La pandémie de Covid-19 a ramené le concept de fragilité au centre des débats, notamment pour son intérêt dans l’évaluation du pronostic en santé dans un contexte de menace sanitaire. La fragilité est un concept reconnu en gérontologie de longue date. Aujourd’hui, plusieurs modèles théoriques de la fragilité sont proposés dans la littérature, avec autant d’instruments permettant de l’opérationnaliser. Cet article propose un bref rappel des trois principaux modèles de fragilité ainsi que des instruments de mesure correspondants et de les discuter en fonction des objectifs cliniques poursuivis par les professionnels de la santé. Plus généralement, cet article souligne l’intérêt d’évaluer la fragilité dans une pratique de routine pour déterminer le pronostic de santé et adapter les soins aux besoins des individus.
La pandémie de Covid-19 est venue bouleverser à l’échelle planétaire l’organisation des systèmes de santé, la régulation des prises en soin et l’économie de l’ensemble des pays touchés.1 L’ampleur de la crise sanitaire, la contagiosité et la dangerosité du virus responsable de la maladie ont mis sous tension les professionnels de la santé face aux mesures à prendre et aux choix à faire en cas de rationnement des ressources sanitaires.2 Dans ce contexte, les autorités suisses, à l’instar de celles de nombreux autres pays, ont imposé des mesures de distanciation physique et de confinement dans le but de limiter la transmission du virus, de réduire le nombre total d’infections et de répartir les cas sur une plus longue période afin qu’ils puissent être pris en charge par le système de santé.3 Ces mesures ont effectivement réduit le nombre de cas de Covid-19, évitant aussi l’engorgement des unités de soins intensifs. Appuyées par l’engagement des professionnels de première ligne, elles ont permis de sauver des vies. Néanmoins, quelques semaines après le début de la pandémie, des voix se sont élevées pour alerter les professionnels et la population sur les effets secondaires des mesures de confinement sur la santé physique4 et mentale des individus.5
Ainsi, ce contexte exceptionnel a mis en exergue et sans ménagement tout un ensemble de conditions qui augmentent les risques d’événements indésirables en santé (risques accrus d’infections graves, d’affections physiques et mentales, de cascades de complications, de report de soins, de pertes fonctionnelles et de décès). Si ces événements sont le plus souvent rencontrés auprès d’une population plus âgée, l’âge chronologique, à lui seul, ne semble pas une variable pleinement fiable pour juger des ressources des individus et de leur capacité à faire face à des stresseurs, soient-ils biologiques ou environnementaux. Durant la pandémie, on a vu des trentenaires décéder du Covid-19 et alors même que des personnes quasi-centenaires ont vaincu la maladie.6 Le pronostic en santé, chez l’adulte, peut être ainsi déterminé par d’autres facteurs que l’âge.
En gérontologie, le concept de fragilité a été proposé de longue date comme une variable différente de l’âge, mais néanmoins pertinente pour déterminer le pronostic en santé.7 De manière consensuelle, la fragilité est définie comme un syndrome multidimensionnel caractérisé par une réduction des réserves, et en cas de stress, à un retour difficile à l’équilibre du système (homéostasie). La fragilité constitue un état de vulnérabilité accrue dans lequel un stress minimal peut augmenter les risques d’altération fonctionnelle ou d’événements indésirables en santé (par exemple : chutes, hospitalisations, décès). La fragilité se distingue des comorbidités et du handicap fonctionnel. Elle est considérée comme réversible, pour autant que la perte de réserves qui la caractérise soit identifiée précocement et qu’une prise en charge adaptée soit mise en œuvre.8
La pandémie de Covid-19 est un exemple prototypique d’un contexte mettant en péril la santé des populations, à l’instar de toute menace virale, bactériologique ou climatique. Elle a amené les professionnels de la santé à devoir évaluer les risques inhérents à la maladie elle-même (contagion, séquelles, décès) et les risques liés aux mesures sanitaires prises pour endiguer la propagation du virus (sédentarisation, dénutrition, décompensation physique et/ou mentale). C’est dans cette perspective que le concept de fragilité a pris tout son sens et a été mis au centre de débats au-delà des préoccupations originelles de la gérontologie.9 En effet, la fragilité est reconnue comme un déterminant fiable d’altération fonctionnelle et d’événements indésirables en santé et qui permet d’en évaluer les risques. Comme le présente la figure 1, l’effet d’un stresseur peut impacter la santé fonctionnelle de manière différenciée en fonction des réserves dont dispose un individu. Plus les réserves sont diminuées, plus l’impact d’un stresseur sera important et plus la récupération (retour à l’homéostasie) sera longue.
Dans un scénario pessimiste mais néanmoins réaliste, un stresseur initial (par exemple : une pandémie) pourrait se combiner à d’autres stresseurs (nouvelle vague de contagions, canicule, etc.), avec pour effet une perte accrue de réserves, une accentuation de la fragilité et une augmentation des risques d’événements indésirables en santé.
S’il existe un consensus sur la définition de la fragilité, l’opérationnalisation de ce concept ne fait toujours pas l’unanimité. Ainsi, on distingue trois modèles principaux. D’abord, le modèle phénotypique qui envisage la fragilité comme l’expression d’une perte de ressources physiques.10 Ensuite, le modèle cumulatif qui la considère comme une accumulation de déficits touchant de multiple systèmes de l’organisme ; il assimile la fragilité au vieillissement physiologique.11 Enfin, le modèle intégré qui la définit comme un construit multidimensionnel incluant des ressources à la fois intrinsèques (par exemple : physique, psychologique, cognitive) et extrinsèques (par exemple : sociale, environnementale) inhérentes au fonctionnement humain ;12 il assimile la fragilité à une perte de ressources biopsychosociales. Ces différences méritent d’être considérées en amont d’une démarche d’évaluation, car elles détermineront l’interprétation clinique des résultats.13
À titre d’exemple, prenons le cas d’une personne qui présente une sarcopénie doublée d’un ralentissement moteur et de fatigue. Elle sera probablement considérée comme fragile sur la base du modèle phénotypique (pertes physiques) ; en revanche, elle ne sera probablement pas fragile sur la base du modèle cumulatif (pas de pertes systémiques) ou du modèle intégré (pas de pertes psychosociales). Avant toute évaluation, il convient donc d’identifier le modèle qui correspond à la mesure (physique, physiologique, biopsychosociale) visée par le clinicien. Ensuite, il s’agit de déterminer si la démarche a pour objectif un dépistage/repérage ou une confirmation de la maladie/condition de santé. Dans le premier cas, celui du repérage, le clinicien choisira un instrument court, peu coûteux en temps d’administration et dont l’utilisation ne requièrt pas forcément une formation approfondie. Dans le second cas, celui de la confirmation, le choix portera sur un instrument plus détaillé et plus long, nécessitant une formation préalable pour une utilisation appropriée. Une évaluation de confirmation devrait être effectuée lorsque le dépistage/repérage suggère la présence de la maladie/condition de santé. Enfin, à l’issue de toute évaluation positive, une évaluation clinique globale est recommandée pour préciser les besoins de santé et définir un plan de soin individualisé incluant la gestion de la fragilité par la mise en œuvre de stratégies de compensation et d’optimisation des ressources. Le tableau 1 synthétise les principaux instruments de mesure de la fragilité, en fonction du modèle théorique, et de la démarche clinique.
La pandémie de Covid-19 et les conséquences des mesures sanitaires mises en œuvre pour limiter la propagation de la maladie ont mis en exergue la nécessité d’identifier les personnes les plus vulnérables disposant de moindre réserves pour faire face à de telles menaces de santé. Face à cela, l’identification précoce de ces personnes fragiles est essentielle afin de définir des soins adaptés permettant de prévenir les complications, les pertes fonctionnelles, et limiter les risques d’événements indésirables en santé. Cependant, il y a « fragilité » et « fragilité » : les mêmes caractéristiques individuelles évaluées au moyen d’instruments développés selon différents modèles de fragilité peuvent conduire à des conclusions différentes et à des décisions cliniques divergentes, voire contradictoires.13 Il est donc important que le clinicien connaisse les principaux modèles de la fragilité ainsi que les instruments qui permettent d’opérationnaliser ce concept de manière cohérente avec les ressources visées (physiques, physiologiques, biopsychosociales). Il est également important que tout résultat suggérant la présence de fragilité soit suivi d’une évaluation de santé globale - sur le modèle de l’évaluation gériatrique standardisée14 - pour définir un plan de soin individualisé qui inclut des stratégies de compensation et d’optimisation des ressources altérées.
La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 illustre à elle seule que toute menace virale, bactériologique ou climatique met l’ensemble du système sanitaire sous tensions et rappelle la nécessité de son adaptation aux besoins de la population.15 Cette crise sanitaire a rappelé l’utilité clinique de l’évaluation de la fragilité par les professionnels de la santé (médecins, infirmiers, ergothérapeutes, physiothérapeutes, diététiciens) impliqués dans l’identifications précoce des personnes à risques d’événements indésirables en santé. Enfin, ces constats soulignent l’intérêt d’évaluer la fragilité dans la pratique de routine pour déterminer le pronostic de santé des adultes et d’adapter les soins à leurs besoins.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêt en relation avec cet article. Cet article a été rédigé dans le cadre de l’étude « fraXity », un projet soutenu par le Fond National Suisse de la Recherche Scientifique (N° 10001C_179453/1).
▪ La crise sanitaire liée au Covid-19 a souligné l’intérêt de recourir au concept de fragilité pour déterminer les pronostics de santé
▪ Évaluer la fragilité nécessite d’identifier le modèle qui correspond à la mesure visée par le clinicien pour assurer la cohérence entre interprétation clinique et modalités de prises en soin
▪ Le repérage des personnes fragiles, à risques d’événements indésirables en santé, est l’affaire de tous les professionnels de la santé
▪ La prise en soin appropriée de la fragilité repose sur une évaluation de santé globale permettant d’établir un plan de soin individualisé
La pandémie de Covid-19 a ramené le concept de fragilité au centre des débats, notamment pour son intérêt dans l’évaluation du pronostic en santé dans un contexte de menace sanitaire. La fragilité est un concept reconnu en gérontologie de longue date. Aujourd’hui, plusieurs modèles théoriques de la fragilité sont proposés dans la littérature, avec autant d’instruments permettant de l’opérationnaliser. Cet article propose un bref rappel des trois principaux modèles de fragilité ainsi que des instruments de mesure correspondants et de les discuter en fonction des objectifs cliniques poursuivis par les professionnels de la santé. Plus généralement, cet article souligne l’intérêt d’évaluer la fragilité dans une pratique de routine pour déterminer le pronostic de santé et adapter les soins aux besoins des individus.
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