La crise liée au Covid-19 a fragilisé les populations en situation préalable de précarité. L’émergence de l’insécurité alimentaire et de logement a poussé les acteurs de la santé, du travail social et les autorités à mettre en place des mesures innovantes et intersectorielles permettant de répondre rapidement et efficacement aux besoins essentiels de ces populations. Cet article présente trois de ces mesures, à savoir une équipe mobile interprofessionnelle de dépistage, un dispositif d’hébergement et d’encadrement sanitaire pour les personnes sans-abri et un programme de distribution alimentaire à large échelle. Ces trois exemples illustrent la nécessité d’une approche transversale et collaborative et le besoin d’agir sur les déterminants sociaux et politiques sous-tendant ces vulnérabilités.
La pandémie de Covid-19 a eu des effets néfastes sur la société bien au-delà de la santé. La proportion de pays faisant face à une récession économique est sans précédent depuis 1870 selon la Banque mondiale et menace de mettre à mal des décennies de progrès dans de nombreux pays, y compris dans les régions économiquement les plus avancées.1 Cette crise se développe sur un terrain préexistant de fragilité sociale compte tenu du fait qu’en 2019 une minorité (45 %) de la population mondiale bénéficiait au moins d’une forme minimale de protection sociale. Par ailleurs, seuls 29 % des personnes – concentrées dans les pays les plus développés – avaient au moins une forme de protection couvrant toutes les étapes de la vie.2 Ainsi, de nombreux experts estiment que les conséquences sanitaires, économiques et sociales se feront sentir durant de nombreuses années.3 La transmission virale tend à suivre certaines lignes de faille au sein des communautés et ses multiples effets affectent de manière inégale les groupes au sein d’une même population.4 Certains groupes désavantagés, tels que les personnes en situation préalable de précarité sociale et économique, payent un tribut disproportionné de manière directe, liée à la morbidité et la mortalité de l’infection, et indirecte secondairement aux conséquences sociales et économiques des mesures prises pour endiguer la transmission virale, créant une double peine.4,5 Certains auteurs postulent ainsi une relation bidirectionnelle entre inégalités sociales et transmission virale au sein d’une même communauté.6 Même dans un pays prospère comme la Suisse, dotée d’un robuste système social, 17 % (1,45 million de personnes, sans compter les résidents sans statut légal) de la population étaient à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale en 2018 avec d’importantes disparités en fonction de l’origine et du niveau de formation.7 Durant la phase initiale de la pandémie, les dispositifs d’aide sociale d’urgence instaurés en parallèle aux mesures de protection sanitaire (confinement, ralentissement des activités professionnelles) n’ont pas permis d’éviter de creuser les inégalités et certains groupes de résidents ont été affectés de manière particulièrement précoce et profonde. Par exemple, les employés domestiques avec contrats précaires ou sans contrat et certains travailleurs indépendants ont vu leurs revenus brutalement chuter durant le confinement sans pouvoir bénéficier des mesures d’aide fédérale ou cantonale, engendrant pour certains une insécurité sur les plans financier, domiciliaire et alimentaire.8 De même, des personnes en situation préalable de mal-logement ou vivant sans domicile fixe, exposées au virus, se sont retrouvées sans possibilité adéquate d’effectuer leur isolement ou leur quarantaine, engendrant ainsi un risque de transmission secondaire. Les acteurs de terrain et les autorités confrontés simultanément aux défis liés à la transmission du virus et à ces urgences sociales ont dû trouver des réponses pragmatiques au niveau local, ce qui a permis d’entreprendre des démarches innovantes. Cet article présente trois programmes mis en place dans le canton de Genève pour couvrir les besoins fondamentaux des populations en situation de précarité.
En mars 2020, le canton de Genève observe une augmentation rapide de l’incidence du Covid-19 et un plan de contingence est mis en place pour répondre aux besoins d’hospitalisation des cas les plus sévères. Les soins ambulatoires sont aussi renforcés étant donné que la majorité des cas se présente avec des symptômes légers à modérés qui nécessitent un suivi clinique sans hospitalisation. Les HUG développent ainsi un programme de télémédecine (CoviCare), en collaboration avec différentes structures privées et publiques, dédié au suivi ambulatoire des cas Covid-19 non compliqués du canton.9 Pour faciliter l’accès aux soins et le suivi des populations précaires, souvent réticentes à consulter pour des raisons économiques, les HUG se sont associés à Médecins sans frontières (MSF), avec l’appui de la Direction générale de la santé (DGS), afin de créer une équipe mobile multidisciplinaire (médecine, soins infirmiers, anthropologie) intégrée au programme CoviCare. Durant 6 semaines d’activité, l’équipe mobile a effectué 29 interventions médicales gratuites dans des structures d’hébergement d’urgence pour personnes sans-abri, foyers de requérants d’asile ou au domicile de malades sans assurance-maladie ou avec une capacité limitée à couvrir les dépenses médicales non remboursables car hors franchise. Au total, 46 patients ont été suivis à domicile, dont 27 qui présentaient des symptômes ont bénéficié d’un test PCR in situ et 2 qui ont été référés aux HUG en urgence en présence de signes de gravité. La présence d’une anthropologue dans l’équipe a permis une approche centrée sur le développement des compétences en santé. Cette approche était basée d’abord sur l’exploration des connaissances, attitudes et pratiques en matière de prévention et de protection personnelle avec un accent sur l’impact des rumeurs au sein des communautés. Dans un second temps, cela a permis la contextualisation des messages de santé publique et des interventions aux conditions de vie spécifiques des populations cibles. Cela a permis une bonne appropriation des messages clés et la mise en place des changements nécessaires à réduire les risques (encadré 1).
L’équipe part investiguer un cluster de 10 cas au sein d’une communauté de travailleurs saisonniers comptant une centaine de personnes logées dans des baraquements à la périphérie de Genève. La présence de l’anthropologue permet de faciliter le dialogue avec les résidents et le propriétaire du site et de personnaliser les messages en fonction des représentations de la maladie propres à des cultures différentes. L’enquête d’entourage menée sur le site suggère que la célébration de la fin du Ramadan a probablement donné lieu aux contaminations. La mise en œuvre de solutions adaptées et acceptables pour toutes les personnes a contribué à interrompre la chaîne de transmission.
Une attention particulière a été portée aux personnes sans domicile fixe (SDF). En effet, cette population, en raison de multiples facteurs de vulnérabilité, présente d’importantes difficultés d’accès au dépistage du Covid-19, à respecter l’isolement ou la quarantaine lorsque indiqués, et à recevoir les soins ambulatoires recommandés.10 La fermeture de nombreuses frontières a privé certaines personnes migrantes ou itinérantes de leur réseau de soutien habituel. Ces personnes se sont retrouvées à Genève avec une mobilité limitée. Dès le début de la crise du Covid-19, plusieurs dispositifs d’hébergement d’urgence ont été réalisés par la ville de Genève et des associations dans la communauté pour plus de 300 personnes. Ces lieux ont été organisés de manière à faire respecter au mieux les mesures de distanciation physique et sociale préconisées par les autorités. La caserne désaffectée des Vernets a notamment été réaménagée en un temps record pour accueillir plus de 200 résidents non infectés dans le bâtiment principal et jusqu’à 25 malades ou contacts de malades dans un bâtiment annexe (figure 1). L’accueil inconditionnel 24 heures sur 24 s’accompagnait de mise à disposition de lieux d’hygiène ainsi que de la distribution de 3 repas chauds quotidiennement. Le bâtiment dédié aux malades et aux contacts était géré par une équipe sociale et infirmière sous la supervision médicale de MSF et des HUG. Des protocoles de dépistage et de suivi adaptés à ce contexte ont été élaborés sur la base des pratiques de CoviCare et en coordination avec les autorités sanitaires cantonales. Tous les résidents présentant des signes et symptômes compatibles avec une infection Covid-19 étaient invités à se faire tester et à rester en isolement jusqu’à l’obtention du résultat. L’équipe de MSF menait une enquête d’entourage sur site pour identifier les contacts étroits des cas positifs et effectuait un suivi médical quotidien pour assurer le dépistage rapide et la mise en isolement de tous les contacts devenant symptomatiques. Au total, 13 cas de Covid-19 ont été diagnostiqués durant le mois d’avril 2020, dont 2 venaient des structures externes. Sur les 11 cas identifiés aux Vernets, 4 étaient des contacts d’un cas Covid-19 préalablement identifié. Les enquêtes d’entourage ont révélé 34 contacts à risque dont 4 (11,4 %) ont développé la maladie lors du suivi. Parmi les 30 autres contacts, 28 (93,3 %) ont bénéficié d’un suivi complet (10 jours) et 6 (20 %) ont développé des symptômes infectieux. Aucun des 6 tests PCR ne s’est révélé positif. Seuls 2 des 34 contacts (5,9 %) ont été perdus de vue. Au sein de ce dispositif, les efforts ont porté tout particulièrement sur l’information à propos des mesures de prévention et de distanciation sociale entre les usagers au vu du nombre de personnes présentes dans le bâtiment principal et de leurs inquiétudes après l’identification des premiers cas. Des séances d’information animées par l’équipe MSF pour les employés et les usagers du dispositif ont permis de s’assurer de la bonne compréhension et application des procédures. Cette approche a rapidement rassuré les personnes impliquées et a créé une relation de confiance qui a facilité l’acceptation du processus. Ensuite, les résidents et les éducateurs sont devenus les principaux acteurs de la sensibilisation continue à travers des actions telles qu’une boîte à questions, le « mur des rumeurs » et des groupes de discussion. L’analyse des relations interpersonnelles et les enquêtes d’entourage ont révélé que la majorité des cas positifs s’étaient infectés en dehors des Vernets et que les contacts devenus positifs avaient entretenu des relations de proximité avec les cas index en dehors du site. Ces procédures et l’adaptation des messages qui ont résulté de cette analyse ont permis une réduction rapide du nombre de nouveaux cas à partir du mois d’avril 2020.
L’un des impacts précoces de la crise économique a été le basculement dans l’insécurité alimentaire de groupes de populations en situation préalable de précarité. Cet effet a été observé dans divers pays voisins et son ampleur a été inédite à Genève.11 Avant la pandémie, environ 3000 personnes bénéficiaient d’une aide alimentaire régulière par l’association des Colis du Cœur dans le canton de Genève (population : 500 000 habitants) et quelques centaines fréquentaient les lieux de distribution de repas gratuits. En l’espace de 3 mois (mars-mai 2020), ce nombre est passé à plus de 14 000 personnes (2,8 % de la population). Le dispositif qui a résulté de l’identification de ce besoin est un bon exemple de l’importance de soutenir les initiatives spontanées d’acteurs associatifs, capables d’une réaction souvent plus rapide que les acteurs institutionnels. Devant l’ampleur du phénomène, une coalition d’acteurs associatifs menée par la Caravane de Solidarité, rejointe par les autorités, MSF et les HUG, a permis de mettre en place un dispositif d’urgence intégrant la distribution de produits alimentaires et d’hygiène à un appui social et à l’accès aux soins. En effet, des observations de terrain montraient que les populations cibles (migrants sans statut légal, working poors, personnes en grande précarité) se trouvaient contraintes d’opérer des choix dans l’utilisation des maigres ressources financières disponibles et tendaient à les concentrer sur le maintien du logement au détriment de l’alimentation et de la santé. Il en résultait une réduction de la quantité et de la qualité des denrées alimentaires disponibles au sein des ménages, un fréquent renoncement aux soins et l’interruption de traitements en cours.12 Les denrées alimentaires et les produits d’hygiène distribués provenaient de la banque alimentaire du canton de Genève (fondation Partage) et de dons d’entreprises et de privés. Les 6 distributions hebdomadaires entre mars et juin 2020 ont permis d’écouler 207 tonnes de nourritures et de produits d’hygiène et d’intégrer plus de 11 000 nouveaux bénéficiaires au programme des Colis du Cœur. Les distributions ont initialement eu lieu dans 2 écoles puis ont été rapidement centralisées dans la patinoire des Vernets dont les images ont fait le tour du monde (figure 2).13 Après la sortie de confinement, un plan de délocalisation a permis de multiplier les sites de distribution dans diverses communes du canton. La figure 3 montre la rapide croissance du nombre de colis remis chaque semaine dans les écoles (semaines 16-17), aux Vernets (semaines 17-23), puis dans les communes (semaines 25-35). L’augmentation des besoins alimentaires d’urgence 3 mois après la fin des mesures de confinement illustre l’impact profond et durable de la crise sur les populations précarisées. Sur le plan médical, l’attention a initialement été portée sur le dépistage du Covid-19 avec la pratique de tests de dépistage gratuits in situ ou à l’hôpital chez les personnes symptomatiques. Ce dispositif innovant ayant pour but de réduire le renoncement au dépistage pour motif économique a été ensuite élargi à la population générale au niveau national. De plus, les personnes en rupture de traitement ou ayant des besoins de soins non satisfaits étaient évaluées sur place pour trouver des solutions individualisées dans un court délai. Ainsi, de nombreux patients atteints de maladies chroniques, y compris l’infection par le VIH, ont pu reprendre un suivi et un traitement le plus souvent aux HUG. Au fil des semaines, l’offre de soins s’est élargie pour inclure la santé sexuelle et reproductive, puis la distribution de lait en poudre aux femmes ne pouvant ou ne désirant pas allaiter au sein. Afin de monitorer l’évolution des besoins, de formuler des recommandations et d’adapter le dispositif, 2 enquêtes basées sur des questionnaires et des entretiens individuels ont été menées auprès des bénéficiaires (tableau 1).12,14 Ces données illustrent le cumul d’insécurités dans les domaines de la santé, des conditions de vie et de l’alimentation. Le profil sociodémographique des bénéficiaires n’a cessé d’évoluer au cours des semaines, laissant apparaître une diffusion importante de l’insécurité alimentaire à travers diverses strates de populations, y compris des personnes suisses ou avec des situations a priori stables et éligibles pour recevoir des aides sociales. Ceci questionne l’accessibilité et l’efficacité des dispositifs d’aide sociale en situation de crise.
La pandémie de Covid-19 a agi comme un révélateur et un facteur aggravant des inégalités sociales préexistantes et elle a eu un impact majeur sur la santé et les conditions de vie des populations précaires du canton de Genève. La rapide diffusion de l’insécurité alimentaire à travers divers groupes de population au cours du temps, y compris au sein de groupes censés bénéficier du filet de sécurité sociale, souligne le potentiel dévastateur d’une telle crise même dans un pays prospère. Les insécurités alimentaire et domiciliaire n’ont été que les parties visibles de l’iceberg des domaines de précarité qui se sont cumulés avec le ralentissement économique. Ces constats soulignent l’importance d’une approche multidimensionnelle de la précarité basée sur une mobilisation de nombreux acteurs touchant à de multiples domaines (santé, condition de vie, emploi, etc.). Ces exemples de réponses au niveau local illustrent également l’importance de soutenir les initiatives spontanées et l’opportunité de développer des collaborations entre secteurs travaillant habituellement en silo tels que le social et la santé. Outre l’action coordonnée, il convient d’agir sur les déterminants sociaux et politiques sous-tendant ces vulnérabilités.15 Enfin, le monitoring continu des besoins et de l’efficacité des réponses se révèle indispensable au vu de la nature rapidement évolutive de telles crises.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
Les auteurs remercient M. Patrick Wieland pour le partage des données ainsi que tous les acteurs et collaborateurs ayant rendu possibles ces diverses interventions.
• La crise liée au Covid-19 a augmenté le niveau d’insécurité de populations préalablement précarisées, notamment en matière alimentaire, de logement et de santé
• Il est nécessaire de répondre à ces divers domaines de manière intersectorielle en plus d’actions sur les déterminants sociaux et politiques
• L’approche collaborative ancrée dans le réseau local permet d’élaborer rapidement des solutions : les initiatives communautaires doivent être encouragées
• Le monitoring continu des besoins et de l’impact des réponses contribue à guider l’action sur le terrain
La crise liée au Covid-19 a fragilisé les populations en situation préalable de précarité. L’émergence de l’insécurité alimentaire et de logement a poussé les acteurs de la santé, du travail social et les autorités à mettre en place des mesures innovantes et intersectorielles permettant de répondre rapidement et efficacement aux besoins essentiels de ces populations. Cet article présente trois de ces mesures, à savoir une équipe mobile interprofessionnelle de dépistage, un dispositif d’hébergement et d’encadrement sanitaire pour les personnes sans-abri et un programme de distribution alimentaire à large échelle. Ces trois exemples illustrent la nécessité d’une approche transversale et collaborative et le besoin d’agir sur les déterminants sociaux et politiques sous-tendant ces vulnérabilités.
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