What a Wonderful World
« Je vois des cieux bleus Et des nuages blancs Le jour béni et lumineux La nuit sacrée et sombre Et je me dis Quel monde merveilleux
Les couleurs de l’arc-en-ciel Si joli dans le ciel Sont aussi sur les visages Des gens qui passent Je vois des amis qui se serrent la main En disant : «Enchanté» »
(Louis Amstrong, 1967).
En cette période unique de chaos et d’incertitudes socio-sanitaires, comment garder le sens, la motivation intrinsèque, l’optimisme ? En écoutant cette merveilleuse chanson de Louis Armstrong qui nous rappelle que la simplicité des petites choses fait de ce monde un monde merveilleux ? En lisant des textes qui, sur la base de faits objectifs nous donnent des preuves que le monde ne va pas si mal ?1,2 Ou alors en partageant avec des « sages », personnalités qui de par leur parcours professionnel et académique nous ont marqués dans notre propre cheminement professionnel, et nous font réfléchir aux fondements de notre profession, à nos obligations mais aussi à nos aspirations professionnelles?
Nous avons opté dans cet éditorial de ce numéro spécial de la Revue Médicale Suisse consacré à l’équité en santé pour une interview croisée de deux immenses personnalités de l’épidémiologie et de la médecine sociale :
Cette interview croisée se concentre sur des problèmes de santé et de santé publique actuels : la pandémie due au SARS-CoV-2, son impact socio-économique, le réchauffement climatique et la polarisation sociale (avec une démultiplication des « -ismes » tels que le sexisme, le racisme, l’audisme, l’âgisme, etc.). La consigne à nos deux prestigieux collègues était d’orienter leurs réponses vers des idées disruptives, un optimisme basé sur les évidences, des options qui inspirent, des pistes qui nous donnent (redonnent ?) confiance, des balises de sécurité qui nous permettent de continuer à avancer. Un exercice pas forcément simple, mais comme vous pourrez l’apprécier, parfaitement réussi !
Giselle Corbie-Smith (GCS) : Aux États-Unis et dans le monde, la pandémie a été perturbatrice et convergente à plusieurs égards. Nous avons constaté la profonde agilité des scientifiques en termes d’agrégation de données et de découvertes. Nous avons utilisé la technologie et les méthodes de visualisation des données pour tenir le public informé de l’augmentation des taux d’infection dans cette crise sans précédent. Nous avons repoussé les limites de nos tests diagnostiques, nos développements accélérés de thérapies et de vaccins. Tout ceci est favorable, car nos patients et nos communautés disent depuis longtemps qu’ils veulent de la transparence et un processus plus agile. La transparence pour qu’ils puissent avoir confiance dans le processus scientifique et l’application plus rapide des découvertes permettant de faire face aux problèmes du monde réel. Cette convergence a mis en évidence le besoin commun d’interactions sociales : partout dans le monde, nous avons eu des preuves de ce qui se passe en l’absence de cette connexion.
Michael Marmot (MM) : S’il y a un message clair de la pandémie Covid-19, c’est bien celui de regarder vers l’Est. La Chine, la Corée du Sud, Taïwan, le Japon et Hong Kong ont tous réagi rapidement et ont bien contrôlé la pandémie. Peut-être conditionnés par l’expérience antérieure du SRAS, ces pays étaient prêts avec l’adoption généralisée du port du masque, la distanciation sociale et l’application vigoureuse de systèmes de test, de traçage et d’isolement. La Chine n’est pas une démocratie qui fonctionne, il est plus facile d’y contrôler la population. Le Japon, Taiwan, la Corée du Sud sont des démocraties. Il en va de même pour la Nouvelle-Zélande et l’Australie qui ont bien contrôlé la pandémie. Prenons l’exemple de trois grandes démocraties : L’Allemagne qui a bien géré la pandémie, contre les États-Unis et le Brésil qui ont très mal contrôlé la situation. Selon l’indice de progrès social, l’Allemagne a des niveaux constamment élevés, les États-Unis et le Brésil des niveaux plus faibles qui, dans le cas des États-Unis, ont diminué après 2016. Il est fort probable que la capacité d’un pays à contrôler la pandémie nous en dise long sur la cohésion sociale du pays et sur son fonctionnement.
