Le développement de programmes d'intervention précoce dans les troubles psychotiques a permis de les aborder avec un nouvel optimisme et de proposer des soins mieux adaptés et plus efficaces. Les praticiens de premier recours sont fréquemment les premiers à être consultés par des patients qui développent une psychose, mais les difficultés de diagnostic et la réticence des patients à s'engager dans un processus de soin constituent souvent un obstacle à leur traitement en pratique privée. Il est donc important de mieux informer les intervenants de premier recours des caractéristiques spécifiques de ces troubles et des structures développées pour leur traitement de manière à améliorer leur diagnostic, favoriser l'accès aux soins dans des services spécialisés, intervenant si possible dans le milieu, et à améliorer leur pronostic.
Les troubles psychotiques en général et la schizophrénie en particulier ont été considérés avec pessimisme durant plusieurs décennies. Au cours des quinze dernières années, le développement du concept de l'intervention précoce dans les troubles psychotiques a permis de modifier ce point de vue et d'envisager leur traitement avec plus d'optimisme. En effet, bien que Charles-Albert Perret-Porta, qui dirigeait la clinique du Champ-de-l'Air à Lausanne, ait relevé en 1830 déjà que «c'est à sa naissance surtout que l'aliénation est curable»,1 il a fallu attendre jusqu'à la fin des années 80 pour qu'un réel intérêt soit porté à cette phase de la maladie. La démonstration de la possibilité d'une évolution favorable chez les patients atteints de schizophrénie,2 la focalisation de certains travaux de recherche sur la phase précoce des troubles psychotiques3-6 et le contexte nouveau constitué par le mouvement de désinstitutionalisation et le développement de médications mieux tolérées, ont permis d'identifier les problèmes spécifiques de ce groupe de patients et de développer des modèles d'intervention qui leur conviennent mieux.
Plusieurs études ont démontré qu'il s'écoule en moyenne une période d'un à deux ans entre l'apparition d'un trouble psychotique et l'instauration d'un traitement adéquat (durée de psychose non traitée).7 Au cours de cette période, des dégâts biologiques, sociaux et psychologiques irréversibles peuvent survenir et le retard dans l'initiation du traitement est associé à une moins bonne évolution, une moins bonne réponse au traitement et une récupération plus lente,8 sans parler de l'impact que peut avoir une telle situation sur la famille et les proches du patient. L'intervention précoce dans cette «phase critique»9 constitue donc un enjeu de première importance à la fois pour le patient et ses proches. Mais une intervention plus précoce ne suffit pas : une fois que le patient a pu accéder aux soins, il est également important qu'il puisse bénéficier de traitements adaptés, qui facilitent son engagement dans le processus thérapeutique et qui répondent spécifiquement à ses besoins, non seulement en termes d'adaptation de la médication, mais également au plan psychologique et à celui de sa réintégration sociale. Enfin, un effort considérable doit être consenti pour favoriser la continuité du traitement et éviter le désengagement des patients.
C'est dans ce contexte que se sont développés dans plusieurs pays des services spécialisés dans ce type de prise en charge. Cependant, pour faire face à ces multiples défis, il est primordial que médecins de premier recours (MPR) et psychiatres puissent travailler en collaboration étroite et que le rôle de chacun soit suffisamment clairement défini pour que les patients puissent bénéficier de la meilleure qualité de soins possible.
Les éléments qui contribuent à ce qu'un long délai s'écoule entre l'apparition des premiers symptômes de la maladie et la mise en route d'un traitement sont certainement multiples : il s'agit par exemple de difficultés que peut avoir le patient à comprendre ce qui lui arrive, du déni de cette symptomatologie, des difficultés de la famille à identifier le trouble, de réticences à demander de l'aide ou encore de manque d'accessibilité des systèmes de soins. Les MPR sont cependant très bien placés pour jouer un rôle important dans l'identification et la prise en charge des psychoses émergentes. En effet, diverses études ont démontré qu'ils sont dans la majorité des cas le premier point de contact des patients avec un professionnel de la santé.10,11 C'est du reste pour cette raison que les politiques de santé de plusieurs pays recommandent une meilleure intégration de la santé mentale dans les services de soins de premier recours.8 Le traitement précoce des troubles psychotiques se heurte pourtant à trois obstacles particuliers : a) les difficultés d'identification au moment de l'émergence du trouble ; b) la fréquente réticence des patients à s'engager dans le traitement et c) la difficulté d'accès et la stigmatisation des soins psychiatriques.
La détection d'un trouble psychotique émergent constitue un vrai défi. En effet, le trouble s'installe le plus souvent de manière progressive, et la plupart des patients traversent une longue période de prodrome, qui peut durer jusqu'à cinq ans, avant que le trouble psychotique franc ne se manifeste.12 Bien que les recherches de divers groupes aient conduit à une meilleure définition de cette phase du trouble et à l'identification d'un prodrome précoce (présence de troubles de l'expérience subjective)13 et d'un prodrome tardif (présence de symptômes psychotiques atténués),14 les troubles psychologiques et sociaux qui surviennent sont d'intensité variable et, la plupart du temps, très difficiles à différencier du comportement normal d'un adolescent. Dans cette phase, il est aussi souvent difficile de décider si le trouble est suffisamment intense pour justifier un traitement, ou si l'on est uniquement dans une phase de haut risque pour laquelle les recommandations actuelles sont avant tout de suivre de près l'évolution du patient.15
De plus, même une fois le trouble développé, il est fréquent qu'il soit difficile de l'identifier clairement. La psychose se manifeste souvent de manière atypique en début d'évolution, soit par des troubles du comportement, soit par une modification du fonctionnement psychosocial, et il n'est pas rare que les patients ne parlent que très tardivement de la survenue de symptômes psychotiques. Il est donc souvent difficile de savoir quand il faut introduire le traitement. Enfin, la faible incidence de la maladie (deux nouveaux cas pour 10 000 habitants par an), contrastant avec la forte incidence des troubles psychiatriques dans la population (1000 à 2500 nouveaux cas pour 10 000 habitants par an), fait que chaque praticien de premier recours pris individuellement n'y est finalement que très exceptionnellement exposé, alors même que de nombreux autres jeunes adultes présentant des troubles psychiques se seront présentés à sa consultation.
Le problème est donc de taille et peut se résumer ainsi : la psychose émergente est une pathologie relativement rare et difficile à diagnostiquer, mais le fait de l'identifier précocement peut avoir un impact considérable sur son évolution. Il est donc important de proposer une stratégie simple qui permette d'inclure à bon escient, dans un diagnostic différentiel souvent vaste, celui d'un trouble psychotique émergent. De manière schématique, cette stratégie repose sur deux points (tableaux 1 et 2) :
* Facteurs de risque : les troubles psychotiques se développent dans 85% des cas entre 15 et 25 ans et certains facteurs de risque constitutionnels ou acquis ont été identifiés (tableau 1). Si un patient se trouve dans cette tranche d'âge et/ou présente l'un de ces facteurs, la survenue de symptômes même très atypiques devrait suggérer la possibilité du développement d'un trouble psychotique. Il faut souligner néanmoins que de nombreuses personnes développent un trouble psychotique en l'absence de ces facteurs de risque.
* Symptômes : de manière à faciliter le diagnostic, des documents d'information ont été développés par les divers centres spécialisés. Pour la Suisse, un groupe de psychiatres intéressés au développement de l'intervention précoce dans la psychose (Swiss Early Psychosis Project, SWEPP) a proposé une check-list de symptômes compatibles avec une psychose débutante (tableau 2).
Si un ou plusieurs de ces symptômes surviennent chez un patient, a fortiori dans le contexte des facteurs de risque cités plus haut, il est possible de s'adresser à l'un des experts régional dont les coordonnées sont accessibles sur le site internet du projet (www.swepp.ch), de manière à pouvoir confirmer ce diagnostic et décider d'une stratégie de traitement. A fortiori, lorsque des signes de psychose avérée sont suspectés, comme présenter des bizarreries de comportement, entendre des voix, parler tout seul ou manifester un retrait social important, une évaluation psychiatrique devient indispensable, même lorsque les patients apparaissent réticents à s'engager dans un traitement. Dans de telles situations, l'idéal est de pouvoir recourir à une équipe d'évaluation et d'intervention dans le milieu dont certaines régions sont dotées.16
L'identification du trouble psychotique n'est cependant pas le seul problème à résoudre. Tout d'abord, il arrive fréquemment que le patient n'ait pas conscience de ses difficultés et refuse de voir un médecin : l'évaluation initiale ne peut dans un tel cas simplement pas avoir lieu en cabinet. Les parents sont alors particulièrement démunis face à des systèmes de soins qui ne se déplacent habituellement à domicile que pour évaluer des situations d'urgence. De plus, même si le patient s'est déplacé une fois et qu'il a été possible de poser un diagnostic, il est fréquent que l'alliance thérapeutique soit difficile à établir ou que la situation évolue d'une manière suffisamment instable pour qu'un encadrement étroit soit nécessaire, avec parfois des visites à domicile. Enfin, l'adhérence au traitement, médicamenteux ou psychosocial, est souvent mauvaise et elle nécessite un investissement et une approche motivationnelle souvent très coûteuse en temps. Tous ces éléments sont très souvent incompatibles avec l'activité d'un cabinet de médecins de premier recours qui ne peuvent se permettre la flexibilité horaire nécessaire pour s'adapter à ces problèmes, et se sentent souvent débordés par de telles situations.
Les particularités des psychoses émergentes rendent donc l'accès aux soins particulièrement difficile. Les psychiatres sont submergés par de nombreuses autres demandes de soins, et cette forte concurrence ne donne pratiquement aucune chance à une personne présentant une psychose émergente de parvenir à des soins psychiatriques en dehors d'une situation d'urgence, si un accès ciblé n'est pas activement facilité. De plus, la croyance erronée qu'il n'y a pas de perspective de guérison ou de rétablissement dans la psychose incite à éviter des soins psychiatriques, considérés comme le signe d'une perte d'espoir et d'une évolution vers la chronicité.
Compte tenu de ces difficultés diagnostiques, d'engagement et d'accès aux soins, la prise en charge des psychoses émergentes nécessite dans la majorité des cas des ressources accessibles, flexibles et spécialisées. Seules des structures spécialisées semblent être à même d'assumer la charge de tels traitements, en en facilitant l'accès dans une étroite collaboration avec les MPR. Ce suivi apparaît particulièrement essentiel dans la phase difficile du début des troubles, si l'on veut favoriser l'engagement et créer le contact minimal qui permette à une relation thérapeutique de s'établir et à un traitement de se mettre en place. C'est un avis que semblent du reste partager les MPR suisses eux-mêmes, puisqu'une étude récente auprès de 1089 d'entre eux17 a révélé que leurs attentes dans le domaine des psychoses émergentes étaient effectivement une information pour faciliter leur identification, mais surtout une meilleure accessibilité des services de psychiatrie de manière à pouvoir rapidement y référer les patients. Dans une telle approche, les MPR joueraient un rôle de détection de sujets susceptibles de présenter un premier épisode psychotique qui pourraient rapidement être référés à des services spécialisés capables de s'adapter à leurs besoins et à leurs particularités. Ces services devraient également fournir un soutien aux proches, notamment afin d'examiner avec eux les possibilités d'intervention lorsque les personnes malades ne sont pas prêtes à consulter un psychiatre.
Certains auteurs remettent en question la nécessité du développement de programmes spécialisés pour mener à bien de telles prises en charge. Les données d'une étude récente comparant dans la même ville les patients traités dans un secteur doté d'un programme spécialisé avec ceux traités dans un secteur fonctionnant avec une structure de soins psychiatriques habituelle semblent parler clairement en faveur d'une approche spécialisée.18 En effet, les patients admis en service non spécialisé présentaient une durée de psychose non traitée nettement plus longue, 20% de plus d'hospitalisations, deux fois plus d'enfermement en chambre, des séjours hospitaliers en moyenne quatre fois plus longs et dix fois plus d'admissions avec l'intervention de la police. De tels programmes sont en cours de développement dans diverses régions de Suisse (par exemple Genève, Zurich, Fribourg, Lausanne).19 Bien que tous ne disposent pas par exemple de possibilités de soins dans le milieu de vie, ils sont à même de proposer des soins spécialisés. Cependant, plusieurs régions de Suisse en restent injustement privées. Il est probable que le développement de quelques programmes pilotes augmente le niveau d'expertise général et qu'il permette d'attirer l'attention sur les réels besoins de ces patients également en Suisse. Il nous appartient ensuite à tous de faire en sorte que le développement de ce nouveau champ de traitement reçoive le soutien qu'il mérite de manière à influencer la trajectoire de ces jeunes patients qui sinon ont très difficilement accès aux soins et qui suivent une trajectoire défavorable non pas parce qu'elle est inéluctable ni par faute de moyens thérapeutiques pour y faire face, mais souvent et surtout parce que les bonnes portes tardent à s'ouvrir.