Quelques milliers de bases ARN, une quinzaine de gènes, mais quelle efficacité, ce petit virus ! Il sème le désordre non seulement dans la biologie des humains mais aussi dans les sociétés, les cultures, les politiques. Il déplace les enjeux géostratégiques, reconfigure les besoins et les désirs, bouscule les modes de consommation, ébranle le commerce, frappe de stupeur les industries, obsolétise ce qu’on croyait quasiment éternel. Les pouvoirs vacillent, les foules se réveillent et les troubles latents – racisme, sexisme, inaction environnementale – se cristallisent en manifestations. 15 gènes suffisent donc à rouvrir l’avenir, en une immense et angoissante perte de maîtrise. À lui tout seul, ce virus fait éclater la bulle hallucinatoire de toute puissance technologique qui faisait du surhumain-transhumain notre seul horizon. Il rappelle que l’humanité, depuis toujours, n’est qu’évolution, changements, création et chute de mythes et civilisations, sous le coup d’événements imprévisibles.
Pascal disait : « l’homme passe infiniment l’homme ». Formule merveilleuse d’enchevêtrements et de perspectives. Notre propre complexité, celle de nos consciences et du monde culturel et technique que nous avons créé, dépasse notre entendement. Civilisations, arts, mythologies, émergences de capacités et de savoirs nouveaux : au travers de tout cela, portés par ces univers symboliques, nous sommes plus que nous-mêmes. Et ce qui nous dépasse, en même temps, c’est d’être des éléments inclus dans des écosystèmes complexes et multiples, soumis à leurs lois infiniment subtiles. Nous sommes des vivants sans limites, entraînés dans une course sans fin où les échecs et la possibilité d’une disparition définitive ne lâchent jamais d’une semelle les progrès et les dépassements.
Mais tout cela, et surtout l’étrange pandémie, nous voulons l’oublier. Tous, nous essayons, ces jours, de fuir les injonctions sanitaires dans la « normalité ». Nous aimerions que le réel obéisse à notre foi retrouvée dans le retour à l’avant. Seulement voilà : le réel pandémique persévère dans son « être là », incertain, surprenant. Nous nous disons à nous-mêmes : ce virus ne va quand même pas nous dicter notre conduite. Attitude étrange, et surtout renversée, car le virus, en grande partie, c’est nous qui le créons. Il n’est qu’un brin d’ARN et une poignée de protéines, nous lui offrons le reste : la machinerie cellulaire pour se reproduire, les récepteurs pour entrer dans les cellules et surtout les comportements de groupe sans lesquels il ne peut se propager, donc affirmer sa place dans le vivant. Il se glisse dans nos corps et nos cellules et, souvent, y introduit la zizanie. Il provoque des tragédies, rend malade, tue parfois. Mais le reste du travail, les contacts interhumains, les politiques irresponsables, les inégalités sanitaires et économiques, les infos bidons, les complotismes, l’orage émotivo-chloroquinique qui se propage sur les réseaux sociaux – c’est nous, pas lui.
Avant tout, ce virus, c’est l’histoire de nos dénis. Nous avons choisi de ne pas nous préparer. Ignorant nos propres plans de pandémie et les avertissements des scientifiques, nous avons pris d’immenses risques et nous le savions. De manière identique, avec la même négligence, nous avons évacué les questions écologiques ou climatiques. Et nous avons banalisé le développement de sous-cultures qui nient la science et prolifèrent au cœur des démocraties. Ou encore, nous avons laissé la finance prendre le dessus sur l’économie réelle et les inégalités croître jusqu’à l’obscénité.
On sait depuis longtemps qu’il est impossible de continuer comme ça. Que le manque et l’insupportable sont pour bientôt. On sait qu’il faudrait donner davantage de pouvoir aux structures mondiales – parce que les grands problèmes qui nous touchent n’ont de solution que globales – et en même temps renforcer le principe de subsidiarité : ce qui peut être fait au niveau inférieur ne doit pas l’être au supérieur. On sait aussi qu’il faut changer les idéologies et dispositifs de domination qui ont entraîné la destruction de quantités d’écosystèmes et généré un cortège de désastres, pollutions, disparitions d’espèces, déforestations, migrations forcées, famines, chômage et toutes les formes de décomposition environnementales et sociales. On sait que les GAFA et autres monstres techno-économiques deviennent des puissances globales, plus influentes que bien des pays, régissant en arrière-fond nos vies et contrôlant nos libertés. Et qu’elles ne paient quasi pas d’impôts, appauvrissant sans cesse les États. Tout cela, donc, on le sait depuis longtemps.
Il faudrait agir, changer les politiques et les comportements, mais comment ? Avec ses multiples réseaux, ses capacités d’induire des dépendances économiques, mentales et culturelles, étendues sur l’ensemble des sociétés, le capitalisme a mis la main sur les volontés. La valeur marchande est devenue la raison d’être de la société. Nous sommes incapables de concevoir un monde autrement que centré sur une production démesurée de biens. Or, c’est tout cela qui se décompose ces jours. Apparaît un problème non pas de réglage mais intrinsèquement lié au cours que le monde a pris depuis plusieurs siècles. Et, à ce monde, nous n’avons pas de plan B. Le trouble pandémique a soudainement révélé que l’humanité moderne était sans protection, nue sous ses habits économiques et technologiques. Évoquant les crises, Warren Buffett a ce mot éclairant, venu des hauteurs de sa sagesse financière : « c’est quand la mer se retire qu’on voit qui nage sans maillot de bains »
Le malaise – l’écœurement, le sentiment d’être « désemparée » (Nancy Houston)1 – vient du décalage de plus en plus évident de nos attitudes avec la gravité de la situation. Si large est désormais le fossé que, pour y faire face, il n’existe que deux attitudes possibles : le mensonge ou la révolte. Se mentir à soi-même et mentir aux autres. Ou refuser de continuer ainsi. Oublier, fuir dans le déni – ou dire non, se révolter, au sens camusien. « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? demande Camus.2 C’est un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » Donc, à la fois un non à l’absurde et un oui à la vie. Le refus du mensonge généralisé face à la réalité du monde et, en même temps, de manière confuse, « la perception qu’il y a quelque chose à quoi l’homme peut s’identifier ».
Mais justement: vers quoi aller, avec quelle ambition ? Peut-être le plus important est-il de se contenter de ce que Camus évoque dans son discours à la réception du Nobel: « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Au coeur de la pandémie actuelle, avec des soulèvements de populations et une crise économique qu’on annonce sans précédent, ces quelques mots sont déjà un programme. Mais pour que le monde ne se défasse pas, tenter de cimenter les vieilles structures civilisationnelles avec les valeurs à disposition ne suffit pas. Il faut aussi se révolter contre le déni et l’inaction. Tout en acceptant que les grandes utopies et idéologies émancipatrices soient désormais vides d’espoir. L’époque n’a plus d’idéal au nom de quoi se révolter. Elle ignore quoi attendre du futur. Mais elle sait que si elle ne se révolte pas, si elle reste confinée dans le déni ambiant, ce qui l’attend, ce qui s’approche, c’est un futur où l’humain sera de trop.
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