GCS : Les deux problématiques syndémiques de la pandémie et de l’oppression raciale/sociale ont réellement mis en évidence ce que beaucoup d’entre nous savaient déjà : les disparités en matière de santé existent depuis longtemps pour un grand nombre de communautés historiquement marginalisées. Ces problématiques combinées ont conduit à un risque synergique d’infection et de complications auprès des plus démunis. Bien que cela ne surprenne pas celles et ceux d’entre nous qui s’occupent de patients marginalisés, il existe désormais une possibilité beaucoup plus large d’attirer l’attention sur les causes profondes des inégalités et de plaider en faveur d’un changement de système pour nos patients et nos communautés.
MM : Extrait de la Peste d’Albert Camus : « La peste est à la fois fléau et révélation, elle fait remonter à la surface la vérité cachée d’un monde corrompu.» Moins lyrique que Camus, je soutiens que la pandémie met en évidence les inégalités sous-jacentes de la société et les amplifie. C’est d’ailleurs ce que montrent les données lorsque nous examinons la mortalité en fonction du degré de précarité du lieu de résidence. En Angleterre et au Pays de Galles, ainsi qu’en Écosse, il existe un gradient social très marqué de la mortalité due à la pandémie, qui est presque exactement parallèle à celui de la mortalité toutes causes confondues. Les déterminants sociaux des inégalités en matière de santé s’appliquent au Covid-19. En outre, il existe des influences spécifiques qui font courir un risque accru aux personnes vivant dans des zones plus défavorisées : l’exposition à des professions de première ligne et le fait de vivre dans des ménages surpeuplés. Le confinement aggravera les inégalités. La fermeture des écoles signifie que des dispositions spéciales ont été prises pour les enfants issus de milieux plus aisés, et non pour ceux plus défavorisés. Les travailleurs plus privilégiés peuvent travailler à domicile », ceux exerçant des professions de « moindre statut » perdent leur emploi ou doivent se tourner vers des professions encore plus exposées.
La pandémie met en évidence les inégalités sous-jacentes de la société et les amplifie
GCS : Le réchauffement climatique est une crise majeure qui, comme on pouvait s’y attendre, a eu un impact disproportionné sur les communautés historiquement marginalisées. Face au désastre actuel de la pandémie, nous avons l’occasion de réfléchir de manière critique à la manière de garantir la résilience des communautés face aux catastrophes naturelles régulières et prévisibles que sont les ouragans, par exemple. Le modèle développé par la RAND (Research ANd Development) et la Robert Wood Johnson Foundation Resilience reflète la capacité d’une communauté à se maintenir face aux traumatismes, à l’adversité et aux catastrophes (de tous types – sociopolitiques, naturelles et de toutes échelles – tels le changement climatique et les événements ponctuels comme les ouragans). Ce modèle est ancré dans l’engagement au niveau de la communauté, y compris le sentiment de cohésion et d’implication ou d’intégration du quartier ; mais aussi le partenariat entre les organisations, et un leadership local soutenu au travers d’un partenariat avec le gouvernement fédéral. Ce modèle nous permet de réfléchir non seulement à un événement grave, mais aussi à la manière de développer une infrastructure pour améliorer le bien-être de la communauté.
MM : La communauté mondiale est confrontée à deux problèmes urgents : les inégalités et le changement climatique. Le défi consiste à les relier. Nous savons que les émissions de gaz à effet de serre par habitant sont, en général, plus élevées dans les pays riches que dans les pays pauvres » et, à l’intérieur des pays, les émissions sont plus élevées chez les personnes riches que chez les pauvres. Pourtant, les dommages causés par le changement climatique sont susceptibles d’accroître les inégalités en matière de santé. Par exemple, les ouragans et les inondations, dont l’intensité est accrue par le changement climatique, font plus de victimes parmi les pauvres que parmi les riches. Si la lutte contre le changement climatique peut accroître l’équité en matière de santé, il est essentiel que les solutions proposées n’accroissent pas les inégalités. Par exemple, une taxe sur le carbone imposée aux particuliers sera régressive – elle prendra une proportion plus importante des revenus d’une personne à faible revenu que de ceux d’une personne plus riche. Au Royaume-Uni, j’ai dirigé un groupe qui a produit un rapport sur l’équité durable en matière de santé. Nous avons examiné la pollution de l’air, le logement, les transports, l’alimentation et le travail, et nous avons formulé des recommandations qui permettraient à la fois d’améliorer l’équité en matière de santé et de contribuer à l’objectif de zéro émission nette de gaz à effet de serre.
