Les épidémies peuvent, aussi, être de puissants révélateurs de pratiques méconnues. C’est le cas aujourd’hui en France avec la progression de l’épidémie de Covid-19. Une révélation qui, en France, après l’Italie, résulte pour l’heure et pour l’essentiel d’un manque de moyens hospitaliers, en équipement et en soignants spécialisés ; une situation qui conduit les autorités sanitaires et éthiques – de même que les sociétés savantes concernées – à donner des consignes de « priorisation » pour l’accès aux soins.
« Priorisation ». Hier encore inconnu ou presque, à l’heure où nous écrivons ces lignes, ce néologisme commence à poindre sur les ondes et dans notre quotidien. Le citoyen découvre ainsi un barbarisme désignant l’action de « prioriser », de « donner une importance préférentielle à quelqu’un ou à quelque chose ». Le pouvoir exécutif s’en est emparé, il est désormais bel et bien officiellement présent dans quelques documents officiels, et celles et ceux qui s’intéressent au sujet découvrent ainsi une possible réalité médicale à laquelle ils n’avaient, pour la plupart, jamais songé : imaginer que des médecins puissent en venir à devoir donner une « importance préférentielle » à telle ou telle catégorie de malades hospitalisés dans un état grave. Que des médecins puissent, comme en temps de guerre, devoir en venir à « trier » parmi leurs patients – puisque tel est bien, in fine, l’effet recherché dans le fait de « prioriser ».
Tout, en France, est allé très vite. Prenons la date du 12 mars dernier. La question, alors, était de savoir si la situation épidémiologique de l’Italie était spécifique à ce pays. Ou s’il fallait redouter qu’elle puisse, à court ou moyen terme, être observée dans d’autres pays, à commencer par la France. On y recensait alors 3000 cas et près de 50 décès. « Je crois que dans les prochains jours, ce qu’il s’est passé en Italie risque de devenir la nouvelle règle dans toute l’Europe», déclarait, à l’aube du 12 mars sur RTL, Mateo Renzi, ancien président du Conseil italien. Le même jour à 20 heures, Emmanuel Macron, président de la République française, annonçait une première série de mesures et de recommandations pour lutter contre l’épidémie.
Pour autant, toujours le 12 mars, l’exécutif français réfutait toute comparaison avec l’Italie. « On ne peut pas calquer notre réponse sur celle de nos voisins italiens : leur système hospitalier n’est pas dans le même état que le nôtre, nous n’avons pas la même pyramide des âges, expliquait ainsi au Monde un conseiller du président de la République. Nous devons en permanence naviguer entre deux écueils : le trop et le pas assez. Mais notre stratégie est la bonne, nous avons moins de morts que nos voisins, notre hôpital tient le choc. »
Les épidémies peuvent être de puissants révélateurs de pratiques méconnues
Une semaine plus tard (à l’heure où nous écrivons ces lignes), tout avait radicalement changé. Parallèlement aux mesures drastiques de confinement de l’ensemble de la population française, et dans l’attente des futures mesures prises dans le cadre de la loi d’«état d’urgence sanitaire », le système hospitalier français commençait à atteindre (et, dans certains points dépasser) le stade de la saturation de ses lits spécialisés de réanimation et de ses capacités en personnel soignant. Le pouvoir exécutif faisait appel à l’armée pour installer un hôpital militaire de campagne à Mulhouse. Plusieurs Agences régionales de santé attendaient un rapide afflux de malades devant être hospitalisés en réanimation. Et les mêmes causes produisant les mêmes effets, certaines impasses sanitaires et questions éthiques observées en Italie commençaient à émerger en France.
En Italie, la situation apparaissait alors d’autant plus critique que le nombre de respirateurs artificiels était limité. « Nous faisons de notre mieux, mais sommes dans une situation de pénurie, confiait le Dr Matteo Bassetti, qui dirige le Service des maladies infectieuses de l’Hôpital San Martino (Gênes). Nous les réserverons aux patients qui ont le plus de chances d’en bénéficier. » Et pour accompagner au mieux les médecins italiens réanimateurs dans leurs décisions, des recommandations éthiques avaient été publiées.1 Leur objectif: « assurer un traitement intensif aux patients ayant les plus grandes chances de succès thérapeutique : il s’agit donc de donner la priorité à l’espérance de vie », expliquait la Société italienne des réanimateurs, puisqu’il n’était possible, dans un tel contexte épidémique, d’appliquer la règle du « premier arrivé, premier servi ».
Le 18 mars en France, on apprenait, dans les colonnes du Monde,2 l’existence d’un document intitulé « Priorisation de l’accès aux soins critiques dans un contexte de pandémie » ; document remis à la Direction générale de la santé (DGS) le 17 mars. En pratique, il « vise à aider les médecins à opérer des choix dans l’éventualité d’une saturation des lits de réanimation pour les patients Covid-19 ». On peut le dire autrement : comment parvenir à « combiner respect de l’éthique et principe de réalité ». C’est aussi exposer ouvertement une équation qui, jusqu’alors et dans des cas extrêmes, était résolue au sein même de la communauté médicale.
« Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. Quand on aura une pression énorme pour admettre des patients qui attendront à la porte, la question va se poser franchement », expliquait au Monde Bertrand Guidet, chef du Service de médecine intensive réanimation à l’Hôpital Saint-Antoine, à Paris, qui a participé à la rédaction de ce texte.
Elaboré avec les sociétés médicales savantes directement concernées, le document sur la « priorisation » remis à la DGS présente notamment un arbre décisionnel pour aider les réanimateurs peu habitués à établir un pronostic et à « prioriser » les malades. Il s’appuie pour l’essentiel sur un indicateur déjà bien connu des soignants, le « score de fragilité » (qui classe les patients selon leur état de santé préalable à la maladie), et qu’il adapte aux spécificités du Covid-19. Il rappelle aussi les principes éthiques déjà établis en réanimation comme la non-malfaisance, le respect de l’autonomie et de la dignité des patients.
Le même sujet avait été abordé dans la « contribution » demandée par le gouvernement français au Comité consultatif national d’éthique (CCNE).3 « Lorsque des biens de santé ne peuvent être mis à la disposition de tous du fait de leur rareté, l’équité qui réclame une conduite ajustée aux besoins du sujet se trouve concurrencée par la justice au sens social, qui exige l’établissement des priorités, parfois dans de mauvaises conditions et avec des critères toujours contestables : la nécessité d’un “tri” des patients pose alors un questionnement éthique majeur de justice distributive (…) Ces choix devront toujours être expliqués et respecter les principes de dignité de la personne et d’équité. Il conviendra aussi d’être vigilant à la continuité de la prise en charge des autres patients. »
Et le CCNE recommande la mise en place de « cellules éthiques de soutien » dans les hôpitaux afin d’aider les médecins obligés de choisir quels patients soigner en priorité si les services de réanimation étaient débordés.
La question est ici de mettre en place « une réflexion éthique », qu’il s’agisse de la prise en charge de patients graves ou des choix de réorganisation des services de santé devant faire face à la gestion de ressources rares (lits de réanimation, ventilation mécanique). Ces « cellules éthiques de soutien » devraient « permettre d’accompagner les professionnels de santé au plus près de la définition de leurs priorités en matière de soins ».
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