Il était un savant de Marseille qui, depuis son bain de bulles, affirmait que la pandémie commençante serait moins mortelle que les accidents de trottinette. Il savait, avec certitude. Le même savant annonce ces jours la fin imminente de la pandémie. Il sait, là encore. Et c’est lui qui, enveloppé dans son immense savoir et télégénisé par son look ésotérico-rebelle, a entraîné le monde sur la piste savonneuse d’un antimalarique miracle. Avec ses disciples (groupe qui comprend une partie non négligeable de l’humanité, quantité de chefs d’État, plein de professeurs et de médecins de tous poils, et un quarteron de spécialistes fumeux), il affronte les autres, l’élite, les « bien-pensants », affirmant que l’urgence pandémique exige d’abandonner la servitude de la méthode et de l’éthique de la recherche scientifique. S’imposerait donc, selon lui, l’instinct, le savoir infus. Quand quelqu’un se noie, on lui lance une bouée, sans d’abord vérifier son efficacité, ou encore, quand on saute d’un avion, on utilise un parachute, même s’il n’a jamais fait l’objet d’une recherche contre placebo (cet argument prend au sérieux un article du BMJ sur le sujet, publié dans l’un des numéros de Noël connus pour servir de défouloir annuel à l’humour british). Certes, mais comment savoir qu’on a bien affaire à une bouée ou un parachute ? Le gourou, lui, sait.
En conséquence, tout a été fait à l’envers. Courant derrière l’engouement international, quantité d’études ont été lancées, impliquant des dizaines de milliers de patients dans le monde, sans coordination, avec des protocoles souvent bâclés. Il a fallu trois mois d’un immense effort pour que la marge d’ignorance se resserre. Résultat : l’antimalarique n’est en tout cas pas le médicament-miracle annoncé, celui qui devait sonner la « fin de partie » (selon le savant) ou s’imposer en « game changer » (selon un autocrate narcissique nord-américain). Mais l’argent et l’énergie drainés par ces études (sans compter la difficulté à recruter les patients : personne ne voulant plus prendre le risque de se trouver dans un bras autre ou placebo) ont empêché de tester d’autres hypothèses intéressantes, à l’efficacité a priori autant, voire davantage plausible. Un immense gâchis.
Comment une telle flambée d’irrationnel a-t-elle pu se mondialiser à la vitesse de la pandémie elle-même ? Pour le comprendre, il faudrait analyser les ressorts archaïques qui meuvent les humains, même à l’ère des réseaux sociaux. Besoin de croire, transes émotionnelles, attachement à la figure sacrée de la victime (le savant persécuté), violence mimétique antiscience et anti-establishment ? Les technologies de l’information sont de formidables machines à amplifier les vieux modèles.
A quoi se reconnaît un pseudo-scientifique ? A ceci : il sait. Si quelqu’un dit « Je sais que », une chose est certaine : il ne sait pas. Il est soit infatué, soit incompétent. Mais l’infatué ne cherche pas à savoir. Et savoir qu’on est incompétent demande d’être compétent. L’erreur touche tous les scientifiques. Sauf que l’esprit scientifique se reconnaît au fait d’admettre son erreur.
Étrange démarche que la science. Puissante, parce qu’elle a prise sur le réel, mais en même temps fragile et humaine. Une proposition scientifique n’est pas une proposition vraie, mais falsifiable. Elle ne prétend pas à l’infaillibilité : au contraire, la science consiste à mettre elle-même en danger ce qu’elle affirme. Elle accepte et même chérit ses failles par lesquelles elle reste ouverte à la contestation. Ce sont les croyances qu’on ne peut contester. Elles disent le vrai (qui l’est peut-être) mais sans donner les moyens à des contestataires d’entrer dans leur système et de répondre : « vous avez tort, voilà pourquoi ». Ce n’est d’ailleurs pas le vrai que la science recherche, mais le : « plus vrai que ». Elle vit dans le provisoire. Du doute, elle fait sa force.
Mais certains doutes sont factices. Car il existe une réalité, que la science peut malgré tout désigner. Par exemple : la Terre est sphérique. Le vivant résulte d’une transformation, d’une évolution. Ou encore, le Covid est dû à un virus. Même si la vérité qui est ainsi affirmée n’est que partielle, les preuves touchent le dur du réel.
Entre la science et la démocratie, multiples sont les liens et connivences. L’une ne peut exister sans l’autre. Toutes deux sont guettées par un même phénomène : l’instrumentalisation. Les deux ont besoin de transparence et d’éthique. Elles reposent sur des processus de respect, de collaboration, d’échanges, elles sont fondées sur le doute et l’incertain. Elles vivent de la même fragilité, sont menacées par les mêmes personnes et les mêmes perversions. Par exemple, l’arrogance narcissique, le mensonge et la négation du réel.
Dans un domaine aussi complexe et nouveau que la pandémie au Covid, il est normal que les décisions procèdent par allers et retours, par tâtonnements. Différents méthodes et savoirs scientifiques doivent se conjuguer. La manière d’évaluer un traitement clinique est bien codifiée. Mais une pandémie se joue aussi selon d’autres registres. Il y a les mesures qui visent les comportements, avec leurs incertitudes – distanciation (un mètre ou deux mètres ?), masques (obligatoires ou pas ?) – ou encore l’hygiène, ou le sociétal – fermeture des écoles ? des magasins ? – ou la prévision – deuxième vague ou pas ? – qui font appel à la virologie, à l’épidémiologie, à la comparaison entre pays et régions. Tout cela s’évalue par des méthodes mal codifiées où interviennent des rapports culturels, des questions de compréhension par la population ou de confiance dans les autorités publiques.
En même temps, le mensonge progressant, plus rien ne semble solide. Le sol des faits se dérobe. Ainsi, pour comparer les effets des politiques suivies, les données les plus cruciales concernent les décès. Mais justement : dans ce domaine, les chiffres sont de plus en plus flous. La Chine ne les donne pas ou ment. Aux États-Unis, le génie permanent et son parti se mettent, par calcul politique, à accuser les démocrates de les gonfler. Certains pays ne comptabilisent pas, ou pas encore, les vieux qui décèdent en institution. Et tout cela devient un enjeu de prestige et de soft power, en prévision du jour où se feront les comptes et comparaisons.
D’où la fragile défense des décisions politiques face aux multiples attaques. Les mesures prises ont beau être efficaces, importantes, ce sont leurs failles qui sont exhibées et attaquées. S’y engouffrent les chasseurs d’obscurs complots, les adeptes de l’antiscience qui ne croient ni à l’évolution ni au changement climatique ni à la dangerosité de la pandémie, les libertaires qui n’acceptent que leur liberté. Et, pire encore, bien plus grave, plus troublant, les autocrates autocentrés qui mènent les grandes puissances du monde à leur seul profit.
Nous nous trouvons à la croisée des chemins. Le choix est entre le refus de la complexité et l’affirmation de la vérité de gourous, d’un côté. Et l’éducation des gens à l’incertain et au doute, à la science et à la démocratie comme fragiles valeurs, de l’autre. Il est entre un monde – et chaque pays, et chaque esprit de plus en plus fermé et cloisonné. Ou, à l’opposé, une volonté de collaboration et d’ouverture. D’un côté, une immense régression, de l’autoritarisme, de la soumission et une paralysie devant la réalité qui s’annonce. De l’autre, une aventure ouverte, coalisant l’humanité, seule manière libre et réaliste d’affronter le futur.
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