GCS : Les disparités en matière de santé selon des caractéristiques personnelles comme la race, le sexe, ont été mises en évidence depuis que nous avons recueilli ces données. Nous avons souvent mis l’accent sur les interactions interpersonnelles, c’est-à-dire sur les phénomènes que nous observons et vivons chaque jour. La nature chronique de ces interactions négatives a été liée à des conditions telles que la réactivité chronique au stress et l’hypertension artérielle. Cependant, l’actualité présente a mis en évidence la nature structurelle de l’oppression – comment les politiques et les pratiques façonnent les lieux où nous vivons, travaillons et jouons et les possibilités qui sont, ou ne sont pas, disponibles pour vivre une vie saine –. Ce changement fondamental nous permet d’aller au-delà des interactions interpersonnelles pour examiner comment le système est structuré et peut être réorganisé pour faire progresser la santé de toutes et de tous.
MM : En Grande-Bretagne, la pandémie a mis en évidence les iniquités de santé des minorités et le désavantage de la santé ethnique, une mortalité élevée due au Covid-19 chez les personnes classées comme noires, pakistanaises, bangladaises. L’une des réponses à cette situation a été la suivante : elle doit être génétique. Une autre a été que les minorités ethniques devaient veiller à se laver les mains et à pratiquer la distanciation sociale. Il n’y a pas de preuves à l’appui de la première, et la seconde n’est pas complétement fausse, juste trop limitée. Les analyses de l’Office des statistiques nationales en Angleterre et au Pays de Galles montrent qu’une grande partie de la surmortalité des groupes ethniques minoritaires peut s’expliquer par le lieu où ils vivent et par les privations qu’ils subissent. En d’autres termes, le même ensemble d’influences que j’ai décrit en réponse à la deuxième question ci-dessus s’applique aux groupes ethniques minoritaires. La question est de savoir pourquoi. Ma réponse est le racisme structurel. Le mouvement «Black Lives Matter» aux États-Unis a sensibilisé l’Europe à ces questions. Le port de masques est un bon conseil, mais il faut aussi commencer dès le début de la vie à comprendre et traiter le racisme et la discrimination tout au long de la vie.
La surmortalité des groupes ethniques minoritaires peut s’expliquer par les privations qu’ils subissent
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Ce numéro de la Revue Médicale Suisse aborde sous différents angles deux thématiques principales : d’une part la pandémie liée au virus SARS-CoV-2 et ses conséquences socio-sanitaires, d’autre part le réchauffement climatique et son impact sur les mouvements migratoires et les systèmes et structures de santé. Dans le contexte de la pandémie Covid-19, Jackson et coll. mettent en lumière les mesures innovantes et intersectorielles mises en place par les acteurs de la santé et du social dans le canton de Genève en réponse à la crise sanitaire. Marti et coll. apportent leur regard et analyse critiques des impacts de cette crise sur l’économie et le marché du travail, en particulier à l’égard des plus vulnérables. Vu et coll. se questionnent sur les conséquences en termes de fatigue générées par les incertitudes et les contraintes vécues par les intervenants de la santé et du social en période de crise. En ce qui concerne le réchauffement climatique, Carballo et coll. illustrent les conséquences d’un tel réchauffement observées en pratique clinique. Vann et coll. discutent quant à eux des enjeux du réchauffement climatique sur les mouvements. Enfin, Senn et coll. partagent une mini revue d’articles et livres récents sur la thématique santé-environnement, social et équité.
En cette période unique de chaos et d’incertitudes socio-sanitaires, comment garder le sens, la motivation intrinsèque, l’optimisme ? C’était la question de départ… Peut-être aussi en continuant à se former sur les thématiques en lien avec l’équité en santé ! Rendez-vous prochainement pour la publication de la 2e édition de notre ouvrage « Vulnérabilités, équité et santé »3 et pour suivre notre série Podcasts « Équité en santé » dont les premiers épisodes porteront sur… la pandémie, naturellement ! 4
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