, car elle mène à l’invention de remèdes.
Un monde humain complètement fermé sur lui-même, que lui manque-t-il ? Certes pas Dieu, car c’est contre lui que cette clôture s’est faite. Il lui manque ce que les philosophes appellent la contingence, que l’on peut aussi appeler le hasard, l’ac cident, bref, ce qui échappe à la maîtrise des hommes et qui fait que la question que toujours les victimes posent, « pourquoi ? », n’a pas de réponse.
Autre question majeure: comment analyse-t-il le croisement qui s’est opéré ici entre l’expertise technico-scientifique (médicale) et les choix politiques ? « A cette question, même si on n’a pas lu Michel Foucault, on pense la réponse en termes de pouvoir, estime le philosophe. Le “biopouvoir” que les médecins exerceraient serait en passe de l’emporter sur le pouvoir politique. Les experts seraient les maîtres du jeu. Mais je crois que le problème est beaucoup plus profond, et qu’il a à voir avec l’inculture scientifique de nos dirigeants. »
Et cette vérité, trop rarement dénoncée: « Nous vivons dans des sociétés complètement façonnées par la science et la technique, et qui sont gouvernées par des hommes et des femmes le plus souvent analphabètes en la matière. Ce n’est pas qu’ils ne disposent pas de ce qu’on appelle l’information scientifique. Cette information, ils peuvent, eux ou leurs conseillers, la trouver dans des rapports, des livres, des fiches rédigées par des experts ou copiées sur Wikipédia, ou dans quelques émissions de radio. » Vérité doublée d’une autre, plus inquiétante encore: « Ce n’est même pas que leur formation soit purement littéraire ou managériale – car on peut être un grand homme de lettres et avoir accès aux idées de la science. Le problème se situe beaucoup plus en amont et provient du fait que la science ne fait pas culture. Et de cela, beaucoup sont responsables, à commencer par les scientifiques eux-mêmes. »
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