Face à la folie du temps, au rugissement des éléments, aux situations de crise où la vie des humains se réduit à l’essentiel, chaque époque a eu son refuge, qui était aussi son mythe. Les croyances, les églises, les rois, les empereurs – et les mondes que tout cela mettait en scène. En ce temps de pandémie, c’est le système de santé. Non pour le pouvoir qu’il représente, car de pouvoir il n’a pas. Il soigne et sauve des vies, certes, mais son efficacité reste en deçà de sa force symbolique. Refuge, il l’est en raison de son souci de la fragilité et de son refus de l’indifférence. Dans un monde déshumanisé, il se tient comme un rempart. Image inversée de l’utilitarisme économique, il ne cesse de construire avec son savoir et sa pratique une sollicitude du vulnérable. Il vit et rayonne une culture qui dérange parce qu’elle s’intéresse à tout ce qui se trouve dans le champ délaissé du regard contemporain, la solidarité en particulier, qui est à la fois son moteur et son continuel questionnement. On parle de système. Mais ce système n’existe qu’au travers des personnes qui l’incarnent, les soignants, leurs compétences et surtout leur amour de l’humain. Et, ces jours, pas besoin de théorie : le témoignage des risques pris au service des autres suffit.
Chaque soir, dans une consolante et étrange communion, la population ouvre les fenêtres et les ovationne de mille façons pour manifester sa reconnaissance. Magnifique rite ! Ces soignants, ce sont les héros du drame de la pandémie. Des héros ordinaires qui, tous les jours, entrent dans les lieux désormais sacrés, où se jouent la vie et la mort, que sont les espaces de soins, l’hôpital et – Saint des Saints – les soins intensifs. Mais en même temps, des héros qui portent l’espérance en un monde possible et qui vaille la peine. En pénétrant volontairement dans le cœur de la pandémie, en mettant leurs corps dans le feu où brûle le virus, ils manifestent un dépassement désintéressé, aux motifs intérieurs, antithèse du discours de la croissance-consom- mation. Ils l’ignorent, pour beaucoup, mais leur attitude est profondément subversive.
Hier encore, ils étaient aux yeux des économistes d’encombrants fournisseurs de prestations, des sources de coûts à contrôler par le manage- ment, voire à remplacer par la technologie. Et là, soudain, c’est l’affection-admiration générale. Elle augmente au fur et à mesure de la crise.
Nous ne sommes qu’au début, l’intensité grandit, la vague est sur le point de déferler. Une angoissante question trouble la société entière : tiendront-ils ? Le système de santé va-t-il s’effondrer sous le poids de l’épuisement, du débordement des capacités et des forces – ou de la contamination – de ceux qui soignent ? Beaucoup voudraient les aider. Mais comment ? On s’aperçoit que leur savoir est humain mais aussi technique, qu’il se fonde sur un complexe travail en équipe et la gestion de machines. Les soignants sont précieux. Et même plus : porteurs d’un au-delà intemporel, parce que, dans leurs mains, produit de leur courage, se trouve la différence entre vivre et mourir – des malades Covid et des autres. Mais rares sont ceux d’entre eux que ce statut illusionne. Aujourd’hui portés aux nues, demain, une fois la crise passée, probablement seront-ils à nouveau considérés comme trop coûteux, inefficients, dispensables. Traités comme les pompiers new-yorkais du 11 septembre : stars déchues, abandonnées avec leurs troubles psychiques et maladies post-drame. Est-ce certain, pourtant ? Peut-être aussi la santé et ceux qui s’en occupent vont-ils prendre une place nouvelle, une place plus juste, la société valorisant en même temps qu’eux la faiblesse et la finitude dont ils s’occupent ?
Le présent, c’est aussi, au sein de la population, une révolution comportementale, une tension émotionnelle inédite. Tous, nous repensons l’échelle de ce qui compte. Nos quotidiens, nos aspirations, nos regards sur nous-mêmes et le monde, n’ont plus rien à voir avec ce qui, il y a trois mois encore, nous obsédait. Quantité de préoccupations et projets tombent sans regret. L’univers s’est contracté, nous pensons famille, proches, amis, nous nous entraidons en proximité. Notre angoisse devient partage. Compensant un sentiment d’enfermement, nous expérimentons une forme de simplification et d’intensification de la vie.
Au plan politique, les mesures prises à l’encontre de nos libertés sont gigantesques, jamais vues en temps de paix. Mais leur support scientifique en rachète le prix. Avec une détermination qu’on ne lui connaissait pas, l’État prend en charge les problèmes des personnes et entre- prises en difficulté. Et quasi rien de cela n’est contesté. Gouvernement, population, partis politiques vivent un moment d’union, sinon dans le détail, du moins à propos de la néces- sité d’une action historique.
Grand élan démocratique de solidarité et de générosité, oui, mais qui masque mal une face sombre, inégalitaire. Les travailleurs obligés par leurs employeurs de continuer à fonctionner, y compris dans des activités non essentielles,malgré une impossibilité de respecter une distance sociale adéquate. Les familles nom- breuses confinées dans de petits appartements, dont un ou plusieurs membres n’ont pas d’autre choix que de continuer leurs activités à risque (manutentionnaire, caissière, aide à la personne, etc.). Ou la solitude de beaucoup, dans une peur sans vis-à-vis, la récession sociale s’ajoutant à l’économique. Ou encore, les indépendants et précaires qui survivent à peine et sont rongés par l’incertitude du lendemain.
Dans pareille crise, la violence égoïste reste toujours tapie, prête à surgir. L’arrivée d’un médicament efficace ou d’un vaccin, durant la période où leur disponibilité sera insuffisante pour répondre à tous les besoins, sera un moment de vérité. Verra-t-on la même menta- lité de prédation que dans les supermarchés ? Les pays et personnes riches se serviront-ils en priorité et sans vergogne ?
Au plan international, derrière une collaboration scientifique et des échanges d’informations sans précédent, on assiste à un brusque repli des pays sur eux-mêmes. Même à l’intérieur de la communauté européenne, les États commencent à confisquer ce qu’ils produisent, ou qui transite sur leur territoire, et qui présente un intérêt dans la lutte contre le Covid-19. Des lois et conventions empêchent cela : elles sont bafouées. La Suisse attend des masques et des tests, bloqués par décision politique en Allemagne, ce pays hier encore ami. Les frontières entre les États se ferment en grande partie. Une logique de santé supporte sans aucun doute ces cloi- sonnements. Mais le sentiment xénophobe – impossible de le nier – est à la hausse.
Un jour, au moins à l’arrivée du vaccin, nous sortirons de la crise de la pandémie. Mais pour quel modèle de société ? La solidarité sociale était déjà en décomposition dans le monde d’avant. Qu’en sera-t-il, lorsqu’il faudra recons- truire l’économie sur les décombres de la pandémie ? Quelles révoltes ou nouvelles aspi- rations laisseront les souffrances, les morts, les inégalités et injustices ?
Reprise du libéralisme consommateur, avec envolée technologique ? Dérive autoritaire, nationaliste et sécuritaire ? Ou encore réforme complète de l’ensemble des modes de vie vers une authentique durabilité ? Cette réforme, espérons-la de toute notre raison. L’actuelle crise est un avertissement, un avant-goût de celle, sans vaccin et sans fin, que la science annonce avec une grande certitude sous forme d’un désastre écologique.
Recevez une fois par semaine, le résumé des actualités Covid-19 par email.
Je m’inscrisRetrouvez les conférences du colloque du 2 Juillet 2020 organisé par Unisanté dans la rubrique Colloques/Unisantéil.
Accéder aux conférences