Dense, cotonneuse, semblant venue de nulle part, une incertitude s’insinue dans les recoins de notre époque et nous empêche de voir où nous mettons les pieds. Nous ignorons ce qui va arriver, nous ne savons pas que faire – hormis confiner à chaque retour de flamme infectieuse. La pandémie devient une maladie chronique de civilisation. Est-ce grave ? Jusqu’où l’organisme civilisationnel est-il touché ? Nous n’en sommes qu’au début des procédures de diagnostic. On espère le traitement qui nous sauvera de la déglingue ou du handicap permanent. Des vaccins, c’est vrai, pourraient faire plus ou moins rentrer ce diable de virus dans sa boîte. Mais rien n’est sûr. Et leur arrivée sur le marché pourrait entraîner des troubles sociaux. Face à la violence archaïque de ceux qui les voudront sans attendre (leur tour), pas sûr que la priorisation éthique fera le poids. Et comment se comportera la bruyante et grosse minorité qui, dans les sondages, affirme son absolu refus de tout vaccin ? Et tous ceux qui pensent qu’il n’y a pas de maladie ? La société se divise comme jamais sur des questions de savoir scientifique. Partout, on mélange le doute rationnel de la démarche scientifique avec le déni anxiolytique distribué en aérosols par les réseaux. En Suisse, les chefs d’entreprise et les syndicats, pour une fois main dans la main, demandent, en résumé, qu’on sauve l’économie sans trop de chichis sanitaires. Coincés dans leurs catégories de toujours, ils ne comprennent pas que c’est le virus qui est toxique pour tous et que la réalité biologique finit toujours par faire cracher au bassinet ceux qui la nient. Il faudrait qu’ils parlent aux soignants, ceux qui sont au front, portant la souffrance, et se sentent abandonnés, las, épuisés. Combien de temps tiendront-ils ? Nous ne le savons pas.
Les multiples incertitudes concernant la pandémie se renforcent les unes les autres. Ce qu’elles portent d’inconnu pourrait annoncer des événements systémiques et catastrophiques. On doit s’inquiéter d’un séisme économique. Mais d’autres événements pourraient survenir en chapelet, échappant à tout contrôle. La pandémie ne serait alors pas un événement au sens classique – avec un début et une fin – mais le révélateur de quelque chose de beaucoup plus profond. Elle serait une forme de trouble inaugural.
Depuis longtemps des phénomènes de brutalisation sont à l’œuvre dans la société. Humains et non-humains sont toujours plus fracassés par une compétition généralisée. Mais le Covid pourrait être un signe, le premier de cette ampleur, de notre perte de maîtrise. Si bien que l’incertitude actuelle porte au-delà de la pandémie : nous ne savons pas jusqu’à quelle profondeur le monde est en train de changer. Et c’est peut-être ça le plus angoissant. Dans le monde d’après, que restera-t-il du monde d’avant ?
Peut-être cette pandémie est-elle en elle-même une maladie de civilisation, et même une maladie grave et chronique. Mais peut-être est-elle plus que cela : le premier vrai symptôme d’une déliquescence civilisationnelle, qui va occuper l’ensemble du troisième millénaire, et se nouera autour d’une succession de crises environnementales.
Le virus n’est qu’une partie du problème. Il ne suffira pas de l’éradiquer, si cela est possible. Il faudra s’occuper des grands corps malades, celui de l’humanité et celui du vivant.
On fait comme si l’incertain était l’ennemi absolu de la société. C’est la classique vision néolibérale, contrôlante, managériale. Selon cette vision, la grande finalité de la société se résume à la maîtrise technique et politique du cours des choses. Mais tout indique que cette maîtrise est un leurre, une dystopie. Produire de la certitude ne suffit pas. Notre époque est capable de prédire de plus en plus précisément l’évolution de phénomènes complexes, climatiques par exemple. Mais si elle est désemparée, incertaine de son propre destin, c’est qu’elle ne sait pas où trouver la force morale et les valeurs pour faire face à ce futur qu’elle est désormais capable d’annoncer.
Regardez cette accumulation de certitudes écologiques, portant sur le présent et le futur. Les forêts et les animaux disparaissent, les populations d’insectes s’effondrent, les glaciers fondent. Les températures augmentent pour des millénaires, les océans montent et deviennent stériles, les pandémies se succèdent, les sécheresses et inondations font figure de nouvelles normes. Une catastrophe est en cours. Sur le fond de ce qui arrive, on ne peut pas parler d’incertitude. Il s’agit d’un savoir certain. La science n’a plus de doute, sauf sur les détails, la plus ou moins grande rapidité du phénomène, par exemple.
Si bien qu’au cœur de l’angoisse qui nous taraude se noue un étrange paradoxe. Jamais les certitudes n’ont été aussi solides concernant les conditions environnementales de l’avenir. Jamais, en même temps, notre avenir n’a été aussi incertain.
La certitude ne fait désormais que creuser l’incertitude. Nos vieilles réponses semblent impuissantes.
Il se pourrait que la « mégamachine », pour reprendre le concept de Fabian Scheidler, commence à s’enrayer.1 Cette machine – qui est le dispositif central de la civilisation occidentale – a été construite au fil de vieux systèmes de domination, mais surtout est à l’origine, il y a 500 ans, en Europe, du capitalisme moderne. Et cette machine a tout envahi, nous ne la voyons même plus, c’est un mythe qui tisse nos existences. C’est en même temps un pouvoir qui n’a plus rien d’humanisant, qui pousse à l’expansion agressive et à la croissance permanente, et dont l’arrêt ou la moindre inflexion signifierait une crise majeure ou un effondrement. Le principe de cette mégamachine est l’illimitation : tout doit être exploité sans limites, énergies, espaces naturels, personnes et psychismes. Mais comment croire encore à ce principe quand tout s’épuise ? Le progrès matériel perd sa force religieuse. Il faut apprendre à désirer autrement, à espérer autre chose.
Situation inédite : d’inquiétantes prédictions scientifiques dessinent notre futur. Quant au passé, c’est comme si nous n’en avions plus. Les siècles de certitude rationnelle, de vision de progrès moral, de connaissance émancipatrice, se trouvent bien peu éclairants, parce que nous sommes dans une situation qui montre que ce qui leur semblait certain ne l’était en fait pas.
Toutes nos convictions tremblent. Mais les moments d’incertitude sont aussi des moments favorables à l’apparition d’une certitude différente, complètement autre.
Autrement dit, si nous sentons bien que nous assistons à la fin d’un vaste mouvement historique, que quelque chose se ferme, quelque chose s’ouvre aussi. De l’autodestruction actuelle pourrait sortir une simple disparition, un anéantissement. Ou pourrait apparaître autre chose. D’imprévu, d’inconnu, autrement dit, de radicalement incertain, justement.